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Vers le fútbol : la diffusion du football sud-américain au début du XXe

le 21/11/2022 par Fabien Archambault
le 21/11/2022 par Fabien Archambault - modifié le 21/11/2022
L'équipe d'Uruguay à la Coupe du monde 1930 - source : WikiCommons
L'équipe d'Uruguay à la Coupe du monde 1930 - source : WikiCommons

Fruit d’échanges entre les bourgeoisies commerçantes d’Amérique latine et les universités d’élite de Grande-Bretagne, la pratique du foot en Uruguay, Argentine ou au Brésil s’inscrivit également dans la formation d’un imaginaire, entre la rudesse du gaucho et la douceur du danseur de tango.

Fabien Archambault est historien, professeur d'histoire contemporaine et spécialiste de l'histoire des cultures sportives et politiques au XXᵉ siècle. Il vient de faire paraître aux éditions Flammarion Coups de sifflets, une histoire du monde en onze matchs, dans lequel il revisite l’histoire contemporaine à l’aune du football et des grandes rencontres internationales.

Nous publions un extrait de l’ouvrage, consacré à l’implantation du football en Amérique latine (et en Uruguay particulièrement), et à la création concomitante d’un imaginaire footballistique local, encore en vigueur cent ans plus tard.

Un séisme. Mercredi 30 juillet 1930, Montevideo, stade du Centenaire, il est presque 17 h 30 : Héctor Castro, l’attaquant de la Celeste, l’équipe nationale uruguayenne tout de bleu vêtue, vient, d’une tête décroisée, de sceller la victoire. Depuis une vingtaine de minutes, l’Argentine poussait pour égaliser à trois buts partout, mais elle doit rendre les armes à la dernière seconde de la finale de la première Coupe du monde de football.

Les quelque 10 000 Argentins présents en tribune – ils auraient dû être 30 000, mais le brouillard caractéristique de l’hiver austral dans le Rio de la Plata a bloqué la plupart des ferries en provenance de Buenos Aires – restent silencieux ; les 60 000 autres spectateurs sautent à l’unisson et font trembler l’armature en béton du gigantesque stade construit pour l’occasion.

Dans la loge d’honneur, le Français Jules Rimet, président depuis 1921 de la FIFA (la Fédération internationale de football association), est abasourdi. Il écrira plus tard « avoir rarement vu une tempête d’enthousiasme, d’émotion libérée comparable à celle qui s’éleva alors des gradins ».

Et ce n’était que le début : des centaines de milliers d’Uruguayens se déversèrent dans les rues pour célébrer toute la nuit, dans une atmosphère indescriptible, entre les sirènes des navires amarrés dans le port et les crépitements des feux d’artifice, le triomphe des meilleurs représentants de la nation. L’arbitre de la rencontre, le Belge John Langenus, dira pour sa part n’avoir jamais assisté à un tel spectacle :

« Le sport avait accompli un miracle : aucun habitant de cette ville ou de ce pays n’était indifférent à la victoire remportée sur un terrain de football. »

L’Uruguay avait en effet vu les choses en grand. À l’heure de commémorer le centenaire de son indépendance, cette petite république d’Amérique du Sud avait suivi l’exemple de ses deux grands voisins, l’Argentine et le Brésil, qui avaient souhaité associer leurs propres festivités centennales à l’organisation d’une compétition sportive d’envergure. En 1916 puis en 1922, il s’agissait de la Copa América, un tournoi de football entre équipes nationales, en l’occurrence celles adhérant à une institution créée pour l’occasion, la Confederación sudamericana de fútbol (la CONMEBOL). Mais les dirigeants uruguayens avaient voulu aller plus loin : cette fois, rien moins que la première Coupe du monde de football coïnciderait avec leurs célébrations patriotiques. Un tel projet indique l’importance prise par ce sport dans la construction des identités nationales, non seulement en Uruguay mais plus généralement en Amérique du Sud.

La diffusion du football sur le continent sud-américain s’explique par l’incorporation de celui-ci à « l’empire informel » britannique, formule qui signifie que cet espace avait tout d’une colonie de la Grande-Bretagne sans que cette dernière éprouve la nécessité de le conquérir militairement. Depuis le XIXe siècle, les banques de la City fournissaient en effet les capitaux ayant permis d’enclencher le processus d’industrialisation : les matières premières étaient extraites puis exportées vers le Royaume-Uni avant de revenir sous la forme de produits transformés soumis à des droits de douane extrêmement bas, maintenus à ce faible niveau sous la pression de Londres qui rappelaient sans cesse aux pays de la zone qu’ils devaient rembourser leur dette.

Le Foreign Office n’hésitait toutefois pas à adopter une politique plus interventionniste, par exemple lorsque le président chilien Balmaceda eut l’outrecuidance de nationaliser les mines de salpêtre – il fut renversé par un coup d’État en 1891 – ou quand il fallut imposer à l’Argentine et au Brésil de laisser tranquilles les provinces orientales de l’estuaire de la Plata, ce qui déboucha sur la proclamation de la République orientale de l’Uruguay en juillet 1830.

À partir des années 1880, les premiers clubs de football furent ainsi fondés par des ressortissants britanniques, promoteurs et agents de la seconde révolution industrielle, dont le nombre augmentait fortement non seulement sur les façades littorales mais aussi le long des lignes de chemins de fer, dans les arrière-pays du continent, au fur et à mesure de l’intégration de ce dernier dans le système-monde britannique.

Selon le mécanisme que nous avons vu à l’œuvre en Inde, l’apparition d’une culture sportive fut relayée par une « collaborating elite » locale. Les « 400 familles » d’estancieros de la pampa argentine et uruguayenne ou les oligarchies commerçantes de Montevideo, Rio et São Paulo envoyaient souvent leurs rejetons étudier dans les public schools en Grande-Bretagne, puis ce fut sur place lorsque celles-ci se multiplièrent à la fin du siècle. La fréquentation du système éducatif britannique entraîna leur conversion à l’idéologie sportive et l’adoption des pratiques distinctives en vigueur dans ces établissements d’enseignement.

Aussi, bien des formations de fútbol ou de futebol furent-elles ensuite créées par des citoyens argentins, uruguayens ou brésiliens issus d’une élite à la fois anglophile, libérale et nationaliste, soucieuse de bâtir des nations puissantes en s’appuyant sur une « race » créole ainsi régénérée. À Montevideo en 1899, des universitaires fondèrent par exemple le Club Nacional de Fútbol, aux couleurs du drapeau tricolore de José Gervasio Artigas, héros des guerres d’indépendance, et dont le stade fut édifié dans le Parque Central, là où le libertador avait pris le titre de Jefe de los Orientales en 1811. La traduction précoce, au tournant du XXe siècle, du terme anglais de football en espagnol et en portugais témoignait à elle seule du succès de cette greffe sportive : elle contribuait à nationaliser et donc à légitimer le produit culturel importé, étape décisive dans tout processus d’acculturation.

La capacité du fútbol à fournir un langage commun à tous ces pays neufs se renforça dans l’après-guerre, à la faveur des confrontations avec les équipes du Vieux Continent dans le cadre des Jeux olympiques. À Paris en 1924 puis à Amsterdam en 1928, le tournoi de football tenait en effet lieu de championnat du monde et était disputé sous l’égide de la FIFA, à qui le Comité international olympique (CIO) en avait délégué l’organisation. Dans les deux cas, l’Uruguay s’adjugea la médaille d’or, la seconde fois en s’imposant même en finale contre l’Argentine : le cœur du football ne battait plus quelque part entre Londres et Liverpool mais sur les rives du Rio de la Plata.

La presse française salua ainsi l’avènement des nouveaux maîtres du jeu, qui avaient profondément transformé celui-ci et l’avait redéfini à l’aune de leurs qualités propres. Jacques Goddet, le journaliste de L’Auto (l’ancêtre de L’Équipe), parlait par exemple d’un football « de rêve, poétique, chorégraphique », tandis que Gabriel Hanot, dans Le Miroir des Sports, estimait que la Celeste avait « poussé à la perfection l’art de la feinte, de l’esquive, du changement de pied, des pivotements du corps, des renversements des sens de course ».

Un joueur en particulier suscitait des commentaires élogieux, José Leandro Andrade, la « Maravilla negra » (la « Merveille noire »), qui éclaboussa de son talent les deux tournois olympiques – on admirait notamment son « coup du foulard », une astuce technique jamais vue jusqu’alors en Europe consistant à faire passer la balle au-dessus de son adversaire direct, puis à la récupérer derrière lui dans la foulée. Toutes ces observations s’inscrivaient dans un contexte culturel précis, celui de l’émergence sur la scène artistique parisienne des ballets nègres et du tango de Carlos Gardel dont les joueurs uruguayens représentaient en quelque sorte la version footballistique. Elles contribuèrent à nourrir puissamment l’imaginaire sportif sud-américain, qui les reformula et les consacra comme les traits caractéristiques d’une altérité collective fondamentale.

Trois figures tutélaires étaient mises en avant : le gaucho, dont les qualités de courage pendant les guerres d’indépendance se traduisaient sur les terrains de football par l’engagement, la ténacité et l’endurance ; le pibe, l’équivalent du titi parisien, qui avait développé son sens de la roublardise et de la vitesse d’exécution sur les terrains vagues des périphéries de grandes villes en pleine croissance – quelques décennies plus tard, Diego Maradona en constituerait l’expression achevée – ; et enfin le danseur de tango, dont l’élégance se mariait avec des jeux de jambes déconcertants.

La déclinaison spécifiquement uruguayenne de ce modèle culturel commun s’articulait autour des deux dernières figures, privilégiées car davantage urbaines que rurales, le gaucho étant associé aux forces conservatrices exprimant les intérêts des grands propriétaires fonciers. En Uruguay, la vie politique était en effet dominée depuis le début du XXe siècle par ce qu’on y appelait le batllisme, du nom du président José Batlle y Ordóñez, un courant réformiste radical visant à mettre en place une démocratie moderne et un véritable État social – en Europe, il aurait été rattaché au mouvement social-démocrate. Au sein de ce projet politique, le sport en général et le football en particulier étaient vus comme l’étalon à l’aune duquel mesurer la mise en œuvre d’un programme progressiste consistant à améliorer la vie quotidienne des classes populaires.

Dans cette optique, les triomphes olympiques de 1924 et de 1928 étaient du pain bénit et fournirent la matière à la narration patriotique élaborée en vue des festivités du centenaire de l’indépendance : les onze joueurs de l’équipe nationale devenaient la plus parfaite incarnation d’une jeune République engagée sur la voie de la modernité sociale.

Dans cette veine émergea une anecdote révélatrice, ressassée à l’envi dans la seconde moitié des années 1920. Lors de son séjour parisien en 1924, la Celeste avait élu domicile dans une pension d’Argenteuil dirigée par une vieille dame, Mme Pain. En raison de sa gentillesse et des marques d’attention qu’elle prodiguait, elle fut vite considérée comme la « maman » de substitution des joueurs et la « mascotte » de l’équipe, ce qui porta évidemment chance à cette dernière.

Au point qu’en 1928, après la victoire à Amsterdam, une réception fut organisée sur le chemin du retour à l’ambassade uruguayenne de Paris au cours de laquelle tous rendirent hommage à Mme Pain, invitée d’honneur de la soirée. La parabole était claire : dans ses dernières années, une Marianne toute ridée veillait, attendrie, sur les destinées d’une jeune nation vigoureuse et victorieuse, désormais mûre pour son émancipation ; l’Uruguay pouvait sereinement dire « adieu à l’Europe », selon l’expression de l’historien Olivier Compagnon, et se tourner avec confiance vers un avenir (forcément) radieux.

Coups de sifflet. Une histoire du monde en onze matchs de Fabien Archambault vient de paraître aux éditions Flammarion.