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La canne : quand l’accessoire masculin devient une arme

le par - modifié le 25/06/2024
le par - modifié le 25/06/2024

Accessoire typique de la masculinité du XIXe siècle, la canne fut, comme le chapeau ou la cravate, un marqueur socio-culturel fort, cataloguant immédiatement celui qui la porte ; « la canne, c’est l’homme, tout comme la tabatière. Dis-moi quelle est ta canne et montre-moi ta tabatière, je te dirai qui tu es. ».

L’accessoire roi de l’homme du XIXe siècle

La canne est l’accessoire masculin par excellence du XIXe siècle. Mise à la mode sous Louis XIII, elle reste principalement citadine. Bourgeois et nobles s’en emparent dans un but esthétique et elle devient un signe distinctif de richesse et de raffinement. Il convient à chacun de la personnaliser en choisissant la matière, les décors et la forme du pommeau. Ainsi, la canne « devient non seulement un appendice du costume, d’une absolue nécessité, mais un vrai joyau, à l’égal du sceptre homérique et de la crosse abbatiale ».

Elle s’achète en boutique ou, pour les plus aisés, est faite sur mesure. Les plus communes sont faites de bambou ou de jonc mais il s’en trouve en bois indigènes, fer, corne, ivoire ou encore en caoutchouc.

Au-delà de leurs apparences variées, les cannes sont aussi adaptées à l’usage qu’il en est fait : canne d’apparat, canne de marche ou pour personne âgée, canne parapluie ou ombrelle protégeant de la météo, canne à pêche, bâton du chef d’orchestre ou canne du dompteur, mais aussi tous types de cannes militaires ou encore canne du berger servant à guider son troupeau. Elles sont ainsi multiples et variées, et certains articles de presse tentent d’en dénombrer les variantes. Cependant l’énumération semble interminable en raison de leurs formes, de leur utilité et de leurs modes de fabrication : il y a autant de cannes différentes qu’il y a d’hommes.

Celle du célèbre écrivain Honoré de Balzac par exemple, bien qu’imprégnée de légende, illustre la personnalisation de l’objet. En effet, « Seul, Balzac se distingua par une canne énorme dont la pomme démesurée attirait le regard ». Il commande cette canne à l’orfèvre parisien Le Cointe, qui lui confectionne un pommeau en or incrusté de turquoises. La légende veut que ce pommeau contienne une longue tresse de cheveux blonds qu’une inconnue lui aurait envoyée, et la fascination autour de cet objet est si grande que Delphine de Girardin en fait un roman, La Canne de Monsieur de Balzac, paru en 1836. Le héros du livre, Tancrède, s’en sert de talisman qui le rend invisible, métaphore d’Honoré de Balzac lui-même, l’invisible observateur de la société de son temps.

L’allure imposante de sa canne la démarque des autres : physiquement et spirituellement, elle est ainsi le reflet et la continuité de Balzac lui-même. Au-delà du support ou du simple objet d’apparat, la canne se révèle être un réel prolongement du corps de son propriétaire, à l’image de ce qu’il est, de son statut et même de sa personnalité. On peut ainsi lire dans Le Spectateur du 2 juillet 1838 :

« Entre les mains d’un jeune homme impatient et hardi, la canne devient flexible et dégagée ; elle coupe l’air en sifflant, elle frémit et tourbillonne, elle est coquette et luxueuse. Il y a la canne de dix-huit ans comme il y a la canne de quarante ans, et même au-delà. La physiologie de la canne ne serait point l’étude la plus inutile de notre époque moderne. »

Un symbole très ancré au sein des Compagnons du Devoir

La canne peut aussi servir de véritable moyen d’identification, en premier lieu dans le monde du compagnonnage, car la canne constitue l’un de ses principaux attributs, et « la plus grande injure que l’on puisse faire à un "compagnon", c’est de lui arracher sa canne. »

Partie intégrante de son costume, le compagnon la porte pour les grandes occasions et, contrairement à la canne bourgeoise, la sienne n’a pas qu’un usage esthétique mais charrie toute une symbolique, et sert même de langage. En effet, en plus de ses traits pratiques, les compagnons, empreints d’une culture biblique, perçoivent la canne comme l’emblème du pèlerin : ce personnage, comme le compagnon, parcourt les routes à pied avec l’appui d’un bâton.

Les rites occupent chez les compagnons une place importante et parmi ceux-là, la tradition veut qu’ils reçoivent une canne, sur laquelle sont gravés leur nom, leur corporation et la date de sa réception. La canne change ainsi d’apparence en fonction de la société à laquelle appartient le compagnon, et le manche est personnalisé par des inscriptions. Le célèbre Agricol Perdiguier, dans Le Livre du compagnonnage, détaille quelques éléments esthétiques concernant les différentes cannes en fonction des sociétés compagnonniques : les Enfants de Maître Jacques ont ainsi une canne à pomme d’ivoire, tandis que les Enfants de Salomon ont une canne à pommeau ou torse.

Mais la canne sert également à communiquer, car la manière de la tenir indique si l'on fait face à un compagnon désireux de paix ou de conflit : si la pointe de la canne est en avant il s’agit d’une provocation, alors qu’elle exprime la paix lorsqu’elle est montrée par le pommeau.

Sa matérialité est, elle aussi, un indice sur son utilisation, Perdiguier indiquant dans son ouvrage que « dans certaines sociétés on les porte courtes ; ce sont des cannes quelques peu pacifiques ; dans d’autres on les portes longues et garnies de fer et de cuivre ; ce sont alors des cannes guerrières, des instruments de bataille. »

Il s’agit surtout de pratiques du début du XIXe siècle, période durant laquelle le compagnonnage occupe encore une grande place dans la société. Il décline au cours de la seconde moitié du siècle : les ouvriers s’affilient à d’autres sociétés moins batailleuses et leur procurant les mêmes avantages, telles les sociétés de secours mutuels – et rejoignent aussi les chambres syndicales à partir de 1864.

L’émergence d’une pratique sportive de la canne

En 1848, le traité d’un élève du maître d’armes Michel dit « Pisseux », Théorie pratique sur l’art de la Savate et de la Canne, donne des précisions sur l’adaptation des cannes aux circonstances, en partant justement du cas notoire des compagnons :

« Ces compagnons, qui se servaient de bâtons pour se battre et soutenir en tout l’honneur de leur coterie, poussaient souvent la férocité et la méchanceté jusqu’à adapter au bout de ces bâtons des tire-points aiguisés, et dont le bout était aussi piquant que la pointe d’une aiguille, ces mêmes piquants se trouvaient renfermés dans le bout de cuivre vicé [sic] de leurs cannes.

Eh bien ! avec ces bâtons ainsi montés de leurs pointes meurtrières, ils se livraient des combats par amour pour le devoir d’un bon compagnon. […]

Certes, il y en a un grand nombre qui se livreraient de tout cœur à l’exercice de la savate et de la canne, s’ils n’ignoraient pas que ces exercices fussent passés maintenant dans le domaine de l’éducation et du bon goût. »

Témoin de l’usage courant de la canne au milieu du siècle, son apprentissage se développe dans les salles d’assaut. Cette pratique est enseignée par des maîtres d’armes au même titre que la savate, le sabre ou l’escrime. On commence à la codifier dès 1843 avec le traité de Louis Leboucher, Théorie pour apprendre à tirer la canne en vingt-cinq leçons. Suivent une série de traités élaborés par différents maîtres d’armes tout au long du XIXe siècle, le plus célèbre restant assurément Joseph Charlemont, qui publie en 1899 un traité codifiant une pratique plus sportive de la savate ainsi que de la canne.

Cette dernière est alors reconnue comme une arme de défense, d’ailleurs maîtrisée par les fameuses Brigades du Tigre de Clemenceau à partir de 1907.

Tous ces éléments font de l’homme maîtrisant le maniement de cet objet une personne considérée comme dangereuse. L’article « La canne » en Une du Petit Parisien du 5 mars 1888, qui se livre à un éloge des « bâtonnistes », en parle très bien :

« [Son] maniement constitue encore aujourd’hui un art. Il est difficile de douter de la puissante efficacité d’un mode de défense à l’aide duquel un homme d’habileté moyenne parvient à distribuer autour de lui soixante-dix à soixante-quinze coups de canne en quelques secondes.

Les maîtres les plus renommés affirment qu’un bâtonniste armé de sa canne n’est en danger que devant le projectile d’une arme à feu ; ni l’épée, ni la baïonnette, ni même l’espadon ne sauraient l’atteindre. »

La canne au cœur des rixes politiques de la Belle Époque

Les cannes se retrouvent alors sans étonnement dans les bagarres qui animent les rues. Les coups pleuvent : « coup de canne sur la tête », « coup de bâton sur diverses parties du corps », etc. Raphaël Viau, alors journaliste à La Libre Parole, témoigne dans Vingt ans d’antisémitisme en faire les frais lors d’un face à face qu’il n’avait pas prévu, en recevant un coup de canne de la part de Maurice Bischoffsheim qui lui fait « voir trente-six chandelles » – ce dernier n’ayant pas apprécié les insultes antisémites à son encontre dans les colonnes de La Libre Parole.

Des modèles de cannes, souvent composés de plomb ou d’acier, sont d’ailleurs utilisés plus spécifiquement pour l’affrontement. C’est le cas de la canne d’Édouard Drumont qui s’en vante à la rédaction de La Libre Parole en montrant sa courbure due, selon lui, aux coups qu’il aurait donnés.

Un autre indice de l’importance des cannes dans les affrontements se trouve au cœur du Quartier latin : les policiers chargés de la surveillance des étudiants, attentifs à la présence anormale de groupes, relèvent également la possession de cannes et de gourdins, ainsi que la manière de les tenir. Les cannes deviennent alors une menace à l’ordre public, et certains modèles spécifiques font même l’objet d’une surveillance et d’un contrôle exacerbés, entre autres « la canne plombée et la canne poignard, la canne à épée et la canne à lance, la canne à dard et la canne fusil » – et de fait, certains étudiants se procurent ces fameuses cannes-épées, considérées comme des armes de dandy.

Les détenteurs de ces cannes doivent répondre de leur usage davantage que pour d’autres types de cannes car elles entrent dans la catégorie des armes « cachées ou secrètes », prohibées par la loi. Si cette dernière est d’une certaine complexité, comme le montre l’historien Éric Fournier dans La Critique des armes, elle prohibe clairement toute canne cachant une lame.

Toutefois malgré cette interdiction, l’utilisation de la canne à épée reste répandue. Lors des événements de 1882 opposant les étudiants du Quartier latin aux forces de l’ordre, par exemple, des cannes à épée abandonnées sont récupérées par les agents – qui relèvent parfois des indices pouvant mener à leurs propriétaires.

Dans un autre contexte, à Lyon et à Nantes en novembre 1880, suite à l’exclusion des Capucins de divers couvents lyonnais, différents cercles catholiques décident de manifester armés de casse-tête et de cannes à épée. Plusieurs personnes sont agressées par ces « fanatiques » ; parmi les victimes, un jeune homme qui regardait le défilé, Claudius Crost, assassiné à coups de canne à épée dans le ventre. Celle-ci appartient au baron de Lubac qui dit ne pas savoir que sa canne contenait une lame, rapporte L’Avenir républicain. Ici, nous voyons bien que ce n’est pas de la canne que tente de se dédouaner l’agresseur, mais de la lame qu’elle renfermait.

Autre cas intéressant à Ivry en 1869, lorsque quatre ouvriers sont impliqués dans une grave rixe chez un marchand de vin. Cette dernière aurait débuté lors d’une discussion politique ayant dégénéré. Le journal juridique Le Droit rapporte les faits et les termes de l’audience :

« [Une] conversation politique avait jeté d’abord la méfiance entre les buveurs, dont l’un avait fait parade du gros bâton qu’il portait, les autres avaient répondu en montrant les casse-tête et les cannes à épée dont ils étaient armés, puis, un peu plus tard, la collision avait lieu, et le sieur Bouin, ouvrier corroyeur, celui qui se fiait trop à son gros bâton, recevait onze blessures, dit-il en exagérant, mais au moins cinq. »

Même si la canne à épée est une arme de « dandy », et qui plus est interdite, il s’agit d’une arme commune des agitations populaires décrites dans les journaux et rapports de police d'alors, que l’on retrouve en réalité chez la plupart de ceux utilisant cannes et couteaux lors d’affrontements.

Pour éviter d’être hors-la-loi de par l’utilisation de ces armes « cachées ou secrètes », les matériaux des cannes plus classiques sont étudiés et adaptés afin de rendre l’objet plus solide et plus efficace dans les bagarres. Le cas de cette utilisation par les groupes d’extrême droite est assez parlant car très tôt ils se montrent inventifs, comme en témoigne la collection de cannes antisémites dans le fonds Dreyfus du musée de Bretagne.

Si les pièces de ce fonds sont plutôt décoratives, les groupes royalistes et antisémites sont aussi spécialistes de l’amélioration des cannes de combat. Parmi les modèles les plus basiques, nous pouvons évoquer les cannes des Camelots du roi, le réseau de vendeurs du journal L’Action française et de militants royalistes qui constituent le service d’ordre et de protection du mouvement politique du même nom. Les rapports de police relèvent ce que l’on appellerait aujourd’hui des achats groupés de cannes par l’intermédiaire de Maurice Pujo, l’un des fondateurs des Camelots, qui les revend un franc à ces derniers.

En 1909, la Sûreté générale nous renseigne sur les modèles précis de cannes utilisés et surveillés : le rapport du 12 novembre indique qu’ « au cours de la dernière bagarre du Quartier Latin, deux Camelots ont cassé la canne qui leur avait été distribuée. Pour que le fait ne se reproduise pas, Lacour a fait fabriquer des cannes en cornouiller avec des courroies ». Elles remplacent dès lors « celles en bois recourbé achetées précédemment et qui n’étaient pas suffisamment solides. Une vingtaine de ces dernières avaient cassé au cours d’une seule manifestation au Quartier Latin » (rapport du 30 novembre 1909). Ces extraits illustrent bien la confection de cannes plus performantes par les Camelots, preuve qu’elles sont réellement pensées et transformées pour les affrontements.

Autre exemple notable : les bouchers de la Villette, étudiés par Éric Fournier dans La Cité du sang. Devenus les troupes de choc nationalistes du marquis de Morès, ils sont munis de « cannes spéciales, des bambous traversés par une grosse tige d’acier rond [avec] une boule en acier grosse comme une bille de billard. La canne pèse au moins trois kilos. [C’est] une véritable massue », selon le rapport du 13 juin 1892.

Raphaël Viau, toujours dans Vingt ans d’antisémitisme, donne d’autres exemples de prototypes étudiés pour la bagarre, comme l’arme de ce groupe d’une demi-douzaine d’individus venant le soir à La Libre Parole :

« [Ces] extraordinaires patriotes inconnus avaient une sorte de canne en caoutchouc flexible qui rentrait dans un fourreau à volonté. Cela avait l’air d’une honnête canne à pêche, mais un seul coup de ce caoutchouc étendait un homme à terre. »

Plus loin, Viau évoque aussi « les hardis tueurs et les frénétiques Algériens » qui accompagnent Jules Guérin, directeur de l’hebdomadaire L’Antijuif. En plus d’avoir des cannes plombées dont ils n’hésitent pas à faire usage, ils « avaient de solides cannes à bout recourbé, dont ils encerclaient sournoisement la cheville de leur victime. Un solide coup en arrière, et une seconde après, l’homme était à terre étendu sur les reins ».

Ainsi, qu’elle soit simple ou améliorée, en bois ou en métal, la canne est alors une arme de prédilection. Elle représente son porteur, se fait aussi menaçante que lui et s’adapte à la dangerosité de la bagarre dans laquelle elle est employée.

Si la canne connaît son apogée au début du XXe siècle, faisant même des apparitions sportives aux Jeux Olympiques de 1900 et 1924 lors de démonstrations, elle tombe en désuétude au cours des années 1930. Elle n’est plus un indispensable du costume masculin, et disparaît du même coup des affrontements de rue. Quant au sport de combat, il est lui aussi délaissé dès les années 1920, peut-être par suite du manque d’instructeurs après le premier conflit mondial. Cependant, avis à ceux qui voudraient s’y essayer, la pratique de la canne de combat connaît un nouveau souffle depuis les années 1960, et il est donc aujourd’hui possible de trouver des salles d’assaut la pratiquant.