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Haro sur le Coca ! Les communistes contre la « coca colonisation » américaine

le par - modifié le 18/08/2022
le par - modifié le 18/08/2022

Archétype de la production alimentaire de masse américaine, le Coca-cola devient dans l’après-Seconde guerre un repoussoir absolu pour toute la gauche marxiste française. Les articles au sujet de la « propagande cocaoliste » se multiplient, jusqu’à devenir une obsession.

Au départ, quand il apparaît en France au tout début des années vingt, le Coca-Cola, n'est pas vu par les communistes comme la boisson de l'impérialisme américain. Ainsi, en 1936, lors d'une exposition de la presse et de la littérature du Front populaire, L'Humanité vante cette « boisson stimulante et d'un goût délicieux » offerte à tous les visiteurs par « le Cabaret du Front Populaire ». En 1939, Elsa Triolet qui déambule dans l'exposition internationale de New-York, évoque aussi sans animosité la présence dans « Les rangées de kiosques avec des boissons glacées, des jus de fruits, le lait, du 'fameux Coca-Cola' ».

Il faut attendre la guerre froide, avec le plan Marshall d'aide à la reconstruction de l'Europe (pour les communistes, « Le plan américain d'asservissement de l'Europe », France Nouvelle, 25 octobre 1947) pour qu'une campagne s'organise contre « l'invasion » de la boisson américaine sur le sol français. Les prémices de ces attaques apparaissent dès 1947, notamment dans un article de Jean-François Rolland du 7 février intitulé « Le Caire. Plaque tournante de l'Orient » qui évoque sa présence en Égypte, et plus largement celle des Américains, motivée par leur intérêt pour le pétrole du Moyen-Orient :

« Vous vous promenez dans les rues de la ville européenne, vous êtes étourdis par le passage incessant des voitures de luxe, silencieuses, aux carrosseries brillantes, bleues, crèmes, noires, vertes, blanches, des Studebaker, des Ford, des Chrysler. Voilà le domaine de l’expansion américaine : les voitures de luxe et le Coca-Cola.

A tous les coins de rue, dans tous les bars, la petite glacière rouge avec l’inscription : ‘Drink Coca-Cola !’. Les Américains s’intéressent de près à l’Égypte. »

Le 14 février 1947, le ton est encore apaisé, car le Coca reste avant tout pour les Américains à cette date. Dans Ce soir, Charles Weinberg salue ainsi le prochain départ des derniers GI's présents à Paris, en rappelant leur « addiction au Coca » : en attendant leur départ, ils « devront oublier provisoirement le goût des crèmes glacées, du Coca-Cola et se contenter, à la terrasse de nos cafés, des vins d’appellation contrôlée ou des apéritifs de chez nous qu’ils apprécieront, si les prix ne leur gâchent pas le plaisir. »

Mais, dans les semaines qui suivent l'éviction des ministres communistes du gouvernement français (5 mai), la tonalité change rapidement. On peut alors découvrir un article de l'écrivain Roger Vailland dans Action sur « Le Coca-Cola à la conquête du monde » (publicité dans L'Humanité du 27 mai 1947). Plusieurs articles de Ce soir reviennent la même année sur l'impérialisme américain en Egypte, faisant cette fois de manière explicite du Coca-Cola l'une des armes principales de la culture américaine, avec d'autres produits culturels, comme le Reader's Digest :

« Buvez du Coca-Cola

La ‘culture américaine’ envahit l’Égypte. La nuit, au-dessus des buildings, étincellent les lettres rouges : ‘Drink Coca-Cola’ boisson fraîche et hygiénique, Coca-Cola, la santé de l’Amérique !

Et à tous les coins de rue on trouve la cassette rouge aux lettres blanches, ‘Drink Coca-Cola’, les vitrines des marchands de journaux sont pleines de pin-up girls, les photos des danseuses ou d’actrices égyptiennes sont aussi présentées dans ce style.

La technique pin-up prime sur le marché, et ce genre d'érotisme est particulièrement efficace dans les pays musulmans où la condition inférieure des femmes les tient éloignées des Jeunes gens, dans un monde séparé. »

En 1947, c'est plutôt dans le domaine du cinéma qu’on note la présence d’un antiaméricanisme qui déborde largement les rangs des communistes. Après l'enthousiasme de la Libération, on assiste à un rejet multiforme de la présence américaine, en particulier depuis la signature, en janvier 1946, des Accords Blum-Byrnes qui autorisent notamment la libre pénétration du cinéma américain en France en échange d'avantages financiers (on efface la dette française).

Une large partie de la profession se mobilise alors pour défendre le cinéma français. En juillet 1947, ce n'est donc pas seulement L'Humanité, mais la majorité de la presse de gauche qui dénonce ce vecteur du « soft power américain». Selon Combat, le journal issu de la Résistance, le retour massif de films américains (qui étaient présents avant la guerre sur les écrans hexagonaux), va modifier les comportements culturels des Français, qui « apprendront à boire du Coca-Cola, à manger du maïs, à mastiquer de la gomme » et à montrer « les voies du seigneur ».

En 1948, avec l’entrée en vigueur du plan Marshall pour quatre ans en France (avril 1948-mais 1952), et surtout à partir de la fin de l'année 1949, la bataille s’intensifie. En avril 1949, Annabella Bucar (Ce Soir, « On nous impose les mensonges, comme la Coca-Cola »), une diplomate américaine passée à l'Est et mariée à un chanteur soviétique, attaque les vertus supposées du Coca-Cola et le pouvoir médiatique des lobbys industriels américains qui répandent, selon elle, mensonges sur mensonges :

« À tous les carrefours et dans toutes les rues des villes américaines, sur toutes les chaussées, des affiches exaltent les qualités d’une boisson rafraîchissante : ‘Coca-Cola’.

Des millions d’Américains croient aveuglément aux affirmations des panneaux-réclame selon lesquels la Coca-Cola est bonne pour la- santé et ‘élève la tonicité de la vie’, affirmation mensongère contre laquelle la revue de l’Association des médecins américains s’est élevée en prouvant maintes fois que cette boisson dissout, au contraire, progressivement l’émail des dents et les détruit. »

L’idée qui se répand alors est simple. Partout où sévit l'impérialisme américain, le Coca (dont il est le symbole) règne en maître. Sa « caféine nocive » est imposée aux enfants dans les écoles au Brésil, proclame Ce Soir (27 octobre 1949) ! L'Émancipateur va même jusqu’à parler « d’une mixture quelconque, à base de stupéfiants ».

Il faut préciser que, depuis 1935 (en dehors de la période du pacte germano-soviétique de 1939-1941), les communistes mêlent les drapeaux français et les drapeaux rouges, en se revendiquant autant comme des patriotes français (c'est alors l'emblématique « parti des 75 000 fusillés » de la Résistance), que comme des partisans de l’URSS. C'est un « socialisme aux couleurs de la France » (Jean Vigreux) que promeut ainsi le parti de la classe ouvrière. La référence nationale est donc centrale, notamment pour contrer les attaques contre un parti accusé de faire le seul jeu de l'URSS.

Dans cette France qui souffre encore de pénuries, les arguments des communistes sont donc d'abord économiques. Il s'agit de défendre l'indépendance économique française contre l'impérialisme américain. En janvier 1949, L'Humanité proteste ainsi contre les décisions imposées par l'administration du plan Marshall en France au gouvernement français. Le journal refuse :

« 1° Qu’il entérine l’accord imposé pour la fabrication en France, sous crédits américains, de Coca-Cola par la société Pernod Glacières de Paris.

2° Qu’il importe, au titre du plan Marshall, pour un milliard 200 millions de francs de lait écrémé en poudre américain, invendable à cause de sa mauvaise qualité et dont le besoin ne se faisait nullement sentir. (...) »

En novembre 1949, une grande enquête de Pierre Hervé dans L'Humanité sur le Plan Marshall dénonce plus précisément les pourparlers entre la société Coca-Cola et le gouvernement français. « Serons-nous cocacolonisés ? » s'interroge le journaliste, utilisant ainsi une expression qui s'est pérennisée :

« On ne peut pas dire que la France soit un pays pauvre en vins de comptoir, bières, cidres et eaux minérales. On fabrique chez nous assez de limonades et de jus de fruits.

De nombreuses entreprises, grandes ou petites, seraient directement menacées par la pénétration sur le marché français de la boisson, dite hygiénique, appelée Coca-Cola. »

En décembre, c'est au tour de Ce soir de reprendre cette thématique de la colonisation du monde par le biais du Coca-Cola :

« Le Plan Marshall, qui ouvre aux investissements de capitaux américains et aux produits made in U.S.A. tant de pays du monde, n’a pas manqué de faciliter cette expansion.

En Europe, la Belgique a subi le premier choc. Elle boit déjà 12 bouteilles par an et par habitant. L’Italie, attaquée plus récemment, absorbe déjà ses 10 bouteilles. La Suisse et l’Allemagne occidentale sont aussi touchées par la propagande cocacoliste, qui n’épargne ni l’Afrique du Nord ni l’Égypte ni les pays de l’Amérique latine et de l'Asie.

Alors qu’il fallut 25 ans de publicité intense pour atteindre à New-York une cadence de ventes correspondant à 1 million de caisses de bouteilles par an, ce rythme fut obtenu en 12 ans à Mexico, en 6 ans et demi à Buenos-Aires, en 4 ans et demi à Montevideo, et en 10 mois seulement au Caire ! Disposant de toutes ces bases stratégiques Coca-Cola s’apprête à faire de la France sa 39e colonie. »

La société Coca-Cola est vue comme une armée agressive dont « l'État-major a divisé la France » en « 12 zones » d'occupation.

Certains journaux communistes vont même plus loin. Derrière le Coca-Cola, il y aurait l'O.S.S (l'Office of Strategic Services créé en 1942, déjà devenu la CIA depuis 1945) déclare L'Eclaireur de l'Ain, le 22 avril 1950. Les agents de Coca sont donc des espions en puissance !

Par ailleurs, en dehors des grandes banques, derrière le Coca-Cola, il y a tous les trusts américains et même… le Ku-Klux-Klan. Et, preuve supplémentaire de la toxicité de l'affaire, c'est l'avocat du traître Kravchenko qui défend aussi « Coke » ! En effet, dans sa plaidoirie, maître Izard, tout en étant obligé d'avouer que le Coca contient de l'acide phosphorique, ose prétendre que « ce n'est pas pour cela un poison »…

La riposte communiste déborde largement la presse. Des manifestations contre le Coca-Cola sont organisées. Finalement, à la fin de l’année 1949, des députés communistes vont déposer des amendements à une proposition de loi sur les ventes de « produits non alcooliques », en demandant purement et simplement l'interdiction de la vente et de la « fabrication de cette suave boisson », comme le raconte sous le mode ironique un article de L'Humanité du 8 décembre 1949. Cette lutte parlementaire, largement relayée, fait ainsi complètement basculer la question sur le terrain politique et diplomatique.

Bien entendu, toute la presse n’est pas d’accord avec les communistes. Un journal démocrate-chrétien proche du MRP (Mouvement républicain populaire) au pouvoir comme L'Aube, déplore cette « affaire Coca-Cola », qui met en péril les exportations françaises de « liqueurs, eaux de vie et cordiaux » et autres champagnes et vins mousseux outre-Atlantique. Ceci, alors que « ni les Canadiens ni les Américains ne sont des dégénérés » et qu’« au demeurant, l’alcool que tant de nos compatriotes absorbent n'est-il pas nuisible au développement moral et physique de l’individu ? »

En effet cette lutte, qui touche les intérêts américains, remet en cause les accords signés par la France. Son ampleur provoque dès lors une contre-attaque aux Etats-Unis où une campagne antifrançaise est menée par les médias, le président de la Coca-Cola Export Corporation ou même des patrons de boîte de nuit (Combat, 15 mars 1950). Tous appellent au boycott des produits français, notamment du champagne. Même le président Eisenhower menace de représailles douanières les vins français.

Le gouvernement MRP est gêné. Il voudrait ménager les producteurs de vin, mais il fait face à de vives tensions diplomatiques. Finalement, le 28 février 1950, même si le PCF domine l'Assemblée avec 182 députés, les amendements communistes ne sont pas acceptés. Et le 6 juin 1950, le Conseil de la République entérine cette décision. Le Coca-Cola reste autorisé même si les parlementaires décident de vérifier sa dangerosité (l'enquête du Conseil supérieur de la santé se conclut négativement en 1954) et que sa publicité est contrôlée. C'est donc malgré tout une petite victoire pour les communistes, qui craignaient qu'avec  leur « 1 milliard et demi de publicité » Coca-Cola puisse « espérer vendre en 1952, 40 petites bouteilles à chaque français. »

Selon le PCF, bien sûr, tous les patrons d’estaminets, et même tous les Français tentent de contrer l'invasion. Ainsi, encore en décembre 1951, une « Association pour encourager au bon vin » renoue avec la pratique du vin chaud autour des quais de Bercy, où se concentrent encore de nombreux négociants. En fait, en grande majorité, ni les limonadiers – et encore moins les patrons de café, dont les revenus sont très faibles – ne s'opposent vraiment à la boisson américaine.

En France, la filiale de Coca-Cola a d’ailleurs mis en place une vaste offensive de commercialisation, en leur offrant de nombreux cadeaux. Elle essaye même de faire de la publicité dans la presse ennemie, ou d’envoyer des VRP en mission dans les « terres rouges ». Évidemment, la presse communiste refuse catégoriquement cette « boisson insipide » et la « coca-colonisation ». Quant aux agents de Coca-Cola, ils sont tournés en dérision dans un film de propagande de Raymond Vogel au titre explicite : Les Américains en Amérique ! (1950), ou des vendeurs de « flacons de Coca » sont jetés dehors d'un bistro par les clients et le patron unanimes.

Les producteurs français de jus de fruits, concurrencés, soutiennent cette campagne contre le Coca-Cola, mais ne sont pas les plus actifs. Les producteurs de boissons anisés sont eux du côté du Coca-Cola. En effet, ils se sont d'abord vus retirer le droit de commercialiser l'absinthe en 1915, et, sous le régime de Vichy, le pastis, pourtant seulement autorisé en 1938 (l'interdiction va cependant être levée dès 1951). Certains, comme la société Pernod ou Cordial-Médoc, vont donc signer des contrats avec les Américains.

Les communistes prennent ainsi la tête de mouvements défendant le vin contre ce symbole de la consommation de masse américaine qu'est le Coca-Cola. Un journal va cependant rappeler avec humour que la boisson issue du cola n'est pas une invention américaine, puisque Frédéric Mistral en évoquait déjà la présence en Provence.

Mais face au danger, une improbable alliance s'est nouée entre le lobby du vin touché par une crise de surproduction, qui n'arrive plus à écouler ses stocks, et le PCF et ses organisations de masse. Pour les communistes, le gouvernement veut tout simplement vendre l'agriculture et l'industrie française aux trusts américains, en privant les ouvriers de leurs boissons préférées.

« Après deux ans d’aide américaine... Le Coca-Cola va-t-il supplanter nos vins de Sancerre, de Quincy et de Châteaumeillant... avec l’accord du gouvernement marshallisé ?

Après la betterave à sucre, après le tabac, va-t-on s’attaquer à la culture de la vigne ? Telle est la question que peuvent, aujourd’hui, se poser les vignerons du Sancerrois, de Quincy, de Châteaumeillant, de Saint-Amand et d’ailleurs. »

Alors que le pays subit encore de profondes pénuries (notamment d'essence) et un rationnement qui dure, le vin est fêté comme une boisson nationale indispensable pour la santé de chacun. « Le vin, pour les Français, est une denrée de nécessité vitale ». Aussi, sur tous les plans, même sur le champ littéraire des « Batailles du livre », « il ne faut pas que triomphe le Coca-Cola sur le vin ».

A l'époque, il est vrai, des traités de médecine en vantent encore les bienfaits thérapeutiques, et, jusqu'en 1956, les enfants peuvent toujours en boire à l'école pour être plus forts !

Mais, même si la production et la commercialisation se poursuivent, il est clair que la campagne communiste a du succès dans l'opinion. En 1950, le journal de la gauche chrétienne Témoignage Chrétien semble ainsi prendre parti pour le parti des ouvriers, même s’il oppose ironiquement le coca à la vodka :

« Si vous dites que vous n’aimez pas ce breuvage, on vous répondra sur un ton aigre-doux : ‘Monsieur préfère sans doute la vodka ?’

Et vous serez noté incontinent comme cryptocommuniste et saboteur du plan Marshall, ce qui peut vous mener loin... »

Et même si, en 1960, le Coca-cola deviendra la boisson la plus consommée dans 135 pays du monde, on continuera longtemps à boire en France moins de Coca que partout ailleurs en Europe. Et surtout, le vin restera – et reste d’ailleurs encore aujourd'hui – la boisson préférée des Français !

Pour en savoir plus :

Michel Winock, « L’antiaméricanisme a la vie dure », in : Les Collections de l’Histoire, N° 7, février-avril 2000

Richard Kuisel, « Coca-Cola au pays des buveurs de vin », in : Les Collections de l’Histoire, N° 7, février-avril 2000

Philippe Roger, « L'Ennemi américain. Généalogie de l'antiaméricanisme français », in : L’Histoire, N° 271, décembre 2002

Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Science Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle travaille notamment sur l'histoire du mouvement ouvrier et les circulations avec la Russie soviétique et l'engagement artistique au XXe siècle.