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Se baigner dans la Seine : plaisir parisien et péril potentiel

le par - modifié le 06/09/2023
le par - modifié le 06/09/2023

Tour à tour lieu de baignade, de toilette ou de sport, le grand fleuve a souvent (et longtemps) servi de grande piscine à ciel ouvert à destination des parisiens subissant la chaleur. Jusqu'à ce que les diverses interdictions mettent fin à ce petit bout de dangereux paradis.

En 1900, la majorité des épreuves de natation, de Jeux olympiques émiettés durant l’Exposition universelle (La Nation, 25 juillet 1900), se déroulent entre Courbevoie et Asnières sur Seine. Paris n’est en effet pas encore doté de piscine. En 1924, si une compétition annuelle traverse toujours Paris à la nage (L’Action, 6 août 1924), c’est dans le tout nouveau bassin des Tourelles (piscine Georges Vallerey aujourd’hui), siège de la Fédération française de natation, qu’elles sont prévues (Paris-Soir, 2 mars 1924). 

En 2024, si la majorité des épreuves auront lieu en piscine, le triathlon reviendra au cœur de Paris en pleine eau de la Seine.

C’est à partir du XVIIe siècle que la mode des baignades dans la Seine apparaît, en particulier le long du Quai Sully, sur un fleuve dont les berges pullulent d’activités diverses.

On peut alors encore se baigner nu dans Paris, même si, dès la fin du siècle, la nudité est désormais interdite. En 1785, un homme tente de marcher sur l’eau entre le pont Neuf et le pont Royal. En 1788, on interdit d’y patiner. Mais au XVIIIe encore, la Seine est souvent pour les plus pauvres, d’abord le seul moyen de se laver, avant d’être un lieu de détente.

Aussi, dès le XVIIIe, de multiples ordonnances sont prises, notamment par la ville, en vue de contrôler les baignades sauvages et « prévenir les scandales ». Avec le Premier Empire, le rôle de la ville sur le fleuve diminue au profit de celui du préfet. Au Second Empire, c’est donc la Préfecture de la Seine (qui regroupe plusieurs départements actuels, mais Paris est sous l’autorité directe du préfet de la Seine), qui fait régulièrement publier des mesures pour interdire les baignades en pleine eau dans la Seine et la Marne.

En dehors des questions de morale, il est alors moins question de pollution (en dehors de certaines zones – teinturiers, tripiers, égouts, où l’on sait qu’on peut contracter des maladies), que du danger de ces bains non surveillés, du fait de la navigation fluviale, qui reste largement privilégiée.

Pour autant, les  « imprudents ne se laissent pas arrêter par les règlements. » 

On peut alors trouver les corps des noyés exposé sur « les sinistres dalles la Morgue ». Il s’agit sans doute de tenter de les identifier et peut-être d’édifier le chaland.

Avec la IIIe république, le changement de régime ne modifie rien à l’affaire. En 1872, un récent arrêté du Préfet de Police prohibant « les baignades en pleine Seine à l’intérieur de Paris » (La Liberté, 27 juin 1872), n’est pas plus respecté que dans les années précédentes, que ce soit au Point du jour, au quai de la Tournelle ou à Bercy. Et cette fois, le fleuve n’a pas rendu les cadavres. Durant cet été marqué par l’ouverture de l’observatoire météorologique et la construction des réservoirs à Montsouris (L’Opinion nationale, 27 octobre 1872), mais aussi par une petite vague de chaleur à la fin du mois de juillet, les accidents sont, selon la presse qui recueille ces faits divers, quotidiens. Une nouvelle « ordonnance » est donc prévue

« Elle sera affichée à tous les endroits dangereux, et des agents spéciaux seront chargés de la faire respecter. »

En 1900, en prévision de l’arrivée importante de visiteurs provinciaux et étrangers à l’Exposition universelle, on se rend compte que :

« La Seine, en somme, n’appartenait à personne ou plutôt que personne n’assumait la surveillance de ses eaux et de ses berges. Les cas de noyades, d’agressions, de viols même qui, signalés périodiquement par les sergents de ville, avaient laissé jusque-là bien indifférents les pouvoirs publics. » 

Le préfet Lépine met alors en place une brigade fluviale (Le XIXe siècle, 30 mars 1900), maintenue après l’exposition et dotée au départ de deux canots appelés vedettes, qui sillonnent la Seine. Les agents sont d’anciens marins ou des mariniers, souvent Bretons, ou des gardiens de la paix, « ayant un goût pour la chose fluviale ».

Mais les faits divers continuent ; les journaux relatant souvent en détail une histoire tragique, où subitement un baigneur est emporté par le courant (Le Radical, 28 juin 1906). À la fin du siècle, quand on connaît le nom des noyés, les corps sont transportés directement à leur domicile après les « constatations d’usage » de la police (Le Figaro, 28 juin 1887).

L’accident peut prendre des formes tragi-comiques, comme ce baigneur nu, porteur aux Halles, qui, ayant rejoint son chien dans l’eau à côté du Pont des arts, et ne voulant pas prendre une contravention pour atteinte à la pudeur, se noie devant les yeux de l’impuissante brigade fluviale (Le Gaulois, 24 juillet 1923).

Parfois, moins dramatique, le fait divers concerne des indigents sans le sou qui, « attirant une foule de deux mille curieux », se baignent « entre le quai Saint-Michel et le quai du Marché-Neuf » pour se faire embarquer par la maréchaussée (Gil Blas, 9 juillet 1892).

On arrête, on dresse très tôt des contraventions (Le Petit Journal, 23 août 1895), mais tout interdire ne suffit pas à régler le problème. En 1949 encore, selon le témoignage des agents de la brigade fluviale, « un jour sans noyé n’est pas un jour normal ».

À la fin du XIXe, on tente de proposer des alternatives en éloignant les baigneurs de Paris. À partir de 1876, si « les baignades dites pleine eau sont [toujours] absolument interdites à Paris », on peut désormais légalement :

« Se baigner en pleine Seine sur la rive droite à Maisons-Alfort ; sur la rive gauche, à Vitry ; à Puteaux, près de l’île Rothschild ; à Nanterre, près de l’île Chatou. »

En 1883, la réglementation devient encore plus stricte. On ne peut définitivement se baigner que dans les lieux autorisés, tous situés en dehors de Paris (La Petite République, 8 juin 1883).  Chaque année, la préfecture réitère l’interdiction, selon une « ordonnance du préfet » au sujet des « baignades en Seine et en Marne », affichée un peu partout (Le Gaulois, 11 juin 1904).

Les peintres (L’Humanité, 14 mai 1938), les écrivains, les photographes et les journalistes, puis les cinéastes vont ainsi pouvoir dépeindre ces « charmants endroits de baignade » où, comme à Nogent :

« Hardis nageurs et charmantes baigneuses vont prendre leurs joyeux ébats dans les flots verts et caressants de la Seine, à l’ombre des bosquets d'un îlot magnifique en regardant la feuille à l’envers des arbres débordant de sève, sous les regards des oiseaux indiscrets, chantant en choeur leur sublime et éternelle cantate à la nature, dans l’air parfumé des senteurs de la fenaison… » 

Ils sont munis de cabines de bains, mais aussi d’une buvette, d’une place de bal, ou de balançoires pour attirer les « amateurs de distractions estivales ». (Le Petit Troyen, 30 juillet 1896).

Ces lieux de bains en pleine eau sont donc autorisés en banlieue, parfois sur des créneaux horaires précis (avant huit heures du matin et après huit heures du soir). Il s’agit là aussi d'éviter les collisions en journée avec les embarcations des mariniers notamment.

Dans Paris, et ce, dès le XVIIIe siècle, il y a également des « établissements de bains froids » (qui peuvent parfois être chauds…), amarrés sur les rives de la Seine. En 1805, on compte ainsi 19 bains froids (dont deux « réservés aux Juifs ») et 4 bains chauds. En 1852, Le Charivari s’en fait l’écho avec des vignettes de Daumier (« Paris dans l’eau », Le Charivari, 25 juillet 1852). Le journal moque en fait souvent l’affluence des lieux les plus prisés (Le Charivari, 9 juillet 1858), où quelques décennies plus tard se déroulent même des manifestations sportives (La Vie au grand air, 22 décembre 1905).

Au début du XIXe, ils sont en concurrence avec les « bateaux lessives » qui pullulent encore sur la Seine. Leur nombre va encore être favorisé par les interdictions de la fin du XIXe siècle, avant que les équipements construits sur la terre ferme ne prennent le dessus. Ces établissements, au départ des structures sur pilotis, puis de véritables bateaux-piscines (initialement un assemblage de plusieurs vaisseaux formant un bassin central avec l’eau du fleuve), offrent aussi des cafés, des restaurants et des salons privés. Dans certains, on peut se faire coiffer ou manucurer. Ces structures en bois sont mobiles ou démontables et on s’y baigne en général seulement durant la saison estivale.

Elles doivent évidemment souvent être réparées. Au sortir de la Grande Guerre, l’inflation provoque une hausse des prix pour les baigneurs. En cause le salaire des charpentiers, et non la redevance versée à l’administration des domaines (Excelsior, 18 août 1919). Elles cachent aussi parfois quelques mauvaises surprises, découvertes lors des travaux, comme le corps mutilé de cette femme dont on ne sait s’il s’agit d’une suicidée ou d’un accident (Le Petit Marseillais, 6 octobre 1928). S’il y est moins dangereux de s’y baigner, il s’y produit malgré tout aussi des accidents, comme en 1922 lorsqu’un plongeur tue un autre nageur sans que l’établissement soit incriminé (Le Petit bleu de Paris, 17 septembre 1922).

Éléments de distinction sociale au XVIIIe, une partie d’entre eux sont gratuits pour une partie de la population (bons municipaux). Il en existent aussi dans d’autres villes, comme à Marseille, où, selon Le Sémaphore de Marseille, se reproduit un phénomène ancien lié à l’époque de la Bruyère, où l’on :

« reprochait aux Grandes dames de diriger de préférence leurs promenades du côté du pont de la Tournelle, pour contempler les prouesses des baigneurs. »

A Paris aussi on peut toujours voir les baigneurs depuis les ponts sur la Seine : 

« AUX BAINS DELIGNY. — Eh bien, pourquoi ne sors-tu pas de l’eau ?... — C’est qu’il y a des dames qui nous regardent du haut du pont Royal et je ne veux pas leur faire voir que j’ai une verrue dans le dos. »

Initialement, la baignade est séparée entre hommes et femmes. La question des interdits moraux persiste en effet longtemps. On rappelle ainsi à la fin du XIXe siècle, qu’il est clairement interdit de se baigner nu, et cela où que ce soit ! (L’Intransigeant, 6 juin 1883). Dans les années 1920 et 30, même s’ils sont devenus mixtes, et que s’exposer en maillot de bain ne semble plus aussi condamnable pour la gente féminine (Le Petit Parisien, 20 juillet 1924), ils abritent bien sûr des cabines, cachant ainsi en partie les baigneurs aux yeux des riverains (La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, 5 juin 1934). Reflet de l’évolution des mœurs, dans les années soixante-dix, on verra des femmes en monokini à Deligny !

Certains des bains froids vont évoluer comme ces mêmes Bains Deligny, créés en 1785, devenus une école de natation en 1801, qui accueillent en 1900 les championnats de France de natation amateur (La Nation, 3 juillet 1900) et une des épreuves de natation des Jeux (non homologuée, finalement). Si, dès 1919, y est mis en place un système de filtrage des dépôts boueux, en 1952, c’est en fait devenu une véritable piscine à circuit fermé, aménagée dans une péniche (qui coulera en 1993…). À la même période, dans les Bains Royal, on se baigne pourtant toujours dans l’eau de la Seine, filtrée naturellement (L’Intransigeant, 26 juillet 1952).

Ces bains froids estivaux sont-ils pour autant accessibles à tous ? Non, asserte Le Petit Troyen en 1901, en évoquant la figure de l’ouvrier dont les habitations sont souvent éloignées aussi bien de la rivière que des bains ; surtout que son temps est compté et ses revenus très modestes, même pour les établissements dont la modicité des prix les rendent malgré tout très populaires.

En fait, pour des raisons d’hygiène et de santé, prône le docteur Baratier :

« Le bain devrait être rendu accessible à tous, devrait être même obligatoire pour les enfants des écoles et pour les adolescents, et c’est aux municipalités qu'il appartiendrait de faire le nécessaire pour mener à bien ce service public. »

Bains douches et piscines (dont on critique la propreté en 1928), souvent liés à la construction de logements sociaux, et adjonction de l’eau courante dans les immeubles, forment l’essentiel des réponses proposées par les municipalités – et les promoteurs immobiliers. Mais les progrès sont lents. On retrouve ces mêmes doléances hygiénistes et sociales dans L’Éveil au début des années vingt. Pour cet hebdomadaire parisien, les lieux de baignades autorisées aux environs de Paris sont loin de régler le problème :

« Il est donc permis de se baigner dans la banlieue sur une longueur de 275 mètres en tout. Deux cent soixante-quinze mètres pour un million de baigneurs environ.

Quel ‘bouillon de crasse', comme dit un des gueux de Richepin. » 

Cette affluence, sur les plages aménagées ou dans les établissements de bains, est particulièrement sensible lors des périodes de fortes chaleurs comme lors de l’épisode de canicule de l’été 1919 (« Vers la fraîcheur », Le Petit Journal), où durant celles de 1921, où des queues d’hommes en canotier, chapeau ou casquette s’étirent sur plusieurs centaines de mètres (L’Excelsior, 14 juillet 1921).

A « Paris-Plage d’été », le plancher est en bois, et le succès est tel quand il fait chaud qu’on limite à quelques heures le ticket pour la baignade. « Hier par une température vraiment sénégalienne, les bains de Paris ont refusé du monde », titre ainsi Le Quotidien le 16 juillet 1929.

Dans les années trente, en pleine chaleur, on se baigne, mais on expose aussi son corps au soleil, quitte à se faire moquer par L’Œuvre (12 août 1935) :

« Tous ces Parisiens qui, sous prétexte de lutter contre la chaleur s'exposent aux rayons du soleil dans ‘une baignade de la Seine’ sont en somme des adeptes du professeur Coué. »

L’hiver, parler de bains froids prend une toute autre résonance. Il s’agit en effet d’une compétition sportive (la Coupe de Noël) qui consiste à traverser la Seine à la nage dans « une eau glacée (...), charriant de petits glaçons » entre le pont de la Concorde et le pont Alexandre III. En promouvant la natation et le sauvetage en eau froide, on cherche également à montrer aux Britanniques (Coupe Peter Pan dans la Serpentine depuis 1864) qu’on peut aussi, en France, affronter le froid du fleuve. Fondée en 1906, la compétition a lieu chaque année, dans des conditions climatiques diverses (Le Matin, 26 décembre 1924). En 1920, après une interruption liée à la guerre (elle a repris en décembre 1918), elle s'adjoint le concours du journal L’Auto. En 1938, pour la première fois, les femmes sont admises à concourir. D’ailleurs, elles supporteraient soi-disant mieux le froid que les hommes ! (Le Matin, 26 décembre 1938). C’est en fait la seule année avec des nageuses. Les dernières épreuves auront lieu en 1940.

S’il est clair que la saleté de l’eau est un phénomène noté très tôt, Paris essayant de débarrasser la Seine de ses eaux sales dès la fin du XIXe siècle (Le Siècle, 9 juillet 1899), et qu’en 1923 l’arrêté préfectoral interdit la baignade sous peine d’amende « en raison des dangers causés par la navigation fluviale et la pollution », le problème semble prendre des proportions nouvelles au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

En effet, voici ce que l’on constate durant l’été 1946 :

« Des cas de spirochétose entérohémorragique ou tamis contagieuse présentant une certaine gravité, ont été récemment constatés à la suite de bains dans la Seine, entre le pont Bineau et le pont de Levallois, dans la piscine Perreux-sur-Mame et dans la Marne au pont de Charenton.

Aussi, le ministère de la Santé publique indique qu’il est prudent d'éviter, jusqu’à nouvel ordre, toute baignade dans la Seine et dans la Marne. »

L’année suivante, aux cas de « jaunisse » venant des rats qui pullulent sur les berges sableuses (L’Aurore, 27 août 1947), s’ajoutent des poissons morts qui dérivent sur la Seine et « qui peuvent être l’occasion de redoutables contaminations ». Cela provoque une nouvelle interdiction temporaire dans les lieux de baignades (L’Intransigeant, 27 août 1947). Aussi, seuls restent alors autorisés pour les baignades dans Paris, « les établissements dont les bassins sont alimentés par de l’eau filtrée et additionnée d’une quantité suffisante de produits antiseptiques. » (Combat, 30 août 1947).

La surveillance et les interdictions seront désormais de plus en plus liées à la pollution. Toujours dans Combat :

« A l’avenir, les gardiens de la paix dresseront des contraventions à tout Parisien qui se dénudera pour trouver un peu de fraîcheur entre le pont National et le viaduc d’Auteuil. Cette sévérité nouvelle est en réalité une marque d’attention. Il y a, en effet, cinquante mille colibacilles par litre dans le fleuve, quand il traverse Paris, alors qu’il n’y en a que cinq mille à Joinville par exemple. »

On connaît la suite. En 1988, Jacques Chirac, alors maire de Paris, fait une promesse restée célèbre : « Dans cinq ans, on pourra à nouveau s'y baigner », annonce-t-il, lors du lâcher de 5 000 brochets dans la Seine. Dans les années soixante-dix, il restait seulement 4 ou 5 espèces de poissons vivant dans le fleuve, contre un peu plus de quarante aujourd’hui.

Le pari de Jacques Chirac est évidemment raté. En effet, c’est toute une partie du système des égouts se déversant encore dans la Seine (et la Marne) qu’il faut revoir (conduit par conduit, immeuble par immeuble), en contraignant aussi les mariniers de se connecter au tout à l'égout quand ils traversent Paris.

Et, en dépit des déversoirs en construction pour empêcher les eaux de pluie de salir encore le fleuve, il est clair qu’en cas d’orage, on ne pourra pas se baigner dans la Seine après la pluie, même dans les endroits dédiés et surveillés prévus pour être ouverts au public en 2025.

Pour en savoir plus : 

Isabelle Backouche, La Trace du fleuve. La Seine et Paris 1750-1850, Éditions de l’EHESS, 2016

Georges Vigarello, Le Propre et le sale. L'hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Editions du Seuil, 2013