Les infâmes marathons de la danse de l’entre-deux-guerres
Années 1930 : les « marathons de la danse » arrivent en France. Ces compétitions extrêmes encouragent leurs participants à repousser leurs limites, quitte à entraîner de dramatiques accidents.
Dans les années 1930, les États-Unis sont plongés dans une crise économique sans précédent entraînant une période de grande pauvreté, la Grande Dépression. C’est dans ce contexte que se développent les « marathons de la danse », des compétitions sportives extrêmes présentées au public sous la forme de spectacles. Inspirant à la fois l’excitation, la curiosité malsaine, le voyeurisme et le dégoût du public, ces représentations ne tardent pas à arriver en France.
Les marathons de la danse sont des concours s’étendant sur plusieurs semaines – voire plusieurs mois – et durant lesquels les couples de danseurs doivent danser sans relâche, jour et nuit. Seul un quart d’heure de répit par heure est accordé aux participants, ce qui les prive de véritables nuits de sommeil pendant toute la durée de la compétition.
Pendant ces quinze minutes de pause, ils doivent trouver le temps de manger, de dormir et de satisfaire leurs besoins naturels avant de retourner en piste.
Au fur et à mesure des semaines, ce rythme devient insoutenable ; les couples s’épuisent et quittent alors un à un la compétition. Le couple vainqueur est celui qui sera le dernier à rester debout. Ces danseurs sont rarement des professionnels, dans la plupart des cas il s’agit de femmes et d’hommes qui, en ces temps difficiles, ont sombré dans la misère et qui n’hésitent pas à mettre à rude épreuve leur santé dans l’espoir d’empocher la prime promise aux gagnants.
Dès le début des années 1930, ces spectacles américains arrivent en Europe, relayés notamment par les actualités cinématographiques, comme le rapporte le journal L’Homme libre en 1932 :
« Vous avez déjà admiré un marathon de la danse, au moins au cinéma ! Les actualités, – qui, entre parenthèses, sont chargées de nous montrer les événements les plus remarquables du monde entier ! – nous ont en effet présenté l’hiver dernier quelques images d’un marathon américain. Les danseurs flageolants qui restaient en compétition se jetaient tout à coup à quatre pattes et reniflaient comme des bêtes : un spectateur facétieux avait lancé une poignée de sous sur la piste ! »
En France, des entrepreneurs locaux reprennent l’idée de ces compétitions américaines, proposant au public de payer pour assister à leurs marathons de la danse. À Paris, Marseille, Toulouse, Lyon, Bordeaux et de nombreuses autres villes, les casinos, théâtres et salles de spectacles sont investis pendant plusieurs centaines d’heures par des danseurs à bout de force, luttant contre la fatigue et l’épuisement moral, sous le regard curieux d’un public nombreux et fidèle venant s’enquérir des danseurs toujours dans la course.
Pendant ce temps-là, les organisateurs font recette car ces représentations ont un grand succès. Aussi ne reculent-ils devant rien pour attirer toujours plus de spectateurs, promettant un show qui poussera les danseurs jusqu’à leurs dernières limites. Ainsi en 1936, à Marseille, la salle de spectacle de l’Alcazar encourage les participants à battre le record américain de 1 503 heures, soit deux mois de danse effrénée. À la clé, 25 000 francs de prime à gagner.
Encart publicitaire du journal Le Petit Marseillais, 5 août 1936.
Pour maintenir l’intérêt du public après plusieurs semaines de compétition et pour qu’il y ait du « spectacle », l’année suivante les organisateurs du marathon de l’Alcazar imposent ponctuellement aux danseurs des « sprints de valse ».
Un rédacteur du Petit Marseillais offre aux lecteurs un compte-rendu de cette « belle soirée sportive » lors de laquelle les danseurs endurèrent un sprint de 15 minutes :
« Dès le début, l’effort s’avère difficile pour certains [...] le sourire contrit de Jenny et le papillonnement de ses yeux ne faisaient rien présager de bon pour l’avenir. À la 10e minute annoncée par le speaker la foule hurlait ses encouragements qui allaient surtout à Jenny car on la sentait défaillir, à la 13e minute un avertissement était donné au 21 et au 3 pour manque de cadence. [...] La salle entière emballée trépignait […]. Enfin, un coup de sifflet retentissait libérant les couples 3 et 21 qui à bout de souffle paraissaient vivre un cauchemar. La foule applaudissait à tout rompre, commentant déjà le quart d’heure inouï qu’elle venait de vivre, tandis que nous pensions aux surprises que pourrait nous réserver le sprint d’aujourd’hui dont la durée sera portée à 18 minutes. »
Au bout de plusieurs semaines, quand les danseurs sont trop épuisés et que les spectateurs se lassent, les organisateurs décident d’en finir et lancent les éliminations. Les quarts d’heure de pause sont réduits ou supprimés, et les buffets de ravitaillement des danseurs retirés. Le spectateur n’a plus qu’à attendre que les derniers couples s’effondrent pour qu’enfin les vainqueurs soient annoncés.
Le journal L’Homme libre rapporte en 1933 le discours d’un speaker en phase d’élimination :
« Les trois couples 6, 10 et 18, qui tiennent encore la piste, malgré la réduction successive du repos – il n’est plus aujourd’hui que de quatre minutes – peuvent, d’une heure à l’autre, abdiquer sous le poids de leur épuisement. [...] Comment ne pas prévoir la fin du Marathon comme inévitable avant un autre tour d’horloge ? Si, dans l’état où ils sont, à l’approche de la 1 400e heure de danse, les danseurs parviennent à lutter encore, ce ne peut être que pour un temps infime. Tout instant, désormais, peut devenir celui qui verra finir la formidable épreuve. »
Certains vainqueurs de ces marathons sont célébrés en Une des journaux comme de redoutables sportifs, des champions de la performance. Ainsi, le quotidien Paris-Soir, en 1931, présente aux côtés de photographies de boxeurs, de cyclistes ou de joueurs de tennis, celle d'un couple de danseurs. Et salue leur incroyable résistance physique.
« 400 heures de danse… Se représente-t-on la somme d’endurance et de courage qu’il faut pour cela ! »
Mais pour une grande partie de la population, ces compétitions inspirent l’horreur et la pitié. Le journal La Femme de France n’aura de cesse de dénoncer ces spectacles accablants et de souhaiter la fin de « ces concours de durée, de ces marathons de la danse, qui ont écœuré le public le plus indifférent par leur inhumanité, leur cruauté. »
« Ces couples exténués qui luttent péniblement, le “soutien” de ce cavalier brutalisant sa partenaire, la fatigue extrême des concurrents à demi défaillants, tout cela est, à proprement parler, révoltant. »
De même, de nombreux journaux, à l’instar de L’Ère nouvelle, s’indignent contre ces « concours stupides » qui ne consistent qu’en « un piétinement de pauvres bêtes humaines ».
Il faudra toutefois attendre presque deux décennies et les années 1950 pour que ces spectacles disparaissent définitivement, aux États-Unis comme sur le continent européen.