Du beurre au muguet, l’histoire de la magie du Premier mai
Fête du travail et du muguet, le Premier mai, comme la plupart des dates qui rythment notre calendrier, a une histoire largement antérieure à la forme que nous lui connaissons. Dans ce temps passé, ce sont les préoccupations d’un univers tourné vers l’agriculture qui se présentent à nous, à travers des formes méconnues : le beurre, le lait et la rosée de mai.
Le mystérieux « pouvoir » de mai
Le 7 juillet 1781, la Gazette du commerce partage dans ses pages une recette précieuse, celle d’un remède capable de guérir « toutes sortes de fièvres ; quelqu'invétérées qu'elles soient » :
« Prenez une o[n]ce de quinquina bien pulvérisé, une dragme de rhubarbe, demi-dragme de sel d'absynthe, demi-dragme de sel de petite centaurée, demi-dragme de sel de tartre simple, deux gros de mars préparé à la rosée de Mai, une once d'extrait de Gentiane. »
La prescription venait de la Faculté de Médecine de Montpellier, et non d’une tradition de village – même si l’on sait que la médecine peut involontairement se faire l’écho de rites ou de motifs issus du « folklore ». Le « mars préparé à la rosée de Mai » interroge. « Mars » désigne de l’hydroxyde de fer (rouille) obtenu par exposition du métal à l’air humide. Mais pourquoi cette humidité devrait-elle venir de la « rosée de mai » ?
Ici, comme nous l’apprend l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, c’est l’héritage alchimique qui joue (et vraisemblablement, qui constitue l’intermédiaire entre les traditions orales et la recette de la gazette). Mais cela ne répond pas à la question : pourquoi la rosée de mai ?
Un demi-siècle plus tard, en décrivant une jeune fille blonde sur un tableau d’une exposition, La Presse la dit « fraîche comme la rosée de mai ». Même des objets charmants sont affublés de la locution « gracieux comme la rosée de mai » à la même époque (Le Tintamare, 6 novembre 1859). Cette rosée était aussi quelque chose qui « se prenait ». À la fin du siècle, le Journal de Saint-Denis raconte comment les amoureux profitaient des jours fériés de la Pentecôte (qui tombait, nous sommes en 1899, les 21 et 22 mai) autour de Paris :
« Le matin, vers quatre heures, avant que le soleil n'empourpre l'horizon, les couples s'en vont, à travers champs, prendre ce qu'on appelle la ‘rosée de mai’. Ils chantent le printemps et l'amour, ils chantent le mois de mai. […]
Le but de cette promenade matinale approche [...]. C'est la ferme ! On se groupe autour de la table et la fermière apporte les jattes pleines de lait. [...]
Ce lait tout frais tiré est si différent que celui que l'on a dans les villes ! »
Cela ressemble à une simple dégustation, mais il y avait là quelque chose de plus profond lié aux produits laitiers. En 1834, dans une petite nouvelle, le journal légitimiste le Brid’Oison, faisait dire à un jeteur de sort en milieu rural, pour désigner une belle jeune femme : « un vrai beurre de mai ». Il ne s’agissait pas seulement d’une expression, le « bon beurre de mai » apparaît comme un produit spécial, par exemple lorsqu’on le voit parmi les cadeaux offerts à l’instituteur dans les campagnes, dans Le Grand Journal du 4 juin 1865. Pourquoi parle-t-on ainsi du beurre de mai, et non de celui d’avril ou de juin ?
Ce survol sur plus d’un siècle montre un mois de mai représenté par des substances étranges et bigarrées. Leur unité n’apparaîtra que si l’on recueille d’autres indices sur ce qui passait au cours de ce mois, et principalement, au premier jour qui l’ouvrait…
Le Premier mai comme ouverture du printemps
Dans un article sur le mois de mai, Vert-vert se moque des « superstitions », dont celle de croire que la rosée de ce mois serait un « puissant spécifique », c’est-à-dire un précieux médicament (14 mai 1854), confirmant au passage pour nous l’existence d’une tradition parallèle à celle de l’alchimie sur la question. Surtout, le journal indique qu’il ne fait pas encore bon, que les fleurs poussent à peine, bref que le mois de mai est, cette année, décevant :
« La nature semble toujours dormir. »
Là réside la clé primordiale de la magie de mai. En 1869, le Petit Moniteur universel décrit l’épanouissement des cultures « avec la féconde rosée de mai ». C’est que mai ouvrait traditionnellement le « printemps », voire l’été (« c’est-à-dire, depuis le mois de May jusqu'au mois de Septembre »), selon les définitions que l’on donnait aux saisons, qui ne correspondent qu’en partie au comput astronomique. Il n’est pas nécessaire ici de spéculer sur une éventuelle continuité avec la fête de Beltrane, qui ouvrait le premier semestre de l’année celtique – la documentation manque qui pourrait soutenir cette hypothèse. Il suffit d’observer que mai est bien perçu comme le moment de « retour du printemps », entre autres dans la presse des XVIIIe et XIXe siècles, qu’il est « le mois des grâces et des ris ; le printemps de l’année ». Le premier mai est donc une date charnière, qui marque la fin de l’hiver et le début d’une saison faste.
C’est dans ce cadre qu’il faut lire les indices offerts par la presse. En 1868, le rédacteur d’un journal rapporte ses souvenirs des rites de mai de l’Orléanais, dont il est originaire : à partir du premier de ce mois, on appliquait de la rosée sur les pis des vaches et des chèvres pour qu’elles produisent plus de lait (L’Éclaireur de l’arrondissement de Coulommiers, 10 mai 1868). Le ton est attendri – c’est une époque où l’on se (com)plaît à regarder les traditions orales avec une distance amusée, comme dans La Patrie, en 1887, dans un article sur le beurre, où l’auteur parle au passé :
« Autrefois, on attribuait même [au beurre] qui était préparé dans le mois de mai des propriétés merveilleuses pour la guérison des plaies. On se servait de la graisse de loup et du beurre de mai. »,
citant sur cette dernière ligne une satire de Mathurin Régnier (XVIIe siècle) qui faisait une liste d'ingrédients magiques : des tisons du feu de la Saint-Jean, de la fougère, des dents de morts et, donc, du beurre de mai. Malgré cette distance culturelle affichée, le beurre de mai et sa magie n’ont alors pas disparu en France : La République française de mai 1896 en parle au présent pour la Bretagne, par exemple. En 1914, Les Alpes pittoresques de même :
« A la campagne [...] on prétend que le lait de Mai, bu à jeun dans l'étable, refraîchit [sic] et rajeunit le sang ; que le beurre de Mai, mélangé avec certains ingrédients, possède des vertus curatives. »
Mieux encore : dans la rubrique « Une recette par jour » du journal Le Centre gauche, où l’on apprend par exemple comment bien conserver les cornichons, comment préparer une liqueur apéritive de cannabis, comment utiliser le café comme désinfectant…, nous retrouvons très sérieusement la vertu curative attribuée aux produits de mai dans une recette à partir de beurre de mai : « excellent dans les cas de fluxions, de foulures, d'inflammations, d'écorchures, d'hémorrhoïdes [sic] » et plus généralement de blessures.
Au début du XXe siècle, grâce aux collectes folkloriques, les informations se font plus précises. En 1923, L’information sociale entend retracer l’histoire de la « manifestation ouvrière » du premier mai, en rappelant comment les arbres plantés traditionnellement à cette date avaient été politiquement adaptés pendant la Révolution, mais surtout en rapportant une série de croyances, effectivement documentées par l’ethnographie française : il fallait par exemple mettre un chiffon dans son sabot, et aller au petit matin par les champs du voisin (en recueillant ainsi la rosée du champ voisin, on s'assurait que ses propres vaches produiraient plus de lait, en résumé : on volait le lait du voisin).
Comme nous l’avons déjà aperçu, il n’est pas seulement question des animaux : la rosée appliquée sur le visage permettrait ainsi aux jeunes filles de conserver bon teint. Certaines, ajoute le journal, se seraient même roulées nues dans l’herbe pour augmenter leur beauté – une pratique effectivement collectée par les folkloristes, et qui (cela est moins dit) était également mise en œuvre par les jeunes hommes pour attirer le sexe féminin, par exemple en Isère.
Les journaux régionaux nous permettent d’aller plus loin. Le Petit Bourguignon a par exemple recueilli des motifs traditionnels au début du XXe siècle, en les localisant précisément. Le premier mai, ou à défaut le premier dimanche de mai, on partait cueillir le muguet dans les bois et manger une traditionnelle omelette. Les jeunes filles célibataires, si elle tombait sur un rouge-queue (un « marichau »), lui demandaient en chantant de s’envoler du côté où se trouvait leur futur époux, ce que l’oiseau s’appliquait à faire immédiatement. Le « fumier de mai » servait à guérir les engelures si on y plongeait ses mains.
Enfin, la coutume très répandue de ne pas se marier en mai était là expliquée par la légende de « l'Epousée du pâquier de Bray » : au soir du premier mai, juste après son mariage, une fille de Bray fut enlevée par un loup-garou. Depuis, pendant le mois de mai, on pouvait entendre sa voix et d'autres, « mystérieuses et terribles », tard dans la nuit. Cette attaque de loups-garous de mai en Bourgogne n’est pas unique : la mémoire orale assurait que le dernier en date avait été entendu à la fin du Premier empire.
D’une substance à l’autre : capter la magie de mai
Les éléments qui entourent la période de changement de mai, une ouverture du printemps qui se fait ressentir avant tout le premier jour, le premier dimanche, et dans une moindre mesure tout au long du mois, rappellent par beaucoup d’aspect ce qu’on observe pour un autre moment intermédiaire, celui de Noël, qui marque de son côté le moment où les jours vont commencer à rallonger. Dans les deux cas (et même si ces traits sont davantage marqués pour Noël), on a affaire à une période magique qui connaît un pic (autour du 24 décembre, autour du premier mai), qui sépare deux périodes calendaires significatives, et qui se manifeste par une ouverture des mondes, principalement de l’au-delà souterrain.
Sont alors de sortie les fantômes et les monstres (comme en témoignent le loup-garou et l’Épousée de Bray, ou encore le conte d’une princesse de Morsbach en Lorraine). Même si leur présence n’atteint pas le niveau qu’ils ont dans l’aire germanique, où la nuit du 30 avril au premier mai est celle d’un grand sabbat (Walpurgis), sorciers et sorcières sont également actifs à cette date en France, de même qu’à Noël. Il s’agit de périodes clés pour la magie – et les prédictions, sur le temps qu’il va faire, sur la santé et la fécondité à venir, que ce soit celle des champs ou celle des couples, prennent une grande place.
Bref, nous avons une date charnière, et le moment transitoire qu’elle représente correspond à une ouverture potentiellement dangereuse de même que potentiellement bénéfique – un trait récurrent dans les cultures orales européennes.
Des stratégies ont été développées pour recueillir la « puissance magique » qui sourd de l’ouverture des mondes à ces moments. Pour les décrire à grands traits : on a vu que, dans le cas de Noël, la captation de cette magie se faisait avant tout en faisant changer d’état un morceau de bois particulier, d’intact à semi-brûlé : la bûche, qui permettait de multiplier les récoltes futures, de les protéger (notamment de la foudre), ou encore de préserver la vie du bétail et des humains, les charbons de la bûche agissant comme un médicament très puissant.
Cette idée qu’une substance changeant d’état capture la magie qui l’entoure se traduisait également à cette date dans les cierges (solide, liquide), les œufs pondus la nuit de Noël (dans, puis hors de la poule), le fumier (comme en mai en Bourgogne), etc.
Fondamentalement, le même mécanisme est à l’œuvre en mai. La rosée change bien sûr d’état pendant la nuit cruciale qui ouvre le premier mai : elle passe d’invisible, d’inexistante, à présente et récoltable. Elle prend alors, selon les traditions orales, le pouvoir de rendre belle, d’attirer les femmes, ou de prendre le lait des voisins. Le lait de mai – qui était le but par exemple de la promenade près de Saint-Denis – possédait aussi des vertus (généralement liées à la santé et au bonheur), et il fallait bien qu’il passât d’un état à un autre (dans/hors de la vache) : il devait être fraîchement tiré, de préférence le premier mai de bon matin. Pour finir, le beurre baratté le premier mai, ou dans les jours qui suivent, est également le produit du passage d’un état à un autre bien marqué (crème liquide, beurre solide).
On peut s’interroger sur cette prépondérance des produits laitiers – peut-être liée à l’idée que le printemps fait reverdir les pâturages et/ou, mais la chose est liée, que mai correspondait au début de la saison de prédilection pour la production de fromage. Quelle que soit la raison, c’est bien le thème d’une ouverture des mondes, à la fois dangereuse et bénéfique, et le principe du changement d’état qui réunissent le beurre issu de la crème, le lait tiré du pis de la vache et la rosée qui apparaît sur l’herbe.
Comme pour la bûche et le sapin de Noël, l’urbanisation grandissante modifia pour une partie croissante (et bientôt majoritaire) de la population la possibilité de mettre en pratique les rites traditionnels globalement ruraux, et la pertinence de ces derniers. Les promenades sylvestres de Saint-Denis montraient la difficulté matérielle de la recherche du lait de mai : il semble bien qu’il fallait les jours fériés de la Pentecôte pour donner le loisir d’une visite à la ferme lorsqu’on habitait autour de Paris au tournant du XXe siècle.
Parallèlement, le premier mai lui-même devenait associé au mouvement ouvrier, en France et plus généralement dans les pays industrialisés. Est-ce à dire que la magie du premier mai fût entièrement oubliée ? Pas nécessairement, mais elle s’était radicalement transformée. En 1908, on se faisait ainsi l’écho d’une « mode toute récente » : l’achat d’un brin de muguet au premier mai.
On assiste là au développement d’une mode de ville, même si elle entrait en résonance avec des représentations traditionnelles – notamment en Bourgogne, comme on l’a vu. Il n’en s’agissait pas moins, comme le sapin de Noël, d’une fleur (censée provenir) des bois introduite dans la ville à la date clé du premier mai. Et, en 1908, Le Temps précisait que le brin de muguet était un « fétiche : quiconque s'en pare est assuré d'être heureux toute une année durant ».
L’impression que cet indice donne est celle d’un entre-deux entre le premier mai rural magique et le nôtre : un premier mai urbain et tourné vers la nature non cultivée – encore une fois, précisément comme avec la bûche et le sapin de Noël, qui donnent à voir une évolution similaire.
La magie du muguet ne fonctionne pas par changement d’état, elle paraît un peu plus superficielle que celle qui la précédait : elle n’a plus rien d’ambigu, elle ne sent plus vraiment le danger de la période de seuil du printemps. Il semble bien que ce que disait Alphonse Duchesne dans Le Petit Figaro quatre décennies plus tôt aurait déjà résonné comme quelque chose d’étrange aux oreilles des Parisiens de la Belle Époque : avec des mots évoquant bien l’ambivalence de la puissance qui ouvrait le printemps, Duchesne partageait en 1868 ses souvenirs de la dégustation du « lait écumeux et tiède » dans les fermes, au premier mai, « date enchanteresse, date bénie et troublante aussi ».
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Pour en savoir plus :
Arnold Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, t. I, vol. IV « Les cérémonies périodiques, cycliques et saisonnières 2. Cycle de mai - La Saint-Jean », Picard, 1949
Anton Serdeczny, La bûche et le gras. Une anthropologie de la magie de Noël, Ceyzérieu, Champ Vallon, collection « Autre part », à paraître
Ludwik Stomma, Campagnes insolites. Paysannerie polonaise et mythes européens, Verdier, 1986
Danielle Tartakowsky, La part du rêve : histoire du 1er mai en France, Hachette littératures, 2005
Antoinette Glauser-Matecki, Le premier mai ou le Cycle du printemps : rites, mythes et croyances, Imago, 2002