XIXe siècle : naissance du mot « obscurantisme »
L’ombre et la lumière ont-elles une histoire ? Peut-on « dater » l’obscurité ou la clarté ? L’invention du mot obscurantisme, apparu au début du XIXe siècle, constitue un cas d’étude fascinant tant il dit beaucoup de notre manière d’envisager notre société moderne.
Si les mots ont une histoire, celle d’« obscurantisme » est particulièrement féconde. Une recherche de fréquence du terme sur RetroNews nous apprend que, dans la presse française, le substantif apparaît en 1804 dans les colonnes du Mercure de France, dans une recension d’un ouvrage de Charles de Villers : Essai sur l’esprit et l’influence de la réformation de Luther. Cet auteur, proche de Madame de Staël, est fasciné par l’Allemagne et le protestantisme, tellement qu’il en vient à affirmer sa passion pour la réforme luthérienne (qu’il appelle « réformation »). Il écrit par exemple :
« Fille des lumières renaissantes, la réformation n’a pu sans doute qu’être favorable à leurs progrès. Mais cet enfant de la lumière fut conçu dans un siècle encore ténébreux. […]
Que seulement on songe à l’attirail immense de censures, de prohibitions, d’inquisiteurs que l’Église romaine avait mis en jeu pour tenir tous les yeux fermés dans un temps où chaque vérité nouvelle devenait une hérésie […], que serait devenue la faible étincelle de lumière qui commençait à briller, avec le système d’étouffement et d’obscurantisme adopté par la cour de Rome ? »
On le voit, l’auteur oppose ici nettement d’un côté une vision très négative du Moyen Âge, vu comme un temps ténébreux où la raison aurait sombré à cause de l’Église catholique, aux Lumières, qui auraient commencé à émerger à la Renaissance (associé à la réforme luthérienne) avant d’éclairer l’Europe au XVIIIe siècle.
L’idée n’est pas nouvelle. On la trouve déjà en partie formulée chez Rabelais ou chez Fénelon, l’apologie du protestantisme en moins. Le second écrit par exemple dans la Lettre à l’Académie (1714) :
« Il faut laisser voir un rayon de politesse naissante sous l’empire de Charlemagne ; mais elle doit s’évanouir d’abord. La prompte chute de sa maison replongea l’Europe dans une affreuse barbarie […]
À peine sortons-nous de cette longue nuit. »
Toutefois, le début du XIXe siècle voit une évolution de l’usage du champ lexical opposant lumière et obscurité. En effet, à ce moment, les « ténèbres » du Moyen Âge en viennent non seulement à désigner une période vue comme rétrograde, mais aussi ceux qui sont accusés de battre en brèche les progrès accomplis depuis la Révolution.
Ainsi, en 1851, dans La Voix du Proscrit, journal publié à Londres par des républicains – Ledru-Rollin, notamment – fuyant la répression d’un régime de plus en plus conservateur et bientôt prêt à tomber dans les bras de Louis-Napoléon Bonaparte, on peut lire un texte qui semble reprendre de prime abord la vision de l’histoire développée par Charles de Villers :
« Pour que les industriels de toutes les nations aient pu se donner un pacifique rendez-vous, et proclamer, aux yeux de l’univers, que le travail est le grand mot de la société, il a fallu que la Révolution anéantît le Moyen Âge ; il a fallu que la liberté abattît l’inquisition ; il a fallu que l’égalité l’emportât sur la féodalité. […]
Nous aussi, nous croyons à la pacification universelle […] mais ce ne sera qu’après la dernière bataille livrée par la République à la royauté ; ce ne sera qu’après que l’esprit moderne aura terrassé et immolé le spectre de l’obscurantisme et de la féodalité. »
On constate néanmoins qu’il existe une grande différence entre le passage de l’Essai sur l’esprit et l’influence de la réformation de Luther et cet article. Pour l’auteur de ce dernier, l’obscurantisme n’est pas un phénomène qui appartient au passé. Lui et bien d’autres républicains progressistes l’assimilent au contraire au programme des forces conservatrices auxquelles ils font face. Une vision que l’on va désormais retrouver tout au long du XIXe siècle et de la première moitié du XXe.
Ainsi, si on regarde à nouveau la fréquence du terme « obscurantisme » (ci-dessous), il est frappant de constater que ce mot est le plus utilisé dans la presse durant deux types de périodes. La première correspond, à partir de la consolidation de la IIIe République, à des moments de fortes dissensions entre les républicains laïcs et la droite conservatrice catholique.
C’est par exemple le cas au milieu de la décennie 1900, période durant laquelle le terme « obscurantisme » est le plus employé dans la presse et qui correspond aux débats sur la séparation entre l’Église et l’État : il apparaît ainsi dans 603 pages en 1902, 665 pages en 1903, 598 pages en 1904, 569 pages en 1907.
A contrario, les moments d’unité nationale voient le mot presque disparaître des journaux hexagonaux. Durant la Grande Guerre, l’usage d’« obscurantisme » tombe à des niveaux jamais observés depuis 1867 : 50 pages en 1915, 46 en 1916, 64 pages en 1917 et à nouveau 50 pages en 1918. Et encore, certaines occurrences montrent que ce sont parfois les Empires centraux que la propagande de guerre associe à une époque médiévale ténébreuse. En juin 1915, une dépêche italienne affirme ainsi que le type de guerre pratiquée par l’Autriche-Hongrie provoque un « retour à l’obscurantisme du Moyen Âge », accusation qui va de pair avec d’autres qui comparent les Allemands à des monstres sortis de contes.
Une analyse plus minutieuse du tableau de la fréquence du terme « obscurantisme » montre que ce terme est aussi employé à des moments où la gauche craint ou assiste à un retour au pouvoir des forces conservatrices qui, en mettant fin à la marche du progrès, plongerait le monde dans les ténèbres d’un nouveau Moyen Âge.
Ainsi, au début du XIXe siècle, quand se diffuse l’usage du mot, les libéraux craignent la réaction incarnée par la restauration monarchique. S’il n’emploie pas le terme « obscurantisme », le poème « Les missionnaires » (1819) du chansonnier Béranger, figure de la lutte contre le pouvoir des Bourbons, évoque clairement cette peur que la parenthèse des Lumières s’achève et que le retour en force des ultraconservateurs voit l’apparition de nouveaux bûchers :
« Comme aux bons temps féodaux,
Que les rois soient nos bedeaux.
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu.
L’intolérance, front levé,
Reprendra son allure.
Les protestants n’ont point trouvé
D’onguent pour la brûlure.
Les philosophes aussi,
Déjà sentent le roussi.
En vendant des prières,
Vite soufflons, soufflons, morbleu !
Éteignons les lumières
Et rallumons le feu. »
Le poème marque tellement – aidé sans doute par l’immense popularité de Béranger à l’époque – qu’il inspire plusieurs illustrations. Sur une première d’entre elles, datée de 1819, on peut voir des prêtres en train de brûler des bustes de philosophes de Lumières. Une autre, publiée en 1830, est construite autour d’un groupe de créatures fantastiques portant des habits d’ecclésiastiques jetant au feu des livres (dont les chansons de Béranger). Leurs présences provoquent l’angoisse du spectateur. N’ont-ils pas des soufflets à la place de têtes qui les aident à alimenter les flammes de leur autodafé ? Ne ressemblent-ils pas aux monstres terrifiants dont se régalent alors les œuvres médiévalistes, tant picturales qu’écrites, et qui annoncent les chimères de Notre-Dame de Paris ?
D’autres apparitions émergent au second, renforçant cette impression. Leurs têtes cette fois ont été remplacées par des éteignoirs à bougie dont ils étouffent une à une les flammes, plongeant la scène dans les ténèbres. Symbole de la Restauration vue comme une période de régression par les libéraux, ils sont l’incarnation même de ce mot nouveau d’obscurantisme… Ceux qui, au lieu d’éclairer les esprits de leurs contemporains, les plongent dans la nuit de la superstition.
Cette scène ténébreuse diffère fortement de celle réalisée cinquante-sept années plus tard par Jean-Paul Laurens sur sa célèbre toile L’Agitateur du Languedoc (1887), dont la composition joue beaucoup sur le contraste entre la lumière et l’obscurité.
Le contexte, il est vrai, est différent. Les républicains, dont l’artiste est très proche, ont alors le vent en poupe. Aussi choisit-il de les représenter sous les traits de Bernard Délicieux, un franciscain dissident du XIVe siècle, durant son procès par l’Inquisition. Certes, celui-ci va être condamné par l’Église et son sort ne fait pas de doute. Mais l’image le dépeint frappé d’un rayon de soleil qui perce à travers les barreaux, comme s’il avait conscience de la victoire future des Lumières, de la raison et des libres-penseurs, que vient parachever le triomphe de la République qui s’apprête à fêter en fanfare le centenaire de 1789. À l’exact opposé, les ecclésiastiques avachis qui se piquent de juger Délicieux, sont plongés sur la toile dans un contre-jour pesant. Le trait vieillissant de certains d’entre eux, que l’on peine à apercevoir dans l’ombre, symbolise l’obscurantisme usé, condamné à perdre face à une jeune république pleine de vigueur.
Toutefois, malgré l’affirmation du régime démocratique, les dernières années du XIXe siècle et le début du XXe siècle voient les républicains craindre la poussée des forces réactionnaires regroupant antisémites et monarchistes – souvent proches des milieux catholiques – revigorés par l’affaire Dreyfus, ce qui provoque la constitution du Bloc des gauches pour les élections législatives de 1902.
C’est aussi dans ce contexte qu’il faut analyser le pic d’usage du terme « obscurantisme » entre 1902 et 1907, pic dont la courbe ascendante commence en 1896, alors que le conflit entre dreyfusards et antidreyfusards s’envenime. Le 18 juillet 1896 on peut ainsi lire dans les colonnes du Libéral cette analyse alarmiste :
« C’est une erreur de penser que notre siècle de lumière et de science est, désormais, à l’abri de tout retour offensif de la superstition et de l’obscurantisme.
Je crois même que les adversaires de la République n’auraient pas grand effort à faire pour provoquer une réaction et nous ramener en plein Moyen Âge, à ce point de vue tout particulier. »
Même réaction à la fin des années 1930, face à la poussée du nazisme et du fascisme. Alors que la République espagnole est écrasée par le franquisme, on peut lire dans les pages de L’Humanité en janvier 1939 :
« La nation française défend et détendra la civilisation. Elle la défendra contre le fascisme international, négateur de la science, qui voudrait faire régner l’obscurantisme sur le monde et ramener l’humanité à une sorte de bestialité dégradante. »
Il nous faut revenir au milieu du XIXe siècle pour évoquer un autre aspect important de l’usage du mot « obscurantisme ». Comme le montre le texte de La Voix du Proscrit, pour nombre de progressistes et de républicains, la victoire de leur camp passe par celle de la science, et inversement, l’un accompagnant forcément l’autre.
Cette vision transparaît nettement dans le ballet Excelsior créé en Italie en 1881 par Luigi Manzotti et donné en France en 1883. Comme l’explique Vert-vert le 9 janvier 1883, « l’auteur a pris pour sujet la lutte de “l’obscurantisme” contre la science et le progrès ». L’enjeu de ce spectacle est donc simple et La Gazette du même jour la décrit clairement :
« L’obscurantisme d’Excelsior est une sorte de Méphistophélès, un diable terrible qui veille sur une femme enchaînée : la “Lumière”. La Lumière brise ses liens et s’élance vers le palais de la Science. »
S’ensuit une série de tableaux montrant les divers accomplissements des sciences : la vapeur, l’électricité, le télégraphe. Mais c’est l’un des derniers d’entre eux qui semble le plus intéresser les journalistes d’alors, qui le décrivent avec force détails, comme ici dans Le Jockey :
« Le septième tableau représente le désert. Une caravane lutte contre le simoun, puis contre les brigands qui l’assaillent. Le sable ensevelit tout le monde – hommes et chevaux, car il y a des chevaux – et on échange force mousquetades avant de périr.
L’Obscurantisme rayonne de voir l’homme victime de la furie aveugle des éléments et voici la cavatine qu’il mime à la Lumière momentanément décontenancée : “Lumière, où es-tu ? chante donc la gloire et l’amour de l’humanité devant ces ténèbres et ce linceul de mort. À quoi servent ta vapeur et ton télégraphe ? Arrête donc le simoun, indique donc à tes protégés un autre chemin pour traverser le désert.”
La Lumière, qui a réponse à tout, évoque le canal de Suez. Ce tableau-là est un triomphe ! »
Cet extrait montre qu’à la fin du XIXe siècle un glissement s’est déjà installé dans les sociétés occidentales. La lutte contre l’obscurantisme n’est plus seulement une affaire intérieure, mobilisant libéraux, républicains et progressistes contre les forces conservatrices. Elle est aussi assimilée à un mouvement vers l’extérieur, à une entreprise coloniale de prise en main de régions extra-européennes. Y construire des infrastructures qui bénéficient avant tout au commerce occidental se change alors en une opération généreuse visant à sortir des pays entiers des « ténèbres » et leur permettre d’accéder au « progrès ».
Ce propos ne date pas des années 1880. Bien au contraire. On le trouve déjà en germe dans la lettre que le futur cardinal Lavigerie, en partance pour l’Algérie, écrit en 1867 aux catholiques du diocèse de Nancy qu’il quitte pour l’occasion. Il s’en va, dit-il, « pour porter, si je le puis, mon concours à la grande œuvre de civilisation qui doit faire sortir des ténèbres et des désordres d’une antique barbarie une France nouvelle ». Si l’ecclésiastique n’emploie pas le terme « d’obscurantisme » qui appartient au camp républicain, l’idée qu’il développe ici est limpide : l’Algérie vivrait dans une obscurité que va venir éclairer l’œuvre civilisatrice française (et catholique).
Des propos similaires sont prononcés par le roi Léopold II de Belgique lors de son discours d’inauguration de la Conférence géographique de Bruxelles de 1876 « en vue de l’exploration et de la civilisation de l’Afrique centrale » :
« Le sujet qui nous réunit aujourd’hui est de ceux qui méritent au premier chef d’occuper les amis de l’humanité. Ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n’ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières, c’est, j’ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès. »
On le voit, le souverain belge emploie à dessein un champ lexical qui renvoie au Moyen Âge : les ténèbres, assimilées à l’obscurantisme féodal, et la notion de croisade. Cela permet de « médiévaliser » l’Afrique et d’appeler à ce qu’elle soit éclairée par les lumières d’une Europe qui aurait réussi à être en tête de la course au progrès. Cette pratique langagière à grande portée politique est si efficace pour fixer la représentation d’un Occident « en avance » sur les autres régions du monde qu’elle devient un lieu commun de l’imagerie coloniale que ce soit lorsqu’on évoque les Touaregs ou les « Amazones » du Dahomey. On retrouve même en 1906 sous la plume du très influent député Ferdinand Buisson alors qu’il vient de présider la commission parlementaire chargée de mettre en œuvre la loi de séparation des Églises et de l’État.
« Ajoutons que depuis plusieurs années l’influence des idées françaises […] ont eu leur contrecoup à Tunis, même parmi ces étudiants ou tombas tunisiens si moyenâgeux, et un mouvement intellectuel des plus intéressants, parti, bien entendu, des jeunes tunisiens sortis de nos écoles, a déjà porté ses fruits. […]
Il y a là un fait nouveau, très caractéristique, gros peut-être d’importantes conséquences pour l’avenir, les alarmistes disent même un grave danger, parce que laisser penser et surtout faire penser nos protégés, c’est un danger à leur avis.
Mais que veulent-ils ? Que la France, l’émancipatrice des esprits par excellence, empêche de penser cette jeunesse qui se réveille ? Que la France fasse aux colonies le contraire de ce qu’elle fait chez elle et qu’elle maintienne ou propage l’obscurantisme ? Allons donc ! »
Figure de l’enseignement républicain laïc, militant engagé à gauche (il cofonde la Ligue des droits de l’homme), franc-maçon et partisan du vote des femmes, Buisson explique lui aussi que les colonies sont plongées dans un obscurantisme, que la France se doit d’éclairer. Discours ambivalent alors très répandu, y compris à gauche, tellement en fait qu’il jette sur la démocratie française une ombre qui encore aujourd’hui empêche souvent d’y voir clair.
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Pour en savoir plus :
William Blanc, « Obscurantisme » in : Anne Besson, William Blanc et Vincent Ferré (dirs), Dictionnaire du Moyen Âge Imaginaire, Paris, Vendémiaire, 2022, p. 321-323.