Georges Carpentier, « la première star du sport français »
Georges Carpentier est l’un des plus célèbres boxeurs de l’histoire, et l’une des premières « stars » du sport hexagonal. Au-delà des combats et grandes victoires, la presse – française et internationale – joua un rôle déterminant dans la mise en avant d’un sportif qui fut à la fois connu et reconnu.
Stéphane Hadjeras est docteur en histoire contemporaine et responsable de la mission histoire de la Fédération française de boxe. Entraîneur diplômé d’État de boxe anglaise, il a consacré sa thèse à la figure de Georges Carpentier. L’ouvrage issu de celle-ci – Carpentier, l'incroyable destin d'un boxeur devenu star – fut publié aux Éditions du Nouveau Monde en 2021, et a reçu le Prix du Document Sportif la même année.
Propos recueillis par Lucas Alves Murillo
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RetroNews : Georges Carpentier est né à Liévin, le 12 janvier 1894, et a été élevé dans un coron lensois. Quelle place tient ce milieu social d’origine dans son cheminement vers la boxe, et les premières années de sa pratique ?
Stéphane Hadjeras : Son milieu social d’origine a toute son importance. Il faut tout d’abord savoir que la boxe arrive en France au début du XXe siècle : à Paris, mais également dans le Nord, région dans laquelle voit le jour Carpentier, cadet d’une fratrie de cinq enfants. Son père est ouvrier-mineur, plus exactement brasseur – il n’est jamais descendu à la mine et travailla exclusivement à la brasserie – et sa mère est femme au foyer. Il grandit dans une famille certes modeste, mais « équilibrée », dans laquelle il est choyé. C’est un élément très important pour comprendre la fabrique du champion. La littérature et le cinéma ont tendance à raconter l’histoire de ces boxeurs « affamés », vivant dans des familles éclatées et qui grâce à la boxe prennent une revanche sur la vie. Au contraire, l’histoire démontre que le boxeur nécessite l’opposé, pour parfaitement évoluer dans le cadre d’une salle de sport ou développer son talent.
Je pense que Georges Carpentier tirait une partie de sa force mentale des siens, particulièrement sa confiance en soi, pour l’emporter. C’est une chose que je constate également dans mon rôle d’entraîneur : ceux qui sont les mieux accompagnés sont ceux qui réussissent. Enfin, en plus de sa famille, il est important de citer François Descamps [manager de boxe, qui gère les intérêts de Georges Carpentier tout au long de sa carrière, NDLR], qui découvre Carpentier et qui pousse ce dernier vers la boxe dès l’âge de douze ans.
Georges Carpentier est champion de France et d’Europe des poids mi-moyens dès 1911, à l’âge de dix-sept ans : comment peut-on expliquer cette rapide ascension ?
C’est le premier français à conquérir pareil titre. Un titre qu’il remporte en Angleterre, face à un Anglais [Young Joseph, NDLR], et dans le sport de prédilection des locaux. Georges Carpentier devient une fierté pour tous les sportsmen français, qui accusent un certain complexe vis-à-vis de leurs homologues dans bien des sports. Ces derniers ne s’attendaient pas à ce que ces « froggies », ces « grenouillards », c’est ainsi que les Français sont désignés dans la presse outre-Manche, puissent s’imposer dans ce sport, « leur » sport. Entre 1912 et 1914, ils tentent de laver l’affront plusieurs fois en lui imposant leurs meilleurs boxeurs mais chaque fois Carpentier triomphe. Au final, il leur rafle quatre titres de champions d’Europe, alors réputés citadelles imprenables : welters, moyens, mi-lourds et lourds. Les journaux sportifs français saluent largement ces victoires, comme L’Auto qui désigne rapidement Carpentier comme le « vengeur de Waterloo ».
Au sujet de la question d’origine : pour notre époque, glaner un tel titre à dix-sept ans peut évidemment paraître précoce. Dans mes recherches, j’ai rarement pris connaissance de boxeurs débutant aussi tôt leur carrière, tel un Carpentier livrant son premier combat à quatorze ans. Ce qui est surprenant chez lui ce n’est pas seulement cette précocité, mais également le volume qui est le sien : entre fin 1908, date de son premier combat, et fin 1910, il participe à trente-huit combats professionnels. On peut l’expliquer de différentes façons. Tout d’abord, le règlement de la boxe anglaise n’est pas celui d’aujourd’hui : on peut combattre autant de fois qu’on le souhaite. Autre raison, à mon sens, c’est que la multiplication des combats est aussi celle des gains, ce qui motive ce rythme effréné, tout en lui permettant de vite progresser. C’est un point essentiel.
En commençant si tôt, il a pu développer ses réflexes plus rapidement, et cela en pleine croissance. Une croissance qui fut par ailleurs entravée, ce qui l’empêchera d’être un véritable poids-lourd.
La carrière du boxeur, comme celle de nombreux sportifs, s’arrête avec le déclenchement du premier conflit mondial. En combattant dans l’aviation et en se distinguant plusieurs fois, le boxeur est-il en train d’acquérir un nouveau statut dans l’opinion publique ?
Son statut de célébrité s’affirme avant la Première Guerre mondiale. Entre les années 1912 et 1914 plus exactement. Il est devenu extrêmement célèbre, et pas seulement en France.
Surtout, c’est pour lui le début de la « visibilité », car il y a célébrité et visibilité. On peut être célèbre sans être visible, sans être reconnu. Dans le cadre de ma thèse, et en travaillant plus particulièrement sur les Unes de journaux, je me suis rendu compte que nous ne trouvons que très peu de photographies, sinon celle de Georges Carpentier. Publier une photographie engageait un certain coût, à une époque où le procédé offset n’existe pas encore [procédé permettant l’amélioration de la lithographie, NDLR]. Grâce à cela, il acquiert tout à la fois célébrité et visibilité. Il est par exemple souvent reconnu dans les rues de Paris, mais également dans celles de Londres.
Cette visibilité lui joue des tours dans le cadre du conflit. Carpentier devance l’appel, et choisit son arme : l’aviation. Il demeure un temps à Saint-Cyr, où il est affecté en tant que chauffeur d’un capitaine. À l’automne 1914, il profite de son temps libre pour passer ses soirées à Paris, et fréquenter les boîtes de nuit, ce qui nourrit les rumeurs et l’image nouvelle de « l’embusqué », du « planqué », échappant au conflit grâce à son statut. Il est d’ailleurs apostrophé par un poilu qui le reconnaît dans la rue – il est même reconnu par des hauts gradés anglais sur les terrains d’opérations. Finalement, au mois de mars 1915, après plusieurs demandes pour rejoindre le front, il est affecté au camp d’Avord dans le Cher, et il reçoit la médaille militaire et la croix de guerre pour ses faits d’armes. Tout ceci tord le cou aux différentes rumeurs circulant au début du conflit, ces rumeurs qui ont pu se nourrir grâce à la visibilité du concerné.
Justement, en plus d’être un phénomène sportif, Georges Carpentier semble aussi être un phénomène médiatique. Quels sont les contours de cette médiatisation ?
Tout d’abord, la boxe est très populaire : elle connaît un âge d’or au cours des années 1910, plus particulièrement entre 1912 et 1914. Pourquoi la boxe et pas un autre sport ? Ce sport incarne l’époque, qualifiée de « modernité triomphante » et de « barbarie de la splendeur » par l’historien italien Emilio Gentile. Il existe une certaine dichotomie dans cette époque à la fois extrêmement « moderne » et extrêmement « barbare » – le développement de l’automobile et de l’aviation face à la violence des guerres coloniales, par exemple. La boxe est une incarnation de tout ceci car mêlant violence archaïque et sophistication technique.
Selon moi, la popularité de la boxe est une métaphore de cette période. Les combats de boxe sont suivis à la fois par les élites, les classes populaires, les intellectuels, qui sont fascinés, ou encore la noblesse qui y voit une substitution au duel. Georges Carpentier est le grand représentant de ce sport populaire, mais aussi celui qui devient rapidement le porte-drapeau de la fierté française, notamment en triomphant des Anglais. On ne peut comprendre cette célébrité et cette médiatisation sans comprendre l’époque dans laquelle elles émergent.
12 octobre 1920 : conquête du titre de champion du monde des poids mi-lourds de boxe anglaise. Que retenir d’une pareille victoire ?
Par l’obtention de ce titre, il devient le premier français à être champion du monde de boxe anglaise, après avoir été le premier français champion d’Europe. Aux États-Unis, par cette victoire, Carpentier crédibilise les boxeurs français. Car pour les Américains, la boxe est avant tout une affaire d’Anglo-Saxons. Certes, avant-guerre, Carpentier s’est déjà fait un nom, en remportant un combat en juillet 1914 – le dernier avant le conflit – face à un boxeur étasunien, ce qui lui vaut une première célébrité dans le pays. Mais justement, durant le conflit, les combats continuent de l’autre côté de l’Atlantique, et Carpentier est absent de la scène durant cinq années, ce qui est très long.
En l’emportant face à Battling Levinsky en 1920 il fait taire les critiques qui le présentaient comme un boxeur de « cinéma » – car plusieurs contrats en ce sens lui sont proposés lors de son voyage aux États-Unis. D’ailleurs, plusieurs exhibitions sont organisées par les promoteurs afin de faire connaître ce « frenchie » au public américain, avant même le combat face à Levinsky.
Un an plus tard se déroule ce que la presse nomme le « combat du siècle », dans lequel Carpentier s’incline face à Jack Dempsey. Quelle est l’importance de cette rencontre dans la mythologie sportive ?
Jack Dempsey est « le » grand champion – qui assiste d’ailleurs au combat opposant Battling Levinsky à Georges Carpentier. Ce dernier rentre entre-temps en France, avant de revenir aux États-Unis, deux mois avant le combat, afin de s’y préparer sérieusement. L’erreur pugilistique de Carpentier et Descamps est de n’avoir organisé aucun combat entre sa dernière victoire face à Levinsky et l’affrontement à venir contre Dempsey. Cette décision s’explique par le contrat les liant aux promoteurs en charge de ce combat : si Carpentier s’incline avant de s’opposer à Jack Dempsey, ledit combat sera annulé et la caution déposée en guise de gage par François Descamps sera définitivement perdue. Aucun risque n’est donc pris.
Ce « combat du siècle », ou « grand match », est l’un des plus grands événements sportifs du XXe siècle, au moins jusqu’aux années 1950 et 1960. Les sommes sont colossales : c’est le premier combat dépassant le million de recettes, tandis que les bourses de Dempsey et Carpentier s’élèvent respectivement à 300 000 et 200 000 dollars. Ces dernières sont inédites.
Médiatiquement, c’est également exceptionnel : il s’agit du premier événement sportif radiodiffusé aux États-Unis, et on estime qu’environ 300 000 auditeurs suivent la rencontre. En France, le résultat parvient en moins de deux minutes, ce qui implique un quasi direct entre les deux pays. L’annonce de la défaite de Georges Carpentier s’organise via des milliers de prospectus qui sont déversés dans le ciel de Paris par plusieurs avions décollant du Bourget. Ce combat est l’un des premiers événements « monde », à n’en pas douter.
Georges Carpentier, qui se retirera des rings en 1926, tout en demeurant une figure tutélaire après carrière, est-il la première « star » du sport français ?
C’est incontestablement la première star du sport français. Tout d’abord, comme nous l’avons évoqué, c’est une figure visible. C’est un homme qui connaît le phénomène des « fans », comme on l’entend aujourd’hui ; il gagne énormément d’argent, ce qui est également lié à la « starisation ». Aucun autre sportif de son époque ne fait le poids.
Il a marqué la conscience collective. À titre exemple, on peut souligner le discours de Jacques Chaban-Delmas qui évoquera ses souvenirs d’enfance du combat face à Jack Dempsey lorsqu’il décorera Georges Carpentier de la Légion d’honneur. Sa carrière a ouvert le bal des célébrités sportives.
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Stéphane Hadjeras est historien, docteur en histoire contemporaine, responsable de la mission histoire a la FF Boxe et entraîneur diplômé d’État de boxe anglaise.