Gengis Kahn, star de la pop
Si le personnage de Gengis Kahn a longtemps fait peur, il a par la suite fasciné des générations entières, attirées par les « horizons lointains » des steppes.
Nous avons vu que le conquérant mongol du XIIIe siècle est devenu, tout au long du XXe siècle, une figure mobilisée pour représenter la peur du « péril jaune », puis celle du communisme voire celle des Allemands ou du fascisme.
Pourtant, Gengis Kahn est aussi un personnage chargé d’ambivalences. Pour les Occidentaux déçus ou angoissés par la modernité des nations européennes, l’Orient fantasmé de l’orientalisme symbolise un ailleurs, une invitation au voyage qui permettraient de remonter le temps et de replonger dans un « avant », dans des sociétés qui, pense-t-on, seraient restées bloquées dans un Moyen Âge féérique. C’est vrai pour les Touaregs ou pour les samouraïs qui fascinent tour à tour la presse, mais c’est aussi évidemment vrai pour Gengis Khan et ce d’autant plus que les steppes eurasiatiques dont il est originaire évoquent de grands espaces inviolés par l’industrialisation, un peu comme l’Ouest américain d’avant la conquête.
En 1876 paraît ainsi La Bannière Bleue de Léon Cahun. Ce livre pour la jeunesse illustré semble arriver à point nommé dans une France encore traumatisée par la défaite de 1870 face à la Prusse et par les événements de la Commune, car il amène son public à la fois loin dans le pays des steppes (exactement comme Michel Strogoff de Jules Verne, qui paraît la même année), mais aussi loin dans le temps parce qu’il se déroule à l’époque de Gengis Khan. Il plaît en tout cas au Journal des débats politiques et littéraires du 25 décembre 1876 qui en fait une excellente critique :
« L’auteur de La Bannière bleue […] a voulu montrer ce qu’étaient ses terribles compagnons ; il nous initie à l’existence moitié pastorale, moitié guerrière, des tribus nomades ; […] il nous fait visiter, à la suite d’un de ses héros, les grandes villes de l’Asie, Bokhara, Samarcande, Bassorah ; il nous conduit même jusqu’à Jérusalem, sans autre fatigue que celle de prononcer un trop grand nombre de noms asiatiques, avec leur orthographe fidèlement restituée.
Ajoutons que personne ne pouvait mieux que M. Léon Cahun. nous guider dans cette excursion historique et géographique. Il a visité les contrées qui sont le théâtre des exploits de ses héros, il a habité l’Asie centrale, et il en a déjà fait ici même, dans une nouvelle que nos lecteurs n’ont pas oubliée, les Sept Puits, une peinture pleine dé couleur et de vie.
Nous croyons donc que les lecteurs, jeunes et vieux, qui s’enrôleront sous sa Bannière bleue n’auront pas à s’en repentir, et qu’ils ne regretteront point le temps qu’ils auront passé à conquérir l’Asie au coin du feu, la manière de conquérir la plus confortable et la plus économique, outre qu’elle a l’inappréciable avantage de ne faire de mal à personne. »
D’emblée, le texte vend le livre de Léon Cahun comme la reproduction de l’expérience du voyage que l’auteur a fait et qu’il fait partager à son lectorat qui pourra « visiter » nombre de villes lointaines dans une belle « excursion » dont l’authenticité est garantie par une « orthographe fidèlement restituée ». Un voyage plein de « couleurs », loin du monde industriel terne, dans l’espace et le temps, mais « sans fatigue » dont le dépaysement est démultiplié par l’usage d’illustrations, pratique largement employée tant dans les romans d’aventures que dans les ouvrages d’histoire.
Mais c’est aussi un voyage que le critique du Journal des débats politiques et littéraires semble opposer à l’expérience coloniale. Dans cette France des années 1870, l’idée impériale ne fait pas recette et l’on est plus partisan de reprendre les régions perdues face à l’Allemagne que de se lancer dans de nouvelles conquêtes ultramarines. En somme, mieux vaut assister à des expéditions lointaines « au coin du feu » pour « ne faire de mal à personne ».
Cette vision qui associe Gengis Khan à un voyage pittoresque, où les sens du lecteur, et notamment la vue, seraient éblouis et emmenés dans un ailleurs merveilleux, se retrouve dans un autre article du Journal des débats politiques et littéraires publié quelques mois après le précédent et qui reproduit une lettre écrire à Constantinople :
« Nous venons de passer quelques jours dans une certaine inquiétude : ce n’est, plus 1 000, 2 000 Zeibeks que nous avions dans nos environs, au camp dé Maslak, mais 10 000 au moins.
Ils avaient passé sous mes fenêtres, et, en les voyant défiler, il me semblait assister à une invasion des hordes de Gengis-Khan ou de Tamerlan, ou à une immense scène de carnaval. Quels étranges costumes ! quelles variétés de types ! J’ai compté bien des vieillards et bien des enfans [sic] ; mais aussi que d’hommes dans la force de l’âge, et quels colosses ; des nègres principalement ! […]
Dans chaque peloton, un des hommes portait un colossal drapeau rouge ou vert, avec quelques versets du Coran brodés en or ; en avant, un uléma s’avançait bravement à cheval, et, à côté, se tenait quelque derviche mendiant ayant en main une hache à deux larges tranchans [sic] et à manche vert, une arme semblant dater des croisades ; puis venait une sorte de bouffon, la tête couverte d’une coiffure en fer-blanc, gigantesque entonnoir auquel étaient attachés des morceaux de miroir et une queue de renard. Celui-ci portait sur le ventre un tambourin qu’il faisait résonner sous les coups précipités de ses baguettes. »
En pleine guerre russo-turque, ce passage est étonnant. Plutôt que d’insister sur les effets du conflit, son auteur au contraire propose à son lectorat un voyage pittoresque où les guerriers qu’il décrit (les Zeibeks sont des combattants irréguliers employés par l’armée ottomane) sont nettement assimilés à un spectacle. Faut-il voir dans cette description l’influence du livre de Léon Cahun ? Peut-être.
Mais plus certainement, ce passage renvoie à celui de Notre-Dame de Paris (1831) de Victor Hugo, dans lequel il décrit la fête des fous où défile la Cour des Miracles qui mélange, dans ce Paris du XVe siècle imaginé par l’écrivain, des allusions à l’Orient et au Moyen Âge.
« D’abord marchait l’Égypte. Le duc d’Égypte, en tête, à cheval, avec ses comtes à pied, lui tenant la bride et l’étrier derrière eux, les Égyptiens et les Égyptiennes pêle-mêle avec leurs petits enfants criant sur leurs épaules ; tous, ducs, comtes, menu peuple, en haillons et en oripeaux.
Puis c’était le royaume d’argot c’est-à-dire tous les voleurs de France, échelonnés par ordre de dignité ; les moindres passant les premiers. Ainsi défilaient quatre par quatre, avec les divers insignes de leurs grades dans cette étrange faculté, la plupart éclopés, ceux-ci boiteux, ceux-là manchots, les courtauds de boutanche, les coquillards, les hubins, les sabouleux, les calots, les francs-mitoux, les polissons, les piètres, les capons, les malingreux, les rifodés, les marcandiers, les narquois, les orphelins, les archisuppôts, les cagoux ; dénombrement à fatiguer Homère. […]
Chacune des sections de cette procession grotesque avait sa musique particulière. Les Égyptiens faisaient détonner leurs balafos et leurs tambourins d’Afrique. »
La lettre publiée par le Journal des débats politiques et littéraires assimile donc les troupes ottomanes, comparées aux hordes de Gengis, à une fête des fous, à un « carnaval », pratique durant laquelle le monde est inversé. Ici, le guerrier Zeibek, et par extension mongol, incarne l’opposé de l’Occident moderne et ce d’autant plus qu’ils portent une arme qui « dater des croisades ». Un opposé souvent grotesque, parfois terrifiant parce que sauvage, mais toujours fascinant, où la guerre ressemble à une fête et où les défilés à des danses.
Ce stéréotype perdure même lorsque l’on tente d’utiliser à rebours l’image des Mongols. Le film Tempête sur l’Asie (1928) du réalisateur soviétique Vsevolod Poudovkine reprend ainsi à son compte le stéréotype qui assimile les bolcheviks à de nouvelles hordes mongoles (et au « Péril jaune ») pour la rendre positive. Car dans son long-métrage, un descendant de Gengis Khan (le titre russe du film : Пото́мок Чингисха́на/Potomok Tchingis-Khana », signifie littéralement « Le Descendant de Gengis Khan »), commande une immense armée de cavaliers asiatiques et chasse des steppes les impérialistes occidentaux.
Les dernières minutes du film inversent l’imagerie de la charge alors largement utilisé en Europe pour mettre en scène le crépuscule de l’aristocratie, happé par la modernité et la guerre industrielle. Ici, au contraire, la nouvelle incarnation du conquérant mongol et ses cavaliers qui déferlent sur les plaines, poussés par un vent que rien n’arrête, symbolisent la révolution communiste qui balaie l’ancien monde.
Pourtant, vingt ans après sa première sortie en URSS, le film diffusée en France est vendu dans la presse communiste comme une œuvre aussi « dépaysante » que pouvait l’être en sont temps La Bannière bleue. On peut lire ainsi dans La Vie ouvrière du 14 septembre 1950 cette critique élogieuse du long-métrage :
« Aimeriez-vous explorer l’Asie centrale, pénétrer avec le vent de la steppe jusqu’au cœur du pays, caresser la joue tannée des rudes chasseurs qui l’habitent et dont les ancêtres autrefois, derrière Gengis Khan ou Tamerlan, conquirent une bonne partie de l’Europe et presque toute l’Asie ?
Aimeriez-vous soulever la portière de leur tente, les voir vivre chez eux, tétant leur pipe, ensevelis sous leur peau de mouton, les suivre à leur marché, traînés dans de curieuses carrioles ou montés sur leurs petits chevaux mongols ?
Aimeriez-vous connaître les mystères de leurs temples, assister à leurs cérémonies religieuses au rituel étrange, fantastiques, aux danses comme si vous y “étiez” ?
Oui, Eh bien ! allez voir Tempête sur l’Asie. Vos yeux verront des merveilles. »
À nouveau, le guerrier mongol est vu comme un élément de carte postale orientaliste, qui offre au spectateur des « merveilles », et notamment, parmi elles, des « rituels étranges » et des « danses », comme pour signifier que cet ailleurs est aussi toujours festif.
Toutefois, le dépaysement n’est pas la seule source de fascination pour la figure de Gengis Khan. De manière très ambivalente, nombre de ceux qui en font le parangon du « péril jaune » ou « rouge » l’admirent pour sa puissance militaire, car on voit en lui et ses hordes mongoles un peuple qui a su conserver ses traditions guerrières et viriles – largement fantasmées – et que la civilisation n’aurait pas amolli. Ainsi, dans la préface de L’Empire des steppes, ouvrage paru en 1939 que l’historien René Grousset consacre aux peuples turco-mongols, le passage suivant :
« La ruée périodique des nomades vers les terres cultivées est une loi de la nature. Ajoutons que ceux-ci, Turcs ou Mongols, se trouvent appartenir à une race intelligente, équilibrée, pratique, qui, dressée par les dures réalités du milieu, est naturellement préparée pour le commandement.
Que les sociétés sédentaires, souvent décadentes, cèdent sous le choc, le nomade entre dans la cité et, une fois passées les premières heures de tuerie, se substitue sans grand effort aux potentats qu’il a abattus. Sans s’intimider il s’assied sur les trônes les plus vénérables.
Le voilà grand-khan de Chine, roi de Perse, empereur des Indes, sultan de Roum. »
Issu d’une « race intelligente » et « naturellement préparée pour le commandement », le souverain mongol qui s’impose sur des sociétés « décadentes » ne peut donc que fasciner ceux attirés en cette fin des années 1930 par les figures de chefs militaristes.
Aussi, la biographie que consacre Grousset à Gengis Khan en 1944 (intitulée Le Conquérant du monde) est-elle saluée dans la presse collaborationniste. Ainsi, Le Cri du peuple de Paris du 22 juillet 1944 y voit non seulement une invitation au voyage, toujours attirante dans une France en guerre (« son épopée gengskhanide empoignera mieux que le roman d’aventures »), mais également une célébration de l’homme fort :
« Un des plus grands conquérants de tous les siècles. Dominateur né, puisque capable, comme le montre M. René Grousset, de dominer sa victoire et sa propre ascension et restant au faite de sa gloire, fidèle aux vieux compagnons des misères de ses débuts. »
Cette fascination pour le conquérant perdure et réapparaît dans des lieux parfois incongrus. Aux États-Unis pendant les années 1950, tandis que la figure du Mongol est employée comme une métaphore du péril soviétique (par exemple avec un film comme La Princesse de Samarcande, sorti en 1951), John Wayne, alors une star réputée pour ses prises de position ultra-conservatrices et anticommunistes, accepte de jouer le rôle du chef nomade du XIIIe siècle dans un film à grand budget, doté par le milliardaire Howard Hughes de moyens deux fois plus important que La Prisonnière de désert, un western de John Ford sorti la même année avec, là encore, John Wayne.
Ce long-métrage, connu aujourd’hui pour avoir été tourné dans un désert américain encore plein de résidus de tests atomiques, est d’abord le prétexte pour diffuser de nombreux lieux communs associés à l’Orient fantasmé. Les femmes quasi dénudées, suggérant une sexualité débridée renvoyant à l’imagerie du harem, sont ainsi souvent présentes, y compris sur plusieurs affiches, comme celle ci-dessous imprimée en France pour la sortie du film.
Le Conquérant est aussi une célébration de l’homme fort. Non pas celui dont a pu rêver la presse collaborationniste, mais celui qui renvoie à des stéréotypes plus américains. Car Gengis Khan tel que le joue à l’écran Wayne est un self-made-man, un pionnier parti de rien d’une tribu pauvre, qui s’impose aux grandes cités civilisées qui symbolisent nettement les élites de la côte Est des États-Unis.
Vingt ans plus tard, une autre incarnation fascinante de Gengis Khan apparaît en Allemagne où, en pleine vague disco qui déferle depuis les États-Unis, un groupe de musique prend non seulement le nom du souverain mongol, mais lui consacre aussi une chanson, « Dschinghis Khan », qu’il présente au concours de l’Eurovision de 1979 – où il arrive quatrième. Par la suite, le 45 tours devient numéro un des ventes en Allemagne et est vite adapté dans plusieurs pays (Finlande, Suède). Si les paroles de prime abord semblent là encore célébrer une figure conquérante (« Ils couraient avec le vent de la steppe, un millier d’hommes / Et l’un d’eux marchait devant, tout le monde le suivait aveuglément, Gengis Khan ») d’autres couplets et le refrain insistent sur le caractère festif des Mongols, les représentant comme des joyeux guerriers aimant faire la fête et boire à l’excès.
On retrouve là les traits carnavalesque déjà associés aux Mongols dans l’article du Journal des débats politiques et littéraires, caractère renforcé par l’apparence chatoyante et kitsch du groupe de disco qui accompagne sa chanson de danses endiablées.
Gengis et les Mongols sont ainsi assimilés à un Orient encore plus associé à une terre de fête et de loisir – un inverse de l’Occident où « l’on travaille » et où on « est sérieux » – que la chanson sort à une époque où se développe le tourisme de masse.
Dans son premier album éponyme, le groupe Dschinghis Khan convoque sans cesse cet ailleurs générique où se mélangent des références à de nombreuses régions extra-occidentales. Les Mongols de Gengis boivent ainsi dans la chanson de la « vodka », et le 33 tours contient des morceaux qui renvoient à la Russie (« Moskau »), au Japon médiéval (« Samurai ») à l’Afrique du Nord (« Sahara »). Autant de clins d’œil pêle-mêle qui figurent déjà sur la couverture du 45 tours (voir ci-dessus) où l’un des membres du groupe pose en arrière-plan dans un costume qui fait autant référence au personnage du conquérant qu’à celle d’un Russe de folklore alors qu’un autre, à gauche, a des habits et une coupe de cheveux qui rappellent ceux d’un samouraï.
Étonnant destin kitsch et pop d’un guerrier qui fit trembler l’Eurasie au XIIIe siècle.
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Pour en savoir plus :
« Gengis Khan. Comment les Mongols ont changé le monde », exposition du 14 octobre 2023 au 5 mai 2024 au Château des ducs de Bretagne
William Blanc, « Gengis Khan », in : Anne Besson, William Blanc et Vincent Ferré (dirs), Dictionnaire du Moyen Âge Imaginaire, Paris, Vendémiaire, 2022, p. 179-183
David-Emil Wickström, « Dschinghis Khan (Dschinghis Khan) », in : Michael Fischer, Fernand Hörner et Christofer Jost (dirs.), Songlexikon. Encyclopedia of Songs, 2011 (éd. révisée 2013)