Écho de presse

Gertrude Ederle, la première « sirène » de la Manche

le 21/12/2020 par Jean-Marie Pottier
le 11/03/2019 par Jean-Marie Pottier - modifié le 21/12/2020
Gertrude Ederle et son entraîneur Jabez Wolffe l’année de sa première traversée avortée de la Manche, Agence Rol, août 1925 - source : Gallica-BnF
Gertrude Ederle et son entraîneur Jabez Wolffe l’année de sa première traversée avortée de la Manche, Agence Rol, août 1925 - source : Gallica-BnF

À l’été 1926, une jeune Américaine devient la première femme à traverser le « Channel » à la nage. En battant, au passage, les temps de tous les hommes l’ayant précédée.

« Combien d'hommes en feraient autant ? », s'exclame, un jour de l'été 1923, le quotidien Le Gaulois en saluant un exploit accompli à New York par une jeune nageuse américaine, Gertrude Ederle, pas encore âgée de dix-huit ans.

Trois ans plus tard, celle-ci donne une nouvelle fois raison à ses admirateurs en devenant, le 6 août 1926, la première femme à traverser la Manche.

À 21h39, elle touche les côtes anglaises à Kingsdown, le corps recouvert d'une quadruple couche de graisse pour se réchauffer et revêtu d'un maillot orné de l'aigle américain. Elle est accueillie par les acclamations des spectateurs assemblés sur la plage recouverte de feux de joie, mais fait aussi l'objet des soupçons d'un douanier britannique tatillon, qui lui fait passer le traditionnel entretien d'arrivée sur le territoire et lui demande de repasser le lendemain… avec son passeport.

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Non seulement Gertrude Ederle est devenue la première femme à accomplir cette performance mais, avec un temps de quatorze heures et trente-neuf minutes, elle fait mieux que les cinq hommes qui l'ont précédé en un demi-siècle, de près de deux heures pour le plus rapide d'entre eux. Pas si surprenant, néanmoins, au vu du profil de celle qui a remporté trois médailles (une d'or, deux de bronze) aux JO de Paris en 1924 et a également battu des records de vitesse entre New York et Sandy Hook, sur la côte est des États-Unis.

Elle n'en est pas à son premier essai. Dès l'été 1925, elle fait partie des cinq nageurs et nageuses qui se proposent de tenter, entre le cap Gris-Nez et les alentours de Douvres, cette traversée rendue complexe par les vents et les courants. Son entraîneur Jabez Wolffe a lui-même échoué plus d'une vingtaine de fois – et affiche désormais, écrit La Presse, « une certaine rotondité que l'aiguille sans pitié d'une bascule automatique à deux sous accuserait dans les environs de 160 kilos. Maintenant, il pourrait “flotter” sans crainte la traversée du “Channel” ».

Le 18 août 1925, son élève, après un entraînement à coups de longues marches et de sorties en mer plafonnées à trois heures, se lance lestée d'un copieux petit déjeuner – deux œufs à la coque, bifteck, porridge, pommes de terre bouillies. Sans succès.

« Lorsque la défaillance se produisit, on ravitailla miss Gertrude Ederle à l'aide d'un biberon. Mme Sion [une de ses concurrentes, NDLR] l'encouragea en lui demandant de faire un effort, les côtes anglaises étant en vue. Courageusement, Miss Ederle continua. [...]

Mais à 15 h 59 m 13 s, vaincue par le froid et la fatigue, [elle] se mit à couler. Sur l'ordre de Jules Wolff, son entraîneur, Helmi [un autre concurrent, NDLR] remorqua la nageuse dans le canot qui la reconduisit à bord du remorqueur La Morinie, qui l'avait convoyée. [...]

Durant tout le retour, miss Ederle paraissait très déprimée et ne répondit à aucune des questions qui lui étaient posées par ses entraîneurs et par les journalistes. »

L'année suivante, la nageuse détaille dans Paris-Soir les difficultés, physiques mais aussi mentales, de la traversée :

« Après être resté plusieurs heures dans l'eau, il est très encourageant d'avoir un compagnon à son côté quand l'eau vous frappe à la face et pénètre dans les oreilles, quand le sel brûle les yeux et gonfle la langue, donnant l'impression que la bouche est tapissée de caoutchouc.

Quand vous nagez depuis six ou sept heures, vous êtes sujet à la mélancolie, surtout si la côte opposée n'est pas encore en vue, comme ce fut le cas pour moi l'an dernier. [...]

Ce n'est pas la nage elle-même qui fait la difficulté de la traversée. C'est la monotonie qui est à craindre. Se mouvoir durant des heures de la même façon et à la même cadence finit par affecter les nerfs et le moral. »

Gertrude Ederle ravitaillée par son entraîneur Jabez Wolffe lors de sa première traversée avortée de la Manche, Agence Rol, août 1925 - source : Gallica-BnF
Gertrude Ederle ravitaillée par son entraîneur Jabez Wolffe lors de sa première traversée avortée de la Manche, Agence Rol, août 1925 - source : Gallica-BnF

Elle est alors de retour avec un nouvel entraîneur, Thomas William Burgess, et la volonté ferme, écrit Le Journal, de réussir cette fois-ci la traversée :

« Un corps de jeune boy entraîné à tous les sports, un délicieux visage d'enfant, un rire plus jeune encore, le tout enveloppé d'un tailleur gris perle et surmonté d'un chapeau écarlate, telle est miss Gertrude Ederle, la nageuse américaine qui, pour la seconde fois, va tenter la traversée de la Manche. [...]

Elle compte formellement, cette année, réussir la traversée du Détroit. D'ailleurs, elle est bien décidée, même si une faiblesse quelconque vient l'assaillir au cours de l'épreuve, à ne pas abandonner : elle se reposera dans l'eau [sic]. »

Selon l'historien Claude Fouret, « la traversée de 1926 est une opération quasi militaire qui visait à obtenir l’un des trophées les plus convoités du monde, l’Everest de la natation ». Rien n'a été laissé au hasard, y compris les relais médiatiques (l'expédition est financée par le Chicago Tribune), ce qui explique l'écho de la traversée victorieuse.

« En bonne Américaine, miss Ederle avait soigneusement organisé son service de presse. Le remorqueur Alsace portait une installation de T.S.F. en relation permanente avec une des stations de relais Marconi et c'est ainsi que les Américains ont pu suivre minute par minute les progrès de leur championne.

New York n'a guère eu d'autre sujet d'intérêt de toute la journée.

Les journaux ont, tout l'après-midi, publié des éditions spéciales annonçant les étapes parcourues par la nageuse et, lorsque la nouvelle de son succès a été connue, ç'a été par toute la ville un véritable délire : une Américaine a conquis le “Channel”, cela ne vaut pas moins qu'une bataille gagnée. »

Ses compatriotes lui feront très vite la fête avec une gigantesque parade dans les rues de New York, tandis que se multiplient les analyses contrastées sur l'exploit de la « sirène » ou de l'« ondine», termes hissant Gertrude Ederle au rang de créature légendaire.

Certaines publications, comme L'Intransigeant, se bornent à l'angle sportif, voyant dans le succès d'une nageuse jeune (donc supposée moins endurante) ayant opté pour le crawl plutôt que la brasse une révélation technique. Dès août 1925, le quotidien écrit qu'elle « représente magnifiquement la nouvelle école et doit démontrer [...] la supériorité du style, de la souplesse et de la vitesse sur l’endurance, la résistance et la puissance qui constituaient, le plus souvent, les seules qualités de ceux qui s’attaquaient à la traversée de la Manche et devenaient rapidement, malgré leurs efforts et par suite du manque de vitesse, le jouet de ses courants ».

Avant de renchérir après sa victoire, considérée comme la preuve de la supériorité des nouveaux styles et de la préparation :

« La performance de miss Ederle prouve d’une manière irréfutable que la pratique des nouveaux styles et en particulier du crawl, qu’elle employa durant toute l’épreuve, n’est nullement plus fatigante que l’antique brasse d’un rendement très inférieur. […]

La belle performance de la nageuse américaine mettra probablement fin à cette trop longue série de tentatives qu’exploitaient heureusement nombre de concurrents vraiment peu qualifiés par leurs qualités à la réalisation d’un tel exploit.

Une fois encore la valeur sportive l’emporte sur l’exhibitionnisme et nous n'avons vraiment qu’à nous en réjouir. »

D'autres, sans sexisme apparent par ailleurs, minimisent l'exploit. Instruits par un article à sensation de la Westminster Gazette, ils pointent que Gertrude Ederle a bénéficié de l'aide de deux remorqueurs qui l'ont abritée du vent et des vagues, ou, comme le journaliste de La Presse Robert Le Brun, voient dans toute cette histoire une affaire de courants favorables : « Étant à Douvres, un jour, j'ai trouvé sur la plage une bouteille cachetée, mise à l'eau la veille à Sangatte. Telle est la simple morale qu'il faut tirer de l'histoire. »

Au final, l'angle du genre est moins mis en avant que les paramètres techniques. Et ceux qui s'y lancent s'y vautrent, tel un chroniqueur du Courrier de Saône-et-Loire :

« De nos jours, les femmes, il faut bien l'admettre, ne se contentent plus de trottiner ; elles nagent, elles courent, que dis-je, elles concourent avec les hommes dans tous les domaines : arts, sciences, sports, vie sociale. […]

Pour les femmes, le problème de vivre est à présent autrement complexe et angoissant. Les maris deviennent rares. Pourquoi ne s'assureraient-elles pas tout d'abord contre l'avenir en s'aidant, dans la lutte pour la vie, des mêmes armes que les hommes ? Se détourneront-elles pour cela du mariage, du foyer, de leurs devoirs traditionnels ?

Je ne crois pas. À part quelques viragos, même une sportive militante aimera mieux avoir un bon fil à la patte que de courir le cent mètres en douze secondes. »

Le record de Gertrude Ederle tiendra moins d'un mois : dès la fin août 1926, un nageur allemand, Ernst Vierkotter, améliorera sa marque de plus de deux heures. En 1950, l'Américaine Florence Chadwick finira par battre son temps à son tour, descendant sous les quatorze heures.

Gertrude Ederle est morte en novembre 2003, à l’âge de 98 ans, trois ans avant qu'une Tchèque, Yvetta Hlavacova, ne batte le record féminin actuel, inférieur de près de moitié à celui de son exploit de 1926 : sept heures, vingt-cinq minutes, quinze secondes.

Pour en savoir plus :

Claude Fouret, « 1926 : la bataille de la Manche à la nage », in: STAPS, 2004

Tim Dahlberg, America's Girl: The Incredible Story of How Swimmer Gertrude Ederle Changed the Nation, St. Martin’s Press, 2009

Lisa Bier, Fighting the Current: The Rise of American Women's Swimming, 1870-1926, McFarland & Co, 2011