À bord du Normandie par Blaise Cendrars
En 1935, l'écrivain Blaise Cendrars embarque à bord du géant des mers. Il raconte pour Paris-Soir sa traversée depuis les entrailles du navire.
Le Havre, 1935. Le paquebot Normandie appareille pour son premier grand voyage. Les plus grands reporters sont dépêchés pour raconter la traversée de ce géant des mers qui incarne alors le génie technique français. Parmi eux, l'écrivain Blaise Cendrars, qui embarque pour le quotidien Paris-Soir. L'homme est connu pour ses grands récits et notamment ceux des bas-fonds qu'il se plaît à explorer, du Brésil aux États-Unis, dans les années 30 (lire notre article).
Depuis les entrailles du navire, Cendrars raconte jour après jour la tourbillonnante salle des machines et les hommes qui y travaillent. Le 30 mai 1935, les lecteurs de Paris-Soir, passionnés par l'événement, découvrent son premier récit :
"Ils m'avaient donné rendez-vous dans un bar mais ils ne sont pas venus car cette nuit tout l'équipage de la Normandie est consigné à bord. J'aime autant cela car au lieu d'écouter des histoires je les verrai à l'œuvre dans les fonds, les soutiers, les huileurs, les graisseurs, les mécanos, tous les gars de la machine qui sont prêts à en mettre un bon coup et à faire équipe pour s'attribuer le fameux ruban bleu en battant avec leur « sabot » le record de la traversée de l'Atlantique.
Deux, trois mille ouvriers sont à bord, martèlent, cisaillent, liment, soudent, entrent, sortent, montent, descendent, vont et viennent. Et pendant ce temps-là on charge à l'avant et à l'arrière des montagnes de denrées et de marchandises les plus hétéroclites : des caisses de champagne et des sacs postaux, des quartiers de viande et de l'ébénisterie, des tonneaux, des paniers, des légumes verts, de la farine, des portes, des tuyaux de cuivre, des plaques de fer, d'amiante, de cloisonné, car bien des fournitures arrivent à la dernière heure et certaines installations ne sont pas terminées. Cependant que de nouvelles files de camions, de wagonnets, de chariots arrivent, trépident et se déchargent dans un grand tintamarre. [...]
Au coin d'un hangar, assis sur une caisse renversée, je découvre un couple de vieux qui contemple la Normandie avec extase. C'est un vieil ouvrier et sa femme arrivés ce matin de Jeumont, pour voir appareiller le navire « car, me dit le vieux, j'ai travaillé à la fabrication des ancres. Nous en avons loupé six avant de réussir la première, alors je suis venu voir si elle tient »".
Jour après jour, immergé au cœur du Normandie, un Cendrars fasciné par l'immense machinerie livre ses impressions de ce qu'il appelle désormais le "bateau-mystère" :
"Déjà, au départ du Havre, un surveillant du bord m'avait dit : — Monsieur, les concurrents de la Normandie peuvent toujours s'aligner. Nous leur réservons une fameuse surprise car nous avons embarqué un mystère, un grand secret. Ce sentiment de mystère que ce brave homme exprimait, nul ne le ressent autant que moi qui, depuis que je suis à bord, passe la plus grande partie de mon temps dans la machine et qui assiste durant des heures à l'élaboration d'une force, d'une puissance, d'une énergie mystérieuse enregistrée sur des cadrans et dont je puis constater les effets, les applications aussi innombrables que variées, mais dont la source n'est nulle part visible. [...]
Cela, on le comprend et on peut l'apprendre, mais cela reste néanmoins magique, car si la chaudière alimente la turbine, la turbine fait tourner la dynamo, la dynamo donne le courant électrique, qui active ventilateurs et brûleurs sous la chaudière pour la maintenir à cette haute température. On boucle un cercle vicieux. On obtient un mouvement perpétuel dont le circuit est très fragile et nécessite une surveillance de tous les instants. Cette surveillance est exercée dans les fonds par un état-major de quinze officiers mécaniciens, dont cinq spécialistes électriciens. Ils ont, avec eux, deux cent vingt hommes, au service de la machine.
Le 4 juin, alors que le navire approche de New York, son port d'arrivée, Blaise Cendrars dresse le portrait de l'un des hommes dont il a partagé le quotidien, l'un de ceux sans lesquels le miracle n'aurait pu avoir lieu : le chef de la salle des machines.
"De l'aveu de tous ceux qui servent sous ses ordres, dans les pires circonstances, ses ordres sont toujours donnés sans brusquerie. Je sais moi, pour en avoir souvent abusé, depuis que je suis à bord, que son obligeance et sa patience sont sans limite. C'est aussi l'homme le plus discret que je connaisse. Il ne parle jamais de ses mérites, loue sans cesse les jeunes officiers qui l'entourent et attribue le succès de cette première traversée au dévouement et au travail de ses mécaniciens ainsi qu'à la qualité extraordinaire des machines conçues par les ingénieurs de la société qui a construit ces machines dans ses ateliers de Belfort."
Et le 5 juin, quand le bateau est accueilli par une foule immense, c'est encore avec ces hommes de l'ombre, auxquels les acclamations ne parviennent pas, que Blaise Cendrars clôt ce récit en forme d'hommage :
"N'en pouvant plus d'émotion et de joie, je courus rejoindre les mécaniciens dans les fonds pour les remercier. Je poussai une porte dans le grand salon doré et fis fonctionner l'ascenseur des machines qui descend dix étages dans les profondeurs du navire. Dans la salle des turbines, dans les chambres de chauffe, je trouvai tout le monde à son poste, l'équipage au grand complet, comme toujours calme et veillant à la manœuvre. Ils ignoraient comment New-York recevait leur bateau. Ils n'avaient rien vu, rien entendu, mais chaque homme avait le sourire, était content."