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L'histoire de la tradition du sapin de Noël

le par - modifié le 02/01/2024
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Le sapin de Noël, une tradition venue d’Alsace-Lorraine après la défaite de 1871 ? C’est ce que racontent folkloristes et historiens. Et pourtant, ce récit a été inventé de toutes pièces. L’arbre de Noël a commencé, en réalité, à se diffuser en France vingt ans auparavant...

Le faux récit

La perte de l’Alsace-Lorraine au profit de la Prusse entraîna une vague d’émigration, notamment vers Paris. En pensant aux plus pauvres d’entre eux, l’Association générale d'Alsace-Lorraine organisa en 1872 un Noël collectif, avec distribution de cadeaux. On fit venir des Vosges un grand sapin, centre de la cérémonie. L’événement fut amplement relayé par la presse.

« Une bien touchante cérémonie a signalé cette année la fête de Noël fête si chère aux fils de la malheureuse Alsace.

Le comité parisien d'Alsace-Lorraine avait appelé à une réunion de famille tous les pauvres enfants des provinces annexées présents dans la capitale. A cette occasion, deux mille personnes étaient assemblées dans la salle de l'Alcazar [...]. Près de deux mille objets ont été délivrés par les dames patronnesses. Tous ces dons provenaient de la générosité du commerce parisien. »

La cérémonie fut perpétuée les années qui suivirent, la fête augmenta en proportion, et le sapin fut associé à un patriotisme revanchard. C’est dans ce contexte que naquit le récit. Édouard Siebecker, un journaliste d'origine alsacienne, fut un des premiers à le mettre en place, dès 1879, dans la Revue alsacienne. Habitant Paris depuis une vingtaine d'années, Siebecker semble très bien placé pour observer l'évolution. Il affirme que le sapin, « inconnu jusqu'alors », a été « implant[é] à Paris par l'Association générale d'Alsace-Lorraine » en 1872. Cette assertion fut rapidement reprise, y compris par des folkloristes – comme Henry Carnoy, dès 1888 dans la revue La Tradition. Rien d’étonnant dès lors à ce que cette affirmation parût crédible et fût reprise – jusqu’à nos jours. Et si l’on cite également quelques précédents dans les cérémonies de cour (notamment la duchesse d'Orléans Hélène de Mecklembourg qui aurait installé un sapin de Noël aux Tuileries en 1840), ces derniers sont plutôt considérés comme des anecdotes princières, et le schéma reste le même : notre sapin serait l’héritier de celui des Alsaciens-Lorrains.

Mais dès que nous touchons à des symboles liés à un sentiment d’identité patriotique, comme le sapin de Noël ou la cigogne alsacienne, également reliée à la défaite française (cf. La « cigogne qui porte les bébés »), le doute et la circonspection sont de rigueur : les constructions identitaires et les guerres ont le pouvoir de faire prendre des vessies pour des lanternes. Il faut chercher à reculons et écumer la presse pour confirmer ou infirmer la date de l’adoption parisienne du sapin de Noël. Un exemple : pendant le siège de Paris, en décembre 1870, le journal Le Phare de la Loire était en relation avec un correspondant dans la capitale. Celui-ci témoigne du fait que, malgré la famine et la peur, on installe, « sur les boulevards, les baraques du jour de l'an » et qu'il a même vu « passer des voitures chargées d'arbres de Noël ». Complaisamment, il ajoute douter du fait qu’il y en ait du côté prussien.

La porte de l’infirmation est ouverte : il est indispensable de chercher avant 1870 les traces des sapins parisiens, et de ne pas se laisser berner par les témoignages catégoriques, même contemporains, qui pouvaient occulter des évolutions complexes (la lente diffusion du sapin) au profit de divisions tranchées (la bûche est uniquement française, le sapin uniquement germanique, affirmation doublement fausse avancée par beaucoup d’auteurs avant 1872) ou de pseudo-évolutions spectaculaires (tout aurait commencé en 1872 avec les Alsaciens-Lorrains).

Les indices : un tournant aristocratique des années 1840

Le 23 décembre 1847, la Société philanthropique des Marchands Tailleurs de Paris organisa une fête caritative pour les ouvriers malades et infirmes. Le programme annoncé dans les journaux finit par une mention assez énigmatique : « l'Arbre, tombola Victoria (Christbaum), à l'instar des Fêtes de Noël, en Allemagne et en Angleterre » (Le Ménestrel).

Il s’agit à ma connaissance de la première mention d’une fête publique de Noël à Paris présentant un sapin – mais d’autres ont évidemment pu avoir lieu avant cette date. La « tombola » correspond très vraisemblablement au tirage au sort du nom de celui qui peut venir décrocher un cadeau suspendu aux branches du sapin. Le nom qui lui est accolé est celui de la Reine d’Angleterre : de mère allemande, elle-même mariée à un Allemand, Victoria organisait des Noël royaux avec des sapins décorés. La presse anglaise rapporte ces célébrations, qui sont reprises par les journaux français précisément dans les années 1846-1847 (par exemple, dans Le Charivari).

Un an plus tard, le journaliste, économiste et philanthrope fouriériste Jules Delbrück, d’origine prussienne, natif de Bordeaux mais installé à Paris, affirmait que quelques familles parisiennes avaient adopté le sapin. La chose l’intéressait car elle touchait les enfants, sujet au cœur de son tout jeune journal L’Éducation nouvelle en janvier 1849. Le même journal nous apprend, en décembre 1849, que l’on pouvait trouver « des arbres tout préparés » au Bazar du voyage, boulevard Poissonnière à Paris – un magasin d’articles de luxe. Cette mention nous indique deux points : le sapin est lié visiblement à la haute société, et son implantation à Paris, récupérée (ou lancée en partie ?) par des grands magasins, n’a laissé que peu de traces. Nous sommes au début d’un mouvement, et Delbrück est alors moqué (Le Tintamarre) ou loué (Le Courrier français) dans la presse pour son effort de diffusion d’une nouvelle mode visiblement minoritaire.

Mais il s’agissait bien d’un mouvement : pour les fêtes de fin d’année 1849, le Jardin-d'Hiver de Paris (une des premières salles de concerts publics) organisa un « bal d'enfants » avec arbre de Noël chargé de jouets qui sont distribués aux enfants, comme le rapporte La Liberté :

« Jardin d'Hiver. [...] à la demande générale des pensionnats, grande Fête du jour de l'An, et Bal d'enfants, sous la direction de Strauss [l’arrière-grand-père maternel de Claude Lévi-Strauss, NDLR].

L'Arbre de Noël sera placé dans la salle d'entrée, et chaque enfant en entrant, recevra les étrennes en jouets et en bonbons de la maison Pomerel. »

L’initiative fut répétée dans les années qui suivirent. En 1864, les concerts publics de l'hôtel Laffitte organisent à leur tour un « Grand Bal d'Enfants », avec danses « autour de l'Arbre de Noël chargé de bonbons, de jouets », également annoncé dans les journaux (Messager des théâtres…). C’est cette fois bien la date de Noël qui est choisie et non, comme au Jardin d’Hiver, un des premiers jours de janvier qui permettait de mêler la nouvelle forme de célébration de Noël avec la tradition d’offrir de petits cadeaux aux enfants au jour de l’an (les « étrennes »).

Un an plus tard, en 1865, l’inauguration d’une nouvelle crèche catholique destinée à venir en aide aux ouvrières à Paris, est célébrée avec un sapin de Noël couvert de jouets (La France, 30 décembre 1865). Quelque chose se passe donc, mais nous n’en observons qu’une partie. Le témoignage de Delbrück sur les familles mis à part, ce sont avant tout les cérémonies organisées (par des associations, par des salles de concert) qui laissent des traces dans les journaux. La chose est parfaitement logique et ne signifie pas que le mouvement se limite à ces sphères. Il faut également chercher des indices plus discrets.

En 1866, une courte publicité dans un journal parisien vantait les parfums « et autres nouveautés originales pour arbres de Noël et Étrennes » (Le Moniteur universel). Dès 1864, une confiserie parisienne mettait en avant en 1864 sa « spécialité d’objets pour arbres de Noël » (La Patrie). Plus tôt encore, en 1861, un magasin proposait des bougies, des lanternes et des perles spécifiquement « pour arbres de Noël » (Le Constitutionnel). Il est clair que dans les années 1860, l’arbre de Noël était suffisamment répandu à Paris, depuis plus d’une dizaine d’années, pour que les commerçants en tirent profit.

L’arbre de Noël n’arrive pas en France après la perte de l’Alsace-Lorraine. L’interrogation quantitative de la presse française vient confirmer ce point :

Si l’on met de côté deux anomalies, le pic de 1880, dû au succès parisien d’un ballet intitulé L’Arbre de Noël, et les creux de la guerre franco-prussienne puis celle de 14-18, les mentions de la locution « arbre de Noël » suivent une courbe exponentielle suggérant une diffusion continue régulière, dans laquelle l’Alsace-Lorraine ne joue effectivement pas de rôle significatif. C’est donc autre chose que le patriotisme qu’il faut interroger pour comprendre l’adoption et le succès du sapin.

Les facteurs : maternité, enfance et charité

En 1849 (soit la même année que celle du premier bal d’enfants avec sapin au Jardin-d’Hiver, et un an après l’affirmation de Delbrück sur la présence du sapin dans certaines familles de la capitale), une marquise fit sensation dans la haute société parisienne et jusque dans la presse en organisant elle aussi un bal d’enfants. La fête était centrée autour d’un « grand arbre de Noël, ravissante création de la maison Giroux » (magasin spécialisé dans le grand luxe) placé dans le salon, portant des jouets distribués aux enfants invités (La Mode, 15 décembre 1849,). Seize ans plus tard, un roman de 1865 écrit par la directrice d’un journal pour jeunes filles, fait dire aux enfants d’une riche comtesse parisienne qu’ils attendent des cadeaux sur le sapin le 24 décembre, et leur oncle de renchérir : ce ne serait pas Noël « s'il n'y avait pas d'arbre à surprise ».

L’arbre de Noël, cinq ans avant la guerre franco-prussienne, pouvait donc être présenté comme une norme aristocratique dans la capitale. La presse relaie effectivement de temps en temps la « magnificence exagérée » des sapins Giroux dans les années 1860, toujours dans l’aristocratie. Si l’on a connaissance de ces fêtes, c’est parce qu’elles ne sont que semi-privées. Elles ont lieu chez quelqu’un, mais en grand nombre. Dans ce cadre, face au public invité, le sapin de Noël permet l’ostentation de la richesse et de la prodigalité de l’hôte.

C’est là que se trouve la boucle qui nous ramène à la première mention parisienne du sapin de Noël pour les apprentis tailleurs défavorisés : la version caritative de la prodigalité. Dès 1863, Victor Hugo offrait pour Noël aux enfants pauvres de l’île anglo-normande de Guernesey, où il résidait, un grand banquet couronné par des cadeaux suspendus à l’arbre, et les journaux s’en firent l’écho (La Gazette). Il déclinait autant le sapin d’apparat que l’initiative de vente de charité que sa femme avait mis en place sur l’île trois ans plus tôt, pour fonder une crèche. Dans un cadre plus conventionnel, celui de la noblesse et de la notabilité de province, on retrouve à la même époque des démonstrations de générosité et de capital social. En 1865, la baronne Tharreau, présidente des Dames patronnesses de la salle d'asile (les établissements qui, bientôt, se transformeraient en écoles maternelles), et épouse du préfet de la Creuse, organisa une fête de Noël dans la salle du Conseil général, comme l’évoque Le Petit Journal :

« Mardi dernier, cent quarante convives, dont le plus âgé n'avait pas six ans, assistaient à une fête donnée par Mme la baronne Tharreau, femme du préfet et présidente des Dames patronnesses de la salle d'asile. [...]

Après le dessert, un arbre de Noël chargé de jouets a été dépouillé avec un bonheur et un entrain qui faisaient plaisir à voir. »

Une initiative semblable avait eu lieu à Pau en 1858 (Le Constitutionnel). C’est au moins en partie par ce processus mêlant noblesse, pouvoir politique, image publique et bienfaisance, que le sapin se diffusa de Paris en province. Un schéma classique semble suivi ici : une diffusion par imitation partant du haut de la société, initiée par le Paris aristocratique. Même lorsqu’il s’agissait d’une célébration destinée aux plus pauvres, c’est bien à ce modèle qu’on se référait : la Société de protection des apprentis et des enfants employés dans les manufactures, créée en 1866, décrivait les sapins qu’elle offrait comme un objet « qui aurait excité l'envie de plus d'un enfant de nos riches familles ». Du modèle aristocratique aux entreprises charitables, la boucle est bouclée.

Mais il existait également d’autres facteurs que les documents font apparaître. Dans La Croisade de l'enfance, un ouvrage d'Emma de Lasalle, inspectrice générale des crèches, ou dans la revue L’Éducation nouvelle (sous-titrée : Journal des mères et des enfants) de Delbrück, ce sont les mères, et plus généralement les femmes, qui doivent se charger des préparatifs du sapin de Noël. Le cas atypique de Victor Hugo mis à part, nous avons bien vu le rôle central des femmes : les « patronnesses » de la fête d’Alsace-Lorraine, celles de la salle d’asile, des marquises et des baronnes.

Cependant, si le sapin est d’abord l’affaire des femmes, il est en fin de compte l’objet des enfants. Il est révélateur que, dans cette enquête sur un sapin de Noël, nous ayons rencontré les principaux changements du rapport à l’enfance au XIXe siècle : les évolutions législatives, notamment sur le travail, le développement de l’instruction, celui des crèches et des salles d’asiles-écoles maternelles. Sans sous-entendre que l’enfant n’était pas l’objet d’attention ou d’attendrissement à Noël auparavant, le sapin paraît bien cristalliser une volonté de vivre l'émotion à travers celle de l'enfant selon un mode au moins partiellement inédit, et qui redessine en tout cas la matérialité de Noël.

Ce processus a lieu en même temps que recule la mise au feu rituelle de la bûche de Noël (cf. Mythes et métamorphoses de la bûche de Noël). Le père Noël du Journal amusant, en 1861, portait dans ses mains la grosse bûche, un sapin illuminé de bougies et une cloche. Représentatif d’un moment de transition entre les deux objets centraux de Noël, il semblait également annoncer l’évolution à venir : ses bras étaient trop chargés, et la bûche ne pouvait que tomber au premier tintement de sa sonnette.

La crise de la bûche-souche, qui allait se transformer en dessert dans les années 1880, a probablement alimenté le succès du sapin : la magie de la souche, tournée avant tout vers l’agriculture, disparaissait pour la féerie du sapin urbain, vue dans les yeux des enfants. L’arbre de Noël présentait une forme qui répondait aux attentes de la culture des villes du XIXe siècle. Son seul défaut éventuel, celui de venir de l’ennemi germanique, a été effacé d’un coup lorsque le faux récit de sa « venue » d’Alsace-Lorraine se mit en place.

Si bien que l’on retrouve le sapin comme un symbole national français pendant la Première Guerre mondiale. En décembre 1914, un appel au don fut adressé aux enfants pour les soldats : si chacun donnait quelques centimes, il serait possible de remettre à chaque soldat du tabac et du chocolat au soir de Noël, et cette offrande deviendrait, métaphoriquement, « devant la tranchée allemande, un joyeux arbre de Noël » (Le Matin).

Le faux récit sur l’arrivée du sapin en 1872 avait fait son œuvre, et le sapin « alsacien-lorrain » était devenu un symbole « français » face aux Allemands. Que les guerres fassent culturellement feu de tout bois n’a rien de nouveau, mais la rapidité de la mise en place de la fiction alsacienne-lorraine et sa longévité donnent à réfléchir. L’enquête présente démontre l’importance cruciale de la presse périodique et de ses nouveaux modes d’interrogation heuristique, particulièrement pour l’étude de modes informelles dont les traces sont à débusquer là où on ne les attend pas forcément, et plus encore s’il s’agit de « traditions ».

Même nouvelle, une tradition cherche sa légitimité dans son histoire, quitte à l’inventer, comme ce fut le cas pour celle du sapin que la plupart des foyers français s’apprêtent à dresser.

Cet article est un aperçu inédit d’une partie des recherches en cours de l'historien Anton Serdeczny, qui paraîtront en 2024 sous le titre La Bûche et le Gras. Une anthropologie historique de la magie de Noël (Champ Vallon).

Pour en savoir plus :

D. Lett, I. Robin, C. Rollet, « Faire l'histoire des enfants au début du XXIe siècle : de l'enfance aux enfants », Annales de démographie historique, 2015, n°1, pp. 231-276.

André Armengaud, « L'attitude de la société à l'égard de l'enfant au XIXe siècle », Enfants et Sociétés. Annales de démographie historique, 1973, pp. 303-312.