1933 : le premier vol au-dessus de l’Everest
Le 3 avril 1933, vingt ans avant la première ascension réussie du Toit du monde par Tensing Norgay et Edmund Hillary, l’Everest est « conquis » une première fois par les airs. Un exploit réalisé par une expédition anglaise équipée d’appareils photos et de caméras pour immortaliser le survol et connaître mieux le massif.
Dès les années 1910, les massifs montagneux sont devenus un terrain de jeux non seulement pour les alpinistes, mais aussi pour les aviateurs. Le Mont-Blanc est survolé pour la première fois le 11 février 1914 par le Suisse Agénor Parmelin ; le 13 avril 1918, c’est la Cordillère des Andes qui est traversée du Chili à l’Argentine par l’aviateur argentin Luis Cenobio Candelaria.
L’Himalaya attire lui aussi les regards. Dès 1918, Alexander Kellas, médecin et alpiniste écossais, évoque, dans le Geographical Journal de la Royal Geographical Society, l’idée d’une reconnaissance aérienne dans la chaîne. Il n’en verra jamais la réalisation. Lui-même participe à la première mission de reconnaissance de l’Everest à pied, en 1921, mais il y laisse sa vie. Après les deux tentatives d’ascension infructueuses de 1922 et 1924 – restées tristement célèbres pour leur bilan macabre –, le survol en avion est tenté une première fois en 1932. Sans succès une fois encore.
« Les aviateurs américains Halliburton et Stephens ont vainement tenté de survoler le mont Everest, dont le sommet atteint 8 850 mètres ; ils n'ont pu monter qu'à une altitude de 4 720 mètres environ »,
rapporte le 12 janvier L’Ouest-Éclair.
Les Anglais ne sont pas en reste, et se lancent dans l’aventure quelques mois plus tard. La mission est annoncée en septembre 1932 dans la presse, qui en présente les principaux protagonistes : Lord Clydesdale « très connu dans les milieux sportifs anglais » (La Liberté), chef d’escadron de la Royal Air Force, et le lieutenant David Fowler MacIntyre, membre de son escadron, qui piloteront les deux avions. Comme le rappelle Le Matin, l’entreprise est financée grâce à « la générosité patriotique » de Lady Houston, qui laissera son nom à l’expédition : nationaliste convaincue, celle-ci soutient une conquête de l’Everest qui ne pourrait que renforcer la domination britannique sur l’Inde.
L’objectif de la mission est non seulement de survoler le sommet, mais aussi d’en rapporter photographies et films qui puissent permettre de mieux appréhender le relief. Le Matin souligne ces enjeux scientifiques :
« Les aéroplanes choisis pour le vol projeté au-dessus de l'Everest […] survoleront ce qui est virtuellement un pays inconnu. Jamais équipe de géographes n'a tenté d'en relever la carte. Jamais géologues ou naturalistes n'ont fait d'expéditions sur ce territoire.
Pour la première fois, des hommes vont franchir une grande partie de cette contrée dangereuse. Leur tâche sera de révéler au monde, en termes précis, sa nature et son caractère. Ils ne savent pas exactement ce qui les attend dans cette tentative. »
Les préparatifs de l’expédition font l’objet de toute l’attention des journaux, depuis les vols d’essais en Angleterre, dans le Somerset à 7 000 m d’altitude, jusqu’à la préparation physique de l’équipage. En décembre 1932, on apprend que le marquis de Clydesdale est en Suisse, où il « consacre la plus grande partie de son temps à survoler les Alpes et à apprendre à atterrir sur la neige » (L’Ami du peuple du soir, 27 décembre 1932). L’Intransigeant rappelle les exigences physiques de la haute altitude pour tout l’équipage :
« Comme pour ceux de l’expédition de terre, tout le succès dépend de l’élasticité de leurs artères...
Dans une chambre hermétiquement close, ils ont tous été soumis, aux conditions atmosphériques égales à celles que l’on trouvera à une altitude de 12 000 mètres. »
L’ensemble des équipements qui serviront à l’expédition s’affichent en Une : les deux bi-plans, leur « cockpit de l'observateur » qui bénéficiera d’un « panneau mobile » et d’une « fenêtre de côté permettant le passage de l'objectif de la caméra cinématographique » et « le siège du pilote […] protégé par un épais pare-brise » (Le Matin, 27 janvier 1933) ; mais aussi les masques à oxygène et les scaphandres chauffés électriquement qui seront utilisés.
À la fin janvier 1933, les préparatifs sont terminés. Les avions de l’expédition, démontés et mis en caisse, embarquent sur la mer. Les membres de l’expédition partent par les airs, rejoignant l’Inde par sauts de puces successifs. Les journaux suivent leurs différentes escales à Lyon, Marseille, Catane, Tunis, Le Caire, Bagdad…
Le 8 mars, ils sont enfin à Karachi. Ne reste plus qu’à attendre l’arrivée des avions quelques jours plus tard, et à procéder à leur montage. Le Matin, qui a obtenu l’exclusivité du récit des membres de l’expédition avec le journal britannique The Times, rapporte les premiers essais – un vol à 10 250 m le 16 mars, un second à 11 665 m le lendemain. L’équipe est fin prête, mais les mauvaises conditions de visibilité obligent plusieurs fois à ajourner le survol de l’Everest.
La nouvelle tombe finalement le 4 avril : la veille, 3 avril, « le sommet du monde a été vaincu ». Alors que les autres journaux se contentent d’un simple entrefilet, souvent relégué dans les pages intérieures, faute d’informations, Le Matin publie le récit, heure par heure, d’un survol « effectué sans plus de complication que s'il s'était agi d'un vol militaire d'entraînement normal » et qui « a pris exactement trois heures » :
« Les deux avions décollèrent de l'aérodrome de Lalbanu à 8 h 28, dans une atmosphère calme. […]
À 10 h 05, nos appareils passèrent au-dessus du sommet de l'Everest, le survolant de 30 mètres. La vitesse du vent était particulièrement grande près du pic, mais nous ne ressentîmes aucune secousse.
Pendant un quart d'heure, nous croisâmes dans la région du sommet et, grâce aux excellentes conditions aéronautiques, il nous fut possible de prendre de fort près plusieurs instantanés. La visibilité vers les pics les plus éloignés était excellente et la grande chaîne de l'Himalaya pouvait être aperçue sur une distance considérable offrant un spectacle magnifique.
Le vol de retour fut effectué à une vitesse un peu moindre afin de faciliter le travail des photographes. Les deux appareils atterrirent à Lalbanu à 11 h 25. »
Le vol n’est pas sans quelques petits incidents, finalement réglés sans dommages : le photographe Bonnett doit faire face à « une rupture des tuyaux d'oxygène » :
« [Il] ressentit de violentes douleurs à l'estomac et se trouva sur le point de s'évanouir.
Il fut obligé de s'accroupir dans la carlingue et finit par s'apercevoir de la fissure. [Il] noua alors un mouchoir qui servit de ligature et comme l'avion commençait déjà à descendre il fut bientôt rétabli. »
De son côté, McIntyre est « victime d'une légère brûlure aux mains causée par l'élément chauffant de ses gants ».
Succès complet sur le plan aérien, le survol échoue en partie sur le plan documentaire, les deux caméras étant restées bloquées pendant une partie de la mission. Refusant de s’arrêter si près du but, Lord Clydesdale et le lieutenant McIntire se lancent, deux semaines plus tard, dans un deuxième survol, même s’ils n’en ont pas reçu l’autorisation. Le Matin s’en félicite :
« Aujourd'hui, nous fêtons le triomphe de l'insubordination, car le second survol de l'Everest, qui a donné des résultats merveilleux, a été effectué hier par deux des appareils de l'expédition Houston malgré l'ordre de rentrer immédiatement en Angleterre. […]
M. Fisher est convaincu qu'il est parvenu à tourner le plus beau film de paysages de montagnes qui soit au monde car, pendant plus d'un quart d'heure, alors qu'il dominait de 500 mètres à peine le pic de l'Everest, son appareil n'a cessé d'enregistrer un spectacle unique. »
Le 25 avril, les lecteurs du Matin peuvent découvrir les premières photos des sommets himalayens. Quant aux films, ils sont en partie repris dans le documentaire Wings of Everest (1934), qui sera récompensé aux Oscars en 1936.
Les clichés de l’expédition intègrent dès lors les fonds de la Royal Geographical Society. Au début des années 1950, leur étude – ajoutée à celle des autres photos prises lors des expéditions terrestres de l’entre-deux-guerres – aidera à trouver la voie empruntée en 1953 par Tensing Norgay et Edmund Hillary pour atteindre le sommet.