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El Ouafi médaillé d’or aux JO : Français « à part entière » ?

le par - modifié le 05/05/2021
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Tandis que le marathonien d’origine algérienne remporte haut la main les Jeux olympiques d’Amsterdam en 1928 et s’apprête à entamer une carrière professionnelle, les commentaires abondent. Souvent, ils revêtent un caractère condescendant, quand ce n’est pas raciste.

Né en 1898 à Ouled Djellal près de Biskra, dans le sud de l’Algérie alors française, Boughera El Ouafi traverse la Méditerranée pour faire son service militaire et prendre part à la Première Guerre mondiale. Il intègre ainsi le 25e régiment des tirailleurs dans les derniers mois du conflit avant de choisir de s’engager dans l’armée, participant à l’occupation de la Ruhr à l’issue de l’armistice de 1918.

Repéré pour ses talents de coureur de fond avec son profil mince et de petite taille, ses supérieurs lui offrent la possibilité de représenter son régiment lors d’une compétition militaire en 1923. Cette première course est plus que concluante : Boughera El Ouafi s’illustre et impressionne les observateurs.

Très vite, licencié à Paris au Club Athlétique de la Société Générale (CASG), il enchaîne les épreuves et devient, en 1924, champion de France du marathon couru entre Colombes et Pontoise. Dans cette dynamique, il obtient une honorable 7e place aux Jeux Olympiques de Paris le 13 juillet de la même année en un peu plus de 2 heures et 54 minutes de course.

Forcément amateur, Boughera El Ouafi est contraint de gagner sa vie en dehors de son sport comme c’est la règle à l’époque : à la fin de son engagement dans l’armée, il est embauché sur les chaînes de montage des usines Renault de Billancourt, aux côtés d’autres travailleurs notamment immigrés ou indigènes d’Afrique du Nord comme lui. Mais cet emploi qui demande une grosse débauche d’énergie ne l’empêche pas de courir et de se maintenir au plus haut niveau : désormais inscrit au Club olympique Billancourt (COB), il parcourt plus d’une quinzaine de kilomètres par jour et participe à de nombreuses courses entre 1924 et 1928 devenant une figure reconnue des épreuves de fond et surtout du marathon.

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Une médaille d’or plutôt logique

Rêvant secrètement de l’or olympique, Boughera El Ouafi est fin prêt pour l’année 1928. Il a trente ans et se sent en pleine possession de ses moyens. Son parcours vers la médaille d’or n’est pas véritablement une surprise comme on l’a trop souvent dit en alimentant la légende surfaite de la victoire presque « par hasard » d’un indigène inconnu. Au contraire, son excellente préparation, sérieuse et minutieuse, sa progression et ses résultats en font l’un des favoris du marathon des Jeux olympiques d’Amsterdam.

En effet, le 8 juillet, il remporte le championnat de France du marathon organisé entre Paris (porte de Charenton) et Melun, couru sur seulement 38,5 kilomètres devant un public enthousiaste. Cette victoire lui donne la possibilité de représenter à nouveau la France lors des Jeux olympiques. Géo André dans L’Intransigeant est persuadé qu’avec El Ouafi, redoutable champion, la France peut nourrir de solides ambitions.

Nous voici le 5 août 1928 : sur la ligne de départ de l’épreuve de 42,195 kilomètres, El Ouafi porte le dossard 71 frappé du coq bleu blanc rouge (aujourd’hui conservé et exposé au Musée National du sport à Nice). Commencée modestement, à l’image du personnage, sa course sera une longue remontée vers la victoire. Au 10e kilomètre, il n’est qu’en 20e position, mais au 32e, il comble son retard et arrive bientôt à la 3e place. Puis, à 5 kilomètres de l’arrivée, il double le Japonais Kanematsu Yamada et l’Américain Joie Ray (qui finiront respectivement 4e et 5e) et parvient finalement à remporter l’épreuve en 2 heures et 32 minutes, devant le Chilien Manuel Plaza qui arrive une trentaine de secondes plus tard et le Finlandais Martti Marttelin.

L’Excelsior salue cette formidable victoire due « à l’intelligence de la course, au courage et aux qualités athlétiques » d’El Ouafi. Dans le Quotidien, c’est Tristan Bernard formidable conteur de sport et bientôt fondateur de l’Association des écrivains sportifs en 1931 qui fustige ceux qui parlent de « chance » pour El Ouafi :

« Quelqu’un demandait si El Ouafi s’est préparé depuis longtemps au marathon

- Il s’y prépare depuis des siècles, dit quelqu’un. Car ses ancêtres n’ont jamais bu d’alcool. »

Bien raconté par le célèbre journaliste sportif Maurice Pefferkorn dans La Patrie, l’exploit sportif et en particulier l’arrivée triomphale de l’athlète devant les 35 000 spectateurs du stade olympique est salué à sa juste valeur : outre Michel Théato, vainqueur controversé du marathon de 1900, seul Alain Mimoun, un autre Français originaire d’Algérie bien plus célèbre, a réussi à obtenir l’or olympique dans cette discipline en 1956. Depuis, plus rien…

« Français », « Algérien », « indigène » ?

Une partie de la presse met en exergue sans aucune ambiguïté un exploit « français », l’un des rares de cette olympiade (seulement 6 médailles d’or au total pour la France et la seule en athlétisme). A l’instar de L’Echo de Paris ou du Journal, L’Ami du Peuple affiche sa fierté toute cocardière :

« La Marseillaise a retenti dans le stade pour une de nos victoires en athlétisme.

Il nous a fallu attendre le dernier jour du tournoi et nous avons eu enfin cette joie. Quelle émouvante satisfaction de voir un Français remporter une épreuve, l’une des plus classiques, l’une des plus glorieuses.

El Ouafi que, à vrai dire, nous considérions comme l’un des meilleurs du lot, comme celui devant nous obtenir une bonne place, mais que nous ne croyions pas capable cependant de nous valoir ce magnifique succès que nous avions espéré, nous a procuré un sublime plaisir d’une victoire. »

Pour certains tenants du « génie civilisateur » de la France aux colonies – qui se retrouveront trois ans plus tard pour célébrer l’Exposition coloniale de Paris (1931) – la victoire d’El Ouafi est un symbole de la bonne santé du système colonial. C’est ce qu’exprime le sénateur radical-socialiste Henry Béranger : il se montre en total désaccord avec les propos exprimés à plusieurs reprises sur le fait qu’El Ouafi n’est « après tout qu’un indigène d’Algérie », c’est à dire un Français de « seconde zone » et qu’il est un peu artificiel d’exciter la fibre patriotique. Fustigeant ces affirmations « inacceptables », Béranger affirme que le marathonien d’Ouled Djellal est un « vrai Français ».

Cette manière de voir le champion indigène est partagée dans la presse parisienne et locale qui, saluant cette médaille d’or ne précise pas forcément les origines du vainqueur tricolore. Toutefois, El Ouafi est parfois qualifié d’« Algérien » comme dans L’Excelsior titrant sur la « grande victoire de l’Algérien El Ouafi ».

De son côté, L’Echo d’Alger, quotidien de l’Algérie française créé en 1912 alors de tendance de gauche radicaliste, met en avant la dimension « algéroise » du héros d’Amsterdam. Il est perçu comme un « enfant du pays » avec une grande sensibilité. Pour preuve, sans tarder, L’Echo d’Alger ouvre une souscription auprès de ses lecteurs afin d’offrir « un souvenir » à ce coureur amateur méritant, « indigène algérien devenu ouvrier français ». Le titre en profite pour prétendre qu’il n’y a pas de différence entre Européens et Indigènes, El Ouafi représente tous les Algériens :

« Nous nous en réjouissons d’autant plus, nous autres Algériens, que cette victoire du muscle est la preuve de l’effort constant, de la loyale émulation aussi, qui se manifestent dans nos sociétés sportives entre Français et indigènes, étroitement unis.

C’est à Alger, au sein de l’Association Sportive Algéroise qu’El Ouafi a fait ses débuts en course à pied. Il est aujourd’hui le porte-drapeau des couleurs françaises. Nous lui disons très sincèrement : bravo ! »

La souscription de L’Echo d’Alger servira à offrir un objet d’art en, et le journal n’en doute pas, « cette souscription sera rapidement couverte par tous les admirateurs français et indigènes de celui qui, mieux qu’en des discours, a prouvé que l’Algérie c’est la France ».

Dans Le Journal à sa « Une » l’envoyé spécial à Amsterdam Edouard Helbey estime qu’« un effort sportif est un acte de foi », c’est en quelque sorte cette foi en la France qu’El Ouafi a exprimé en réalisant son exploit au prix de maints efforts. En visite à la rédaction de ce quotidien parisien à son retour des Jeux, El Ouafi voit son portrait esquissé :

« Ah ! Le brave petit Français que cet Algérien aux yeux couleur de châtaigne mure, au teint basané qu’envieraient nos élégantes, possesseur d’un petit corps fluet, presque mièvre, mais doué de muscles d’acier et d’un cœur inlassable. »

Cette victoire d’autant plus importante qu’elle est la seule de l’athlétisme français aux Jeux d’Amsterdam, suscite également quelques critiques sur le statut des indigènes. L’Humanité pointe la dimension coloniale avec une certaine ironie au diapason de l’anticolonialisme virulent du Parti communiste dans les années vingt :

« Enfin une victoire française ! C’est – ô ironie – celle de l’Arabe El Ouafi dans le marathon. »

De son côté, L’Œuvre, quotidien situé alors dans une gauche plus modérée, s’interroge à sa Une dès le lendemain de cette victoire :

« L’homme qui a représenté la France au marathon olympique d’Amsterdam s’appelle El Ouafi. Jouit-il des droits de citoyen français ? »

En réaction, Charles de Rouvre, éditorialiste et écrivain dans le quotidien La Rumeur récemment créé, dénonce l’hypocrisie de L’Œuvre en expliquant que malgré le patriotisme ambiant, El Ouafi ne sera jamais un Français à part entière car « la naturalisation s’appliquant aux indigènes n’équivaut pas la francisation ». Selon Charles de Rouvre, « l’indigène algérien restera à vie un suspect » et la trajectoire française du coureur reste celle d’une victime du système colonial que la victoire ne permet pas de gommer :

« Sans qu’on lui demandât davantage son avis, il a été soldat de France ; son temps fini, on lui a octroyé, je suppose, le beau certificat qui porte en tête ‘honneur et patrie’.

L’honneur, il le garde. Mais la patrie, il ne l’a pas. Chez lui ce n’est pas chez soi. »

Mais cette vision avant-gardiste des populations colonisées dont El Ouafi apparaît soudainement comme le porte-parole n’est pas l’opinion la plus partagée. Bernard Gervaise dans Paris-Soir, fait montre d’un autre état d’esprit : s’il ne critique en aucun cas le choix d’El Ouafi, le journaliste se laisse aller à une peur de l’invasion assez significative d’un air ambiant fait de grande ambiguïté à l’égard des populations coloniales :

« Tout ce qu’on pourrait raisonnablement voir de fâcheux dans l’aventure du marathonien arabe, c’est le bruit que sa prodigieuse fortune s’étant répandu dans les pays musulmans, tous les indigènes de nos possessions africaines vont rappliquer en France pour tenter la chance dans le nouveau filon. »

Ainsi, les réactions à la victoire d’El Ouafi permettent déjà en 1928 de mettre en lumière la complexité des identités plurielles à travers le sport dans la France coloniale.

Les sirènes du professionnalisme et de l’Amérique

Fort de cette notoriété soudaine, Boughera El Ouafi est l’objet de sollicitations d’imprésarios américains présents à Amsterdam. Dès le 12 août, il accepte de changer de statut en devenant professionnel et de signer un contrat pour partir aux Etats-Unis participer à des épreuves de courses à pied.

Passer d’amateur à professionnel est vu à l’époque comme une manière de trahir les idéaux d’un sport « pur » uniquement pratiqué pour la beauté du geste en cédant à l’appât du gain. Pour l’ancien nageur et futur cinéaste Henri Decoin dans La Patrie, Boughera El Ouafi est devenu « un gentilhomme de fortune ». Lui qui, selon Decoin, a un nom « à vendre des cacahuètes et des tapis algériens », ne sachant pas lire n’est toutefois pas fou : il préfère gagner des billets de banque que des « médailles en plomb et objets d’art en zinc ».

Dès lors, la gloire d’El Ouafi est rapidement assombrie par des commentaires réprobateurs comme dans La Rumeur. Marcel Delarbre dans L’Œuvre tire la sonnette d’alarme :

« El Ouafi était un travailleur de l’usine à qui le sport fournissait une distraction. On veut en faire une machine à courir, machine qui ne tardera pas à se détraquer […]

L’embauchage du marathonien est à joindre au dossier d’un procès qu’il va falloir engager si l’on ne veut point voir l’idée sportive tournée en dérision. »

Louis Maertens, dans La Liberté, tient des propos tout aussi prémonitoires lorsqu’il estime qu’aller aux Etat-Unis est un « mirage ». Selon lui, le marathon ne fera pas recette car il s‘agit d’une discipline besogneuse, et au final peu spectaculaire : Boughera El Ouafi aurait mieux fait « de ne pas bazarder aussi délibérément sa blanche tunique d’amateur. Mirages que toutes ces promesses de gloire et d’argent. D’autres plus malins qu’El Ouafi s’y sont laissés prendre… Et l’on amèrement regretté par la suite. »

Même avis dans Paris-Soir :

« L’Amérique, un mirage pour un coureur à pied, un petit coureur français honnête et consciencieux […] et lui, le pauvre lui, reviendra à fond de cale, raide comme un passe-lacet. »

Voilà notre champion averti ! Mais Serge Veber dans La Patrie trouve ces réserves infondées : « El Ouafi est pauvre, sans le sou, il pratique une discipline très dure, pourquoi ne serait-il pas rémunéré ? » Sortir de la misère et de l’indigénat, voilà ce que lui offre son talent comme le stipule Roland-Leinad dans Paris-Soir :

« Il avait les mains vides, il était destiné à ne jamais les avoir pleines, à être soumis à la rudesse de chefs souvent brutaux, à n’avoir jamais rien à soi, à vivre en vagabond. Comme ses frères d’Afrique, il devait rester ouvrier misérable […].

Tout à coup bonheur inespéré, l’horizon sombre se découvre. On étale devant lui gloire, richesse et honneur et on lui dit ‘prends !’. On lui offre de sortir du troupeau, de quitter la misère héréditaire.

Il accepte ! Bravo ! »

Mais cela n’empêche pas Roland-Leinad de fustiger ces Américains qui viennent « dévoyer » le sport. Ainsi, au débat sur l’identité de l’athlète s’ajoute un débat sur l’éthique du sport, qui n’est pas sans lien avec la trajectoire sociale d’un El Ouafi qui, grâce à ses qualités hors normes de coureur de fond, peut évoluer de la situation d’indigène-ouvrier à celle de millionnaire aux États-Unis.

Toute la presse affiche la photo du champion, apprêté, en costume-cravate, signant un juteux contrat (de 250 000 francs d’alors) : il s’engage à courir 10 marathons et 10 courses de 25 kilomètres pendant une période de cinq mois entre septembre 1928 et janvier 1929. Du sud-algérien à New York via Billancourt, son ascension est fulgurante.

Gloire éphémère et descente aux enfers

Le 21 septembre 1928, L’Excelsior salue l’arrivée à New York de Boughera El Ouafi à sa Une avec une belle photo de l’athlète devenu une vedette en l’espace d’un mois. Bienveillant, L’Echo d’Alger qui a finalement acheté une montre en or pour El Ouafi, résultat de la souscription auprès de ses lecteurs qui a été un succès, attendra patiemment son retour des États-Unis pour la lui offrir officiellement.

Sur place, sous l’égide de son entraineur François Quilgars (ancien athlète et éducateur sportif), les débuts sont bons avec plusieurs victoires à la clé, bien relayées par la presse. On suit sa prestation dans le prestigieux Madison Square Garden de New York sur une piste en bois de 160 mètres de tour devant plus de 10 000 spectateurs. Puis on le retrouve victorieux en Oklahoma : El Ouafi va parcourir les Etats-Unis de Boston à San Francisco et de Detroit à la Nouvelle-Orléans. Il s’agit de courses mais aussi d’exhibitions sur des « machines à courir » dans les grands music-halls.

Il devient célèbre dans ces premières semaines de compétitions, toutes concluantes. D’autant que le public américain semble se passionner pour le spectacle du marathon. Mais, à partir de novembre 1928, le vent tourne : El Ouafi, sans doute fatigué voire épuisé, commence à connaître des défaites, notamment contre l’un de ses concurrents du marathon d’Amsterdam, Joie Ray, originaire de l’Illinois, lui aussi devenu professionnel après les Jeux olympiques. Très vite, il ne fait plus recette comme le titre La Patrie et ses dernières courses plus ternes laissent à penser qu’il n’aura pas d’autres contrats.

Revenu en France en bateau, il débarque au Havre début février 1929 et arrive à Paris, où il reçoit encore les honneurs de la presse : il se rend ainsi dans les locaux parisiens de L’Echo d’Alger pour recevoir sa montre. La réception est joyeuse : très touché El Ouafi remercie le public français de métropole et d’Algérie.

Il se confie ensuite à Paris-Soir, mine superbe, souriant et visiblement dans l’aisance financière. Il affirme avoir été très bien reçu par les Américains et aussi par la colonie française sur place. Le champion décide alors de partir pour l’Algérie à Ouled Djellal, voir ses parents et sa famille qu’il n’a pas vus depuis six ans.

El Ouafi semble en escale pour de nouveaux projets mais cette pause sonnera comme un coup d’arrêt. Les projets de nouveaux contrats s’étiolent et la carrière d’El Ouafi s’arrête quelques mois à peine après son exploit d’Amsterdam. Banni des amateurs, délaissé des professionnels, il ne peut plus courir en compétition.

A partir de fin 1929, c’est dans la chronique de faits divers que l’on retrouve l’athlète : bagarre dans un bar du Quartier latin, passage sans suite devant le tribunal correctionnel pour dette non acquittée, hospitalisé pour maladie, situation de chômage et de dénuement. Boughera El Ouafi n’ayant pas pu, pas su faire fructifier ses gains acquis aux Etats-Unis, est ruiné comme le précise Le Matin en 1938.

Dans L’Œuvre, Georges de La Fouchardière, écrivain et journaliste réputé, dessine la trajectoire malheureuse d’El Ouafi à la manière d’un conte philosophique. Ayant placé son argent dans de mauvaises affaires, roulé par un conseiller financier peu scrupuleux qui l’a dépouillé, l’ex-marathonien se retrouve sans ressource. Envoyé une nouvelle fois en correctionnelle sans comprendre véritablement pourquoi, il sera acquitté, ruiné mais « libéré en quelque sorte », comme il le précise.

Ainsi, l’histoire de la gloire éphémère d’El Ouafi se termine bien tristement. La notoriété du « petit indigène » qui a porté haut les couleurs de la France n’a pas dépassé le temps de l’olympiade de 1928. Le 18 octobre 1959, dans un café de Saint-Denis, en pleine guerre d’Algérie, Boughera El Ouafi est tué par balle lors d’une altercation entre Algériens aux circonstances encore incertaines.

À cette époque, son nom était tombé dans l’oubli, sauf pour Alain Mimoun – lui aussi originaire d’Algérie – qui avait tenu à saluer son glorieux prédécesseur lors de sa victoire fameuse au marathon des Jeux olympiques de Melbourne en 1956. Une souscription avait été ouverte pour lui venir en aide sous l’impulsion d’un Mimoun généreux et reconnaissant.

Enterré au cimetière musulman de Bobigny, Boughera El Ouafi est peu à peu sorti de l’oubli depuis la fin des années 1990 grâce à l’action de sa famille, l’intérêt de la mairie de Saint-Denis mais aussi celui des historiens du sport, qui y voient une figure si emblématique pour notre société actuelle dans la relation entre le sport et questions coloniales.

Yvan Gastaut est historien, maître de conférences à l’UFR Staps de Nice. Il travaille notamment sur l’histoire du sport et celle de l’immigration en France aux XIXe et XXe siècles.