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Quand la France vibrait au rythme de la biguine

le par - modifié le 07/02/2022
le par - modifié le 07/02/2022

Dans la lignée de la samba et du tango, la biguine antillaise fait une apparition remarquée dans les dancings parisiens des Années folles. La presse métropolitaine s’en fait l’écho, non sans éviter malentendus et clichés.

Brassant les rythmes et les musicalités de l’Afrique, de l’Europe et des Amériques, la biguine est à elle seule un carrefour perméable aux influences culturelles du monde. C’est à travers ses sources insulaires de la Martinique, Guadeloupe et Guyane que ce genre musical et cette danse émergent pendant la période des colonies et plantations.

Avant d’être popularisée sur le devant de la scène parisienne, son rayonnement se traduit surtout dans l’ancienne capitale martiniquaise de Saint-Pierre (de la fin du XIXe siècle jusqu’à 1902). Selon Ernest Léardée, célèbre musicien martiniquais de l’époque, la biguine résulte de cet « étonnant amalgame réalisé au XIXe siècle entre l’affectation précieuse des danses de salon européennes, et le battement syncopé, envouté et puissant que les esclaves africains, avec leurs croyances et leurs cultes, avaient apportés dans leur sang ». D’après le musicien, elle « participait à un certain équilibre social. On profitait de n’importe quel fait divers apte à canaliser, dans un sens ou dans l’autre ».

Après l’éruption de la montagne Pelée en 1902, la profusion créative s’étiole brutalement, puis reprend graduellement un nouvel éclat avec le retour au pays du clarinettiste Alexandre Stellio en 1919.

Se produisant d’abord en Martinique, au cinéma Gaumont de Fort-de-France pour la réalisation de musiques dans les films muets de l’époque, Ernest Léardée et Alexandre Stellio s’embarquent ensuite pour Paris où ils contribueront à propulser la biguine dans la vie culturelle parisienne. A leur arrivée, ils immergent dans l’univers du bal de biguine emblématique, situé au 33 de la rue Blomet animé par un orchestre antillais, sous la direction du pianiste martiniquais Jean Rezard-Desvouves.

Il semblerait que dans la presse française, ce « bal nègre » soit déjà entaché d’une image négative en raison de l’affaire Jane Weiler. En décembre 1928, à la sortie du bal Blomet et d’autres bals de Montparnasse, Madame Weiler appartenant à la bourgeoisie parisienne commet le meurtre de son mari. À la suite de ce fait divers, la « presse moralisatrice ne manquait pas de souligner le lien entre cette dépravation et les lieux de distraction nocturne que constituaient les boîtes de nuit et cabarets exotiques ».

« Le ‘Bal Nègre de la rue Blomet’, l’un des théâtres du drame, était mis au premier plan […] le journal Détective consacra en octobre 1929 un long article à cette affaire, avec en première page le titre accrocheur : ‘Du bal nègre…à la cour d’assises’ ».

Pour autant, cette étiquette dépréciative n’atténue en rien l’effervescence qui se crée autour de la biguine et des « bals nègres ». D’ailleurs, la presse française relaie de façon très récurrente tout cet engouement qui ne peut être nié dans la capitale parisienne avec la profusion de bals qui se tiennent dans des cabarets comme La Jungle, Le Tagada, la Boule Blanche, les Antilles, le Pélican, L’élan noir, la Canne à sucre.

Le quotidien Paris-soir diffuse très fréquemment (de 1930-1932) les programmations de spectacles de biguine animés par les musiciens antillais, ainsi que par les chanteuses et danseuses telles que Jenny Alpha, Moune de Rivel, Nelly Lungla et Léona Gabriel. Léardée confirme que des musiciens comme Stellio sont approchés par la maison de disques de renom ODÉON pour y enregistrer cinq biguines et cinq mazurkas dont « Serpent maigre ».

Deux facteurs principaux, tous deux reliés à l’exotisme pourraient éclairer cet attrait parisien qui se cristallise autour de la biguine. Tout d’abord, amorcée en 1927 par les intellectuels surréalistes et les artistes « Montparnos » « en mal d’exotisme » qui avaient commencé à fréquenter les bals nègres de la rue Blomet, la période d’apogée de cette culture musicale a été portée par l’Exposition Coloniale qui s’est tenue à Paris du 6 mai 1931 au 15 novembre de la même année (Léardée).

Pour faire rayonner cette exposition dont la visée était de promouvoir « l’œuvre de la colonisation » (L’école et la vie 1931) dans les colonies françaises, d’importants travaux ont été mis en œuvre avec l’aménagement de pavillons dédiés à mettre en lumière leurs cultures et traditions. D’après les recherches de Meunier, lors de cet évènement qui a accueilli au total environ 8 millions de visiteurs, des bals antillais animés par les orchestres de Stellio et Sam Castendet se tenaient tous les jours de 16h à 19h et de 21h au Pavillon de la Guadeloupe. Le témoignage de Léardée nous permet d’ailleurs d’imaginer l’ébullition de cette époque au Blomet :

« Il arrivait parfois jusqu’à vingt cars dans la même soirée et, quand la salle était bondée au point de ne plus pouvoir rentrer, je présentais, au son d’une biguine forcenée, le ballet antillais de mes danseuses en costume folklorique pour que la place fut libérée, et que d’autres visiteurs pussent accéder à la galerie qui leur était réservée, surplombant la salle. »

Si la biguine était déjà popularisée comme un must-do dans la capitale parisienne aux côtés d’autres « danses du monde en vogue comme le tango, le fox trot, le charleston ou encore, le black bottom » (Le petit provençal 1927), cet engouement va être perpétué après l’Exposition coloniale. Selon L’Écho de Paris en 1935, « Tout-Paris allait s’écraser dans ces dancings sous-terrains ». On assiste même à des « championnats de biguine » rapportés par L’Ami du peuple en 1932.

Appartenant à la « riche flore coloniale de chansons et de danse » de la France (La République), la biguine occupe une place de renom dans d’autres évènements historiques qui ont marqué Paris, notamment lors du tricentenaire de la colonisation, « célébré » en 1935 avec l’organisation de la grande nuit antillaise à l’Opéra de Paris le 14 novembre 1935. En présence du Président de la République Albert Lebrun, cette soirée a été animée par huit orchestres antillais dont celui de Stellio. L’envergure de la biguine a été aussi soulignée lors de l’Exposition internationale de 1967 au Centre des Colonies et des Dépendances d’Outre-Mer.

Par ailleurs, selon Jean-Pierre Meunier, les mélodies et cadences de la biguine ont un retentissement régional puisque des musiciens comme Sam Castendet jouent des biguines, mazurkas et rumbas à l’Agada Biguine (Bordeaux) et au Massilia (Toulouse).

Pour revenir au paysage de diversité culturelle et musicale qui colore le Paris des années 1930, plusieurs revues d’époque soulignent les affinités de la biguine avec d’autres musiques, rythmes et danses du monde. Par exemple, dans L’Intransigeant, les résonances entre la biguine et la rumba sont évoquées de façon récurrente, notamment dans un article de 1932 s’intitulant : « La biguine va-t-elle détrôner la rumba ? »

Dans une section dédiée aux productions musicales du moment, Émile Vuillermoz de L’Excelsior souligne la profusion de biguines, rumbas et rumbas-biguines qui se répandent sur la scène culturelle. Cette affiliation de rumba-biguine se traduit non seulement dans la musique, mais aussi dans la création d’une « danse nouvelle », fruit du « dosage parfait » ayant été réalisé par « son père, M. Valentin de Suména » avec « quelques légers déhanchements pour la part biguine » et « des pas laissant se promener les hanches pour la part rumba » (L’Intransigeant 1932).

D’autre part, avec l’éclosion du jazz age à Paris dans les années 30 (résonnant ainsi avec le jazz age américain et la renaissance de Harlem quelques années plus tôt), les musiciens afro-américains et antillais sondent plus en profondeur les résonances qui les ralliaient déjà à travers leur histoire musicale parallèle. Si Stellio propose une version de biguine aux accents de la Nouvelle-Orléans (avec des improvisations et des conversations entre les musiciens), selon Prieto, les jazzmen américains en résidence à Paris (tels que Charles Trenet et Oscar Alemán) incorporent eux aussi des biguines dans leur répertoire, enrichissant ainsi leurs musiques de ces frottements interculturels.

En plus de ses relations poreuses au jazz et à la rumba qui ouvrent sur le monde, les influences européennes de la biguine, inspirées de la polka, quadrille, mais aussi (selon Le petit provençal 1927) du « menuet » et de la « pavane » ont certainement contribué à cette ampleur acquise dans la culture française.

Toutefois, tel qu’on peut le noter dans le Ménestrel en 1931, le sentir de cette familiarité européenne avec la biguine s’exprime à travers un discours condescendant et paternaliste dont le lexème infantilise les colonisés. En évoquant la « formation de la vie musicale en Martinique », Christian Descormiers avance que cette dernière repose sur « l’influence marquée de la France », ainsi que sur « l’enfantillage » qu’il perçoit à travers les formes responsoriales ; héritages africains et signatures marquées que l’on retrouve dans les musiques africaines et afro-descendantes. C’est d’ailleurs à travers ce prisme ethnocentrique et cet attendrissement teinté de nostalgie qu’il va avancer au sujet de la biguine que :

« De toute la musique exotique de l’Exposition, c’est bien certainement celle que nous sentons la plus proche de nous, celle qui nous va le plus au cœur, parce que nous y trouvons la légèreté claire et brillante de notre race, et comme l’écho d’un monde qui n’aurait pas vieilli. »

Manifestement, il est fréquent de relever dans la presse française de l’époque, les accents de ce filtre de l’exotisme pour brosser des descriptions à la fois exaltées, simplistes et méprisantes de l’expressivité des Antillais dans leurs pratiques culturelles. Dès lors, s’opère une forme de décontextualisation (par méconnaissance ou oblitération de l’histoire et des conditions de vie et de travail des colonisés) pour mieux projeter un décor exotique sur ces « autres » qui fascinent avec leurs « teintes, nuances de cannelle, de café au lait avec une floraison de cheveux crêpelés, fulgurants, indisciplinés » (La Femme de France 1931).

Selon L’Intransigeant (1932), les « corps à corps » des danseurs de biguine permettent ainsi de « retrouver l’atmosphère de la Martinique et de ses plantations » et d’imaginer ce « peuple dont le climat généreux et une nature luxuriante ont comblé tous les vœux en lui laissant bien des heures de joie, d’amour et de douceur de vivre » (Le Ménestrel 1931). Ces portraits évacuent ainsi l’agentivité de ces populations antillaises, qui accusant un « retard social » dans leur pays, créent à partir de leur « nonchalance », le « charme » de leurs chansons. Cette tendance est aussi corroborée par la revue communiste Regards (1936) :

« La population ne songe qu’a flatter et non à protester, elle [la biguine] porte les marques évidentes de cette origine. Elle n’est point tragique comme le blues, il n’y a rien en elle de grand. »

Contrairement à des écrivains martiniquais comme Aimé Césaire et Édouard Glissant qui s’attachent respectivement à dépeindre dans leurs œuvres les cicatrices traumatiques de leur peuple dans la société coloniale (Cahier d’un retour au pays natal, 1939) ou soulignent les symboliques des musiques créoles enfantées dans les « laboratoires des plantations » pour témoigner de l’évolution de la « parole ravalée » en « cri du monde », Regards (1936) présente quant à elle la biguine comme une « musique sautillante et léchée telle la romance française à qui elle doit beaucoup, témoigne d’un souffle court ».

Conjointement, cette logique de binarisme et de hiérarchisation entre la métropole et la colonie imprègne aussi la trame du discours parental et des bonnes mœurs qui se cristallise dans plusieurs articles d’époque. A travers ce filtre moral, des avis catégoriques et d’autres plus nuancés s’indignent ou encore, suggèrent la nécessité de policer la biguine pour atténuer ces « déhanchements » quelques peu dérangeants.

Selon une étude menée dans Paris-Soir (1932) auprès de personnalités mondaines afin de savoir si « la biguine et la rumba s’introduiront dans les soirées mondaines », M.A. de Fouiquières dit ne voir « aucune raison pour que la ‘Biguine’ et la ‘Rumba’ ne soient pas dansées ce printemps à Paris. Il faut de la nouveauté et de la diversité […] tout est dans la manière de les danser […] Il y aura toujours des gens vulgaires et d’autres qui ne le sont pas et ont la manière ». Selon le comte de Béarn, « […] telle qu’on la danse, la biguine ne peut pas encore prétendre à être présentée dans le monde ». Toujours dans Paris-Soir, il est à noter également que la biguine est interdite à Budapest en raison de ces mêmes aspects dérangeants.

A contre-courant de ces deux tendances exotique et moralisatrice, une autre branche de discours s’observe. Bien qu’étant rares, certains points de vue mettent l’emphase sur une appréciation des richesses de l’univers musical de la biguine, sans pour autant la restreindre dans une étiquette de décoration exotique. Ce regard se traduit tôt dans Le Soir (1927) où le journaliste livre son appréciation musicale en soulignant la dimension conversationnelle de la biguine :

« […] C’est tout un poème […] une vraie conversation où les pas remplacent les mots […] la clarinette renchérit sur les audaces du saxophone, la contrebasse baigne les sons de cuivre de ses vibrations graves. »

De même, une autre posture critique, tirée cette fois-ci de L’Excelsior (1932), récuse les formes de mimétisme méprisant, révélatrices d’une incompréhension de la symbolique de la danse :

« Les couples parisiens les transforment en caricatures assez lourdes et assez grossières, des mouvements et attitudes qu’ils s’efforcent vainement d’imiter. »  

En plus de ces brèches de regard qui tendent à se détourner des grilles exotiques, quelques positions éclairent la façon dont la biguine favorise la création d’un nouvel horizon inclusif au sein duquel les diversités culturelle et sociale se brassent : « sans distinction de couleurs ou de classes, tout le monde peut danser ici » (L’Excelsior 1928). Cette observation résonne d’ailleurs avec le témoignage de Léardée qui évoque l’idée d’une « cérémonie rituelle où tous les peuples communiquent dans une même passion du rythme et de la danse ».

En somme, en dépit du solide ancrage de l’engrenage des projections exotiques dans la société française, l’écosystème interculturel parisien vibre à travers les rythmes créoles de la biguine, du jazz, de la rumba et du tango, tous porteurs d’histoires et de messages symboliques de présence. Ce paysage polyrythmique contribue tout de même, dans une certaine mesure, à l’amorce d’un cheminement qui se met en place pour rafraichir graduellement les consciences et créer de nouveaux canaux de rencontres et de célébrations interclasses et interculturelles.

Pour en savoir plus :

Boutant, Aurélie. « De la biguine au jazz caribéen : Expressions créatives insulaires et archipéliques », in : Ethnologies, vol 41, no. 2, 2019, 67-88

Prieto, Eric. « Alexandre Stellio and the beginnings of the biguine », in: Nottingham French Studies, vol 43, no. 1, 2004, 30-38

Rosemain, Jacqueline. Jazz et biguine. L’Harmattan : Paris, 1993

Glissant, Édouard. Poétique de la relation. Gallimard : Paris, 2004 [1990]

Meunier, Jean-Pierre. La Biguine de l’oncle Ben’s : Ernest Léardée raconte. Paris, Editions Caribéennes, 1989

Meunier, Jean-Pierre. « La biguine à Paris : Migration et mutation d’une musique métisse de la Caraïbe », in : Médiathèque Caraïbe

Aurélie Boutant est chercheuse en littérature comparée, chargée de cours à l’université de Montréal. Elle travaille notamment sur les transmissions intergénérationnelles des musiques dites « du monde ».