Paris en effervescence : les préparatifs des JO de 1924
Si les Jeux de Paris en 1924 sont aujourd’hui considérés comme un très bon cru olympique, marquant le succès de l’olympisme comme de la ville, sa préparation n’a pas manqué de susciter des polémiques, et de nombreuses critiques – qui évoquent d'ailleurs largement celles d'aujourd'hui.
Alors que les premières olympiades d’hiver viennent à peine de se terminer à Chamonix le 5 février 1924, la presse française, après quelques bilans, se projette immédiatement sur ce qui représente un événement de taille, la VIIIe Olympiade qui fera de Paris le centre du Monde. S’il est vrai que les journaux ne sont pas aussi mobilisés que l’ensemble des médias en 2024, cette compétition ne laisse personne indifférent avec au cœur de l’organisation le Comité olympique français (COF) qui, créé en 1894 – et qui ne deviendra le CNOSF qu’en 1972, siège au 30 rue de Grammont à Paris sous la présidence de Justinien Bretonneau-Clary (1913-25) ou « comte Clary » auquel Pierre de Coubertin a passé la main en 1913.
Au cours de ces quelques mois de derniers préparatifs, la tension monte, des questions se posent et les journalistes se mobilisent parfois pour encourager, souvent pour dénoncer le projet, au diapason de Parisiens quelque peu déboussolés par le gigantisme de l’événement.
« Serons-nous prêts ? » : vicissitudes autour d’un événement de portée déjà mondiale
Dans La République française, le 1er mars 1924, le professeur Jules Amar, scientifique spécialisé dans les travaux sur le muscle des sportifs, dresse l’inventaire des vicissitudes liées à l’événement. Trois éléments s’avèrent défavorables : les élections législatives en France (qui verront l’arrivée au pouvoir du « cartel des gauches »), les difficultés diplomatiques, notamment avec l’Allemagne et enfin le mauvais niveau des athlètes français.
C’est surtout sur ce dernier point que le bât blesse : « N’ayons pas honte de notre infériorité » affirme le futur scénariste Serge Verber dans La Patrie. Il est vrai que la France est venue plus tard au sport que dans les autres « grands » pays européens. La France, qui finira 6e avec 38 médailles dont 13 en or ne subira pas les sarcasmes craints. On pourrait rajouter un quatrième élément autour des tensions internes du COF : Jules Rimet (également président de la FIFA), Gaston Vidal, Jean de Castellane et d’autres encore démissionnent mi-mars 1924, mécontents des modalités de scrutin au sein d’une structure rongée par la mauvaise ambiance. Face à cette forme d’incurie, une souscription nationale est ouverte car les crédits votés pour l’organisation s’avèrent insuffisants.
Sur le rejet de l’Allemagne, celui-ci est pour beaucoup inconditionnel et tous ceux qui osent préconiser une éventuelle participation sont violemment attaqués, à l’image du général Allen aux États-Unis. En effet, la germanophobie est toujours à l’œuvre. Ainsi Le Siècle s’indigne lorsque Pierre de Coubertin laisse entendre qu’il est favorable à la participation allemande :
« Il faut qu’il soit français avant d’être président d’une structure internationaliste. »
Malgré ces inquiétudes, les Jeux s’annoncent aussi comme un « grand moment ». Nombre de journalistes constatent que si vingt ans plus tôt, il existait de l’hostilité pour le sport, ce n’est désormais plus le cas. Gaston Milet dans Paris Soir en est persuadé, les Jeux seront un « coup de grosse caisse » pour la France dont il faut profiter. Pour cela il faut rendre l’événement grandiose. Défendre le fait que beaucoup de choses s’arrêtent et que les scolaires (seulement en vacances le 14 juillet) et les soldats soient concernés. Selon ce journaliste, la France doit se montrer accueillante, à la hauteur de sa réputation : « Il y a un défi de l’excellent accueil des Anglais, Américains, Suisses, Australiens, Italiens ». Au mois d’avril, René Pefferkorn dans L’Intransigeant parle déjà de « folie pré-olympique ».
« Serons-nous prêts ? » : telle est la question ! Il convient même d’être doublement prêt, tant au niveau de l’organisation qu’au niveau des compétitions. Louis-Charles Royer en persuadé dans Le Petit Parisien du 5 mars dans un long article intitulé : « Tout a été prévu et tout sera prêt pour les Jeux ». Mais face à tant d’optimisme, Charles Le Gendre dans La République Française se montre plus sceptique tandis que Le Grand Bleu, « le plus parisien des journaux de Paris » se montre virulent en estimant, sous la plume d’Adhémar de Montgon, que cet événement est « indésirable ».
Quoiqu’il en soit, les Parisiens sont sommés de faire preuve de patriotisme en souffrant de ne pas pouvoir vivre normalement pendant les événements, pour le prestige de la France. « Serons-nous prêts ? » s’interroge encore Jacques Mortane, inquiet le 2 mai dans Le Petit Journal après une visite du chantier de Colombes qu’il effectue avec d’autres journalistes.
Même s’il est train de s’effacer des responsabilités, le baron Pierre de Coubertin tient beaucoup à ces Jeux, comme la consécration de son idée olympique. Dans un entretien qu’il livre à Jacques Mortane pour Le Petit Journal le 24 mars, celui que l’on présente comme le « Président de la République des sports » confie qu’il rêvait d’un stade olympique au Champ de Mars, central, et profitant de la beauté du cadre parisien. Mais, bien conscient qu’il faut développer la pratique sportive au sein des masses populaires, il se montre plutôt satisfait des préparatifs et apporte sa caution.
Une chose est sûre, comme en 2024, le prix des places est trop cher, et l’ensemble de la presse s’en plaint. Dans La Patrie Serge Veber évoque un ami fortuné qui se plaint du prix exorbitant des places : « j’ai reculé d’horreur en apprenant le tarif des billets », tandis qu’à l’instar du Figaro, l’idée principale est que le spectateur se fait « taper ».
Logement, vie quotidienne : les Parisiens en souffrance ?
Alors que la France connait alors une forte crise du logement, le COF recherche activement et « fiévreusement » des solutions de logement. Il faut dire qu’à Chamonix, un problème s’est vite posé : les hôteliers attirés par l’appât du gain ont augmenté les prix des chambres de manière considérable, ce qui a fait scandale. Au dernier moment, certains athlètes ne sont pas venus, craignant de ne pas trouver de logement. Le même problème se profile à Paris.
Le 4 mars, un grand rassemblement réunit les hôteliers tiennent à la salle Wagram sous la houlette de la chambre syndicale des hôteliers. L’expulsion des étudiants de leurs logements est l’ordre du jour ; car il faut en effet préparer le logement des étrangers, soit environ 300 000 personnes. En mars, le chiffre de 600 000 billets circule dans la presse, affolant les Parisiens.
Au 19 boulevard Haussmann, le COF a mis en place un Office spécial du logement, qui centralise les offres de logement pour faciliter la venue des visiteurs. Cet office concerne principalement athlètes, entraineurs, délégations, familles, dont une grande partie élira domicile au village olympique en construction ou au camp olympique dressé sur la pelouse du Parc des Princes – que la ville de Paris n’a pas voulu dédier aux Jeux. Mais l’office s’attache aussi aux journalistes et autres visiteurs distingués. Mais plus largement se pose la question des spectateurs : « Où logera-t-on les foules dont la vague va déferler sur Paris ? » s’interroge ainsi Charles Le Gendre dans La République Française.
Certains journaux comme Bonsoir se transforment en agences immobilières : ceux qui voudraient louer leur appartement pendant les JO sont invités à s’adresser à la rédaction. Le 22 mars, La Presse titre à sa Une : « On demande 200 000 chambres pour les étrangers » et se tourne vers l’Office Spécial du Logement qui est immédiatement assiégé par une foule exubérante de loueurs potentiels offrant leurs services :
« C’est chez moi qu’ils seront bien les étrangers » affirme avec force une femme ‘un peu trop maquillée’ » ;
« Des pensionnaires seraient pour moi une distraction » déclare un ‘petit vieux’ ;
« Je fournis vingt lits car j’ai transformé ma maison en dortoir » affirme un homme.
Puis le préfet de police Armand Naudin s’inquiéte sur le logement en recevant Franz Reichel, secrétaire général du COF et des représentants des différentes chambres syndicales hôtelières.
Car les prix grimpent dangereusement : une lettre de l’UNC à travers son président Charles Bertrand, député de la Seine et Garde des sceaux, évalue avec inquiétude la situation des Jeux qui pourrait nuire aux anciens combattants risquant, eux aussi, d’être congédiés par des propriétaires aveuglés par l’appât du gain. Il s’agit d’éviter surtout la mise à la rue de ceux qui se sont battus pour la France.
Outre le logement, la question de l’alimentation suscite aussi son lot d’angoisses. Pour faire taire les rumeurs, le préfet Naudin est montré dans la presse recevant les présidents de syndicats de mandataires des Halles centrales, chargés d’assurer l’approvisionnement de Paris.
Autre souci, une grève des cuisiniers se profile en vue des Jeux :
« S’ils n’obtiennent pas gain de cause, ils refuseront de tourner les sauces ou de faire griller les côtelettes de la clientèle étrangère car leur situation sociale est difficile. Surtout que l’image de la France est en jeu, vu sa réputation dans le domaine de la cuisine et du vin »,
s’inquiète avec un brin d’ironie le célèbre écrivain André Billy dans Le Petit Journal le 29 avril.
Tourismophobie et xénophobie
Plusieurs centaines de milliers de personnes sont attendues pour les Jeux, parmi lesquelles beaucoup appartiennent aux classes aisées. La participation américaine battra ainsi tous les records, tant au niveau des athlètes que du public. « Welcome ! » titre à sa Une L’intransigeant le 3 juillet sous la plume Émile Rippert, qui revient des États-Unis. L’arrivée de paquebots sur les côtes françaises se multiplie à partir du printemps 1924. Cette omniprésence permettra de célébrer en grande pompe l’amitié franco-américaine la veille de la cérémonie d’ouverture, le 4 juillet, avec l’anniversaire de l’Indépendance Day. Mais cette présence américaine et plus largement cosmopolite ne fait pas que de heureux.
Gaston Milet dans Paris-Soir se pose la question de la manière dont les Parisiens vont vivre l’événement : la capitale va attirer des personnes aisées du monde entier certes, mais quelles retombées pour le peuple ? L’afflux des étrangers intéresse ceux qui ont un négoce, quelque chose à vendre ou à louer. La presse fait état des « grands travaux » de ceux qui vont louer leurs biens et parer leurs salons, renouvellent le mobilier, remettent à neuf du sous-sol au grenier. Ainsi, propriétaires mais aussi commerçants, guides, taxis et autres attendent les « dollars olympiques ». Les Américains en particulier vont laisser beaucoup d’argent : le chiffre de 600 000 dollars laissés par jour à Paris circule dans les journaux. Pourtant on n’aime pas toujours ces étrangers, aussi riches soient-ils...
« Que sera-ce dans trois mois quand les Jeux vont nous amener une population flottante déjà évaluée à un demi-million d’immigrants ? Je propose d’appeler ‘babélisme’ l’état d’âme tout spécial que va développer en nous cette invasion pacifique. »
Cette soi-disant invasion, Excelsior la constate dès la mi-mars en titrant à sa Une au sujet d’« un considérable afflux d’étrangers à Paris », imputant cette situation au taux de change favorable pour certains. Il s’agit surtout d’Américains, Anglais, Néerlandais, Scandinaves, « races essentiellement sportives » selon le journal.
Pour de nombreux journalistes, ces étrangers colonisent les théâtres et les bons restaurants avec leur argent : c’est ce que pense André Payer le directeur de La Presse, qui dénonce à son tour l’afflux des Anglais, Américains ou Hollandais dans les rues de Paris : « on ne voit qu’eux ou presque dans les music-halls ; ils sont nombreux dans tous les théâtres et les bons restaurants ». Selon lui, il faut protéger les Parisiens en taxant ces étrangers.
Adhémar de Montgon, feuilletoniste et critique de renom sur la place parisienne, y va de son couplet dans Le Petit Bleu :
« Il est monstrueux, inimaginable dans une ville comme Paris déjà encombrée d’étrangers, que les Parisiens ne trouvent plus à se loger et qu’ils doivent pour obtenir un coin, pour dormir, dépenser ce qui était avant la guerre une année de leurs appointements (…).
A l’heure actuelle les hôtels sont bondés, certains parmi les plus modestes chassent leurs clients français. Que se passera-t-il quand la demande sera quatre fois supérieure à l’offre ? »
L’image des « petits Français » ou des étudiants que l’on expulse pour laisser place à de riches Anglo-Saxons et Scandinaves est partagée par une bonne partie de l’opinion :
« Pour refaire leurs estomacs creusés par les Jeux, frais et joyeux dans notre bon air de France, ils engloutiront le pain de l’ouvrier et du petit bourgeois, le lait des enfants et des vieillards (…).
Les mères ne pourront plus donner à leur enfant le lait indispensable. »
Adhémar de Montgon craint des émeutes et même une révolution. Il s’appuie sur la récente expérience de Chamonix : infrastructures coûteuses et tribunes vides, beaucoup d’argent englouti « pour la grande vie de quelques-uns avec leurs secrétaires ». Puis il se montre péremptoire :
« Nous ferons plus pour notre renom en relevant nos ruines, en rétablissant notre prospérité, en donnant le spectacle d’une Nation qui travaille dans l’ordre qu’en offrant les jeux du cirque aux Anglo-Saxons, Scandinaves, Croates ou Tchécoslovaques qui n’ont qu’à aller jouer ailleurs. »
Avec la venue des Américains, Maurice de Waleffe craint beaucoup à la Une du Siècle pour « cette France devenue auberge du monde ». Selon lui, les Français ne seraient plus maîtres chez eux, comme dépossédés :
« Les bonnes places au théâtre, les primeurs, les fins morceaux chez le boucher ne seront pas pour nous. Nos parisiennes devront apprendre à s’habiller chichement avec les laissés pour compte des étrangères et quant à leurs maris, ils retourneront leur veste pour avoir l’air de porter un costume neuf en face d’Américains habillés à la dernière mode.
Ces petites humiliations d’amour propre pour les demi-pauvres se doubleront pour les pauvres tout court de privations plus cruelles. »
Quelques « techniques » sont envisageables par certains journaux : afficher deux prix, en dollar pour les touristes et en franc pour les Français, Belges, Italiens, Roumains, Portugais et autres touristes à la monnaie dépréciée. Tourismophobie aussi chez Le Libertaire aussi lorsqu’il s’insurge à l’idée d’accueillir tous ces bélitres venus de l’étranger :
« Avec leur pognon ils nous videront de notre chambre à la semaine, ils nous affameront, ces chers visiteurs qu’une publicité variée et extrêmement coûteuse va racoler dans tous les coins où il existe des imbéciles admirateurs de brutes des crétins pour s’extasier sur ce qu’il y a de bestial dans l’homme, ses muscles et non sur ce qui est beau et supérieur, son génie. »
La crainte de bandes de malfaiteurs étrangers vient ajouter une dimension supplémentaire à la xénophobie. Il est vrai que des voleurs « internationaux » sont arrêtés : deux Hongrois et un Roumain comptant profiter des Jeux pour multiplier les vols à la tire. Moins grave, les faux guides : André Billy dans Le Petit Journal exige qu’ils soient Français, honnêtes et portent un insigne spécial :
« Attention aux faux guides qui ne connaissent que Pigalle ou les boites de Montmartre et donnent l’impression au touriste de sortir d’un mauvais lieu, n’ayant pas visité les joyaux de la capitale. »
Pas forcément bien accueillis, certains touristes ont pu renoncer. Donnant du relief à ce problème, Pierre Delafuye narre dans L’Homme Libre du 4 mai, les mésaventures d’une famille américaine, les Harrisson, arrivant du Havre en provenance des États-Unis en vue d’assister aux Jeux. Après plusieurs jours de déconvenues (guides malintentionnés, taxis arrogants, transports publics défaillants), ils errent dans Paris pour trouver un hôtel « borgne » où ils passent la nuit. En route pour le stade le lendemain, ce projet s’avère d’une grande complexité. De retour dans leur hôtel, épuisés, ils apprennent que le prix est multiplié par trois vu qu’ils sont Américains : finalement la famille repart au États-Unis dégoûtée, avant même le début des Jeux.
Dès le mois de mai, Leo Marches dans Le Petit Bleu explique que la réalité est loin du rêve dans les théâtres parisiens : les directeurs rêvaient de « milliardaires américains, opulents brésiliens, argentins bien argentés, japonais, tchécoslovaques, persans, kurdes, australiens, javanais, chinois, indiens des prairies, levantins tous cousus d’or et autres métèques ». Mais rien de tout cela, les directeurs pensent qu’il n’y a finalement rien mieux que les Parisiens pour garnir leurs salles.
Puis en juin, Le Petit Journal s’inquiète de ne pas voir les athlètes déjà arrivés déambuler au cœur de Paris car « on ne les voit qu’à Colombes » :
« Les champions, qu’ils soient Turcs, Roumains ou Espagnols, dédaignent les attraits de la place de Pigalle et n’éprouvent aucune envie de vivre le Paris nocturne. Ils se couchent et dorment la nuit ce n’est plus une mode chez les jeunes de faire nuit blanche.
On est surpris par tant de sérieux. »
Mais qu’est-ce que Colombes ?
Colombes, un temple de la modernité et son lot de galères
Si Paris est au centre, une autre ville se profile pour les Jeux : Colombes, commune d’à peine 30 000 habitants au nord-ouest de la capitale. C’est là que se situe le centre névralgique des Jeux avec en particulier le premier grand stade de l’histoire de France avec une capacité de 60 000 places. Mais Colombes est bien loin du centre de Paris et de son effervescence…
Pourtant, dans Le Petit Parisien, Louis-Charles Royer se félicite de cette enceinte, « l’une des plus modernes du monde », dans laquelle le public se sentira à l’aise « à dix minutes de marche de la gare de Colombes, entouré d’un côté par un rideau de peupliers et de l’autre par une baie de cheminée d’usine, et au loin par les collines de Sannois et d’Argenteuil ». Le chantier bat son plein lors de la visite que nous propose Louis-Charles Royer en ce début mars : « Au centre, une cuvette ovale en ciment armé. Sur ses bords intérieurs, les spectateurs pourront assister à la formidable lutte internationale » avec des places assises et debout. A quelques semaines des premières compétitions, plusieurs centaines d’ouvriers travaillent encore activement :
« Le tout se met en place sur un ancien stade qui avait l’image d’un aimable pavillon de campagne. »
Les vestiaires, un hall de la presse, des cabines téléphoniques (50 pour 112 lignes) sont en cours de finition tout comme la pelouse et les extérieurs. Toute la ville de Colombes s’apparente à un vaste chantier qui la fait entrer dans une curieuse modernité : petits chemins défoncés pour installer des routes ou le tramway, première baraque érigée se nommant « boulangerie du stade » avec tous les corps de métier en action, maçons, charpentiers forgerons, forgerons, tailleurs de pierre.
Cerclé par une grande palissade, une nouveauté jouxte le stade. Il s’agit d’un village olympique, le premier de l’histoire, constitué de maisonnettes en bois couvertes de tuiles inspirées des cottages anglais. Uniformisées en deux ou quatre pièces, elles sont confortablement meublées avec toutes les commodités dans les chambres, notamment la douche. Un vaste restaurant, des salles de lecture et de repos, des magasins de vêtements de sport, un office de banque, un bureau de poste, des salons de coiffure et boutiques : tout est fait pour être agréable aux athlètes.
L’ensemble laisse transparaître une impression de gaîté, « sorte de Deauville qui se serait transporté sur les bords de Seine ». Le gardien en chef du village est un blessé de guerre, unijambiste, placé à son poste dès avril. L’Intransigeant y invite ses lecteurs : « une matinée au village des cinq parties du monde », en valorisant la dimension fortement cosmopolite des lieux. Avec un souci néanmoins, les équipes viennent souvent accompagnées de leur cuisinier, ce qui ne plaide pas en faveur de la réputation de la gastronomie française. C’est notamment le cas des Danois et des Finlandais, qui ont leurs propres menus à base de poissons.
Une forme de synthèse est proposée par Georges Martin à la Une du Petit Journal le 18 avril proposant un reportage à Colombes, « ville moderne à la française, non pas comme les villes-champignons à l’américaine ».
« Couleurs claires, toits éclatants au-dessus d’un humus encore tourmenté d’excavations et de travaux, Colombes s’érige comme un gai décor vivement planté. C’est Colombes-la-nouvelle, l’Olympie de 1924. »
Ces commentaires lyriques écrasent quelque peu les voix contrariées de certains habitants. Car une grogne se fait entendre dans cette commune à la soudaine notoriété : quotidien bouleversé, déplacements compliqués, désagréments permanents. Au-delà des Colombiens, rejoindre la ville qui va devenir durablement la cité des sports peut s’avérer une sinécure. Le 3 mai, L’Intransigeant narre les mésaventures d’un jeune étranger de bonne société qui, au volant de sa voiture ne trouvera jamais le stade, errant sur les chemins de la banlieue agricole.
Certes, la Compagnie des Chemins de fer d’État et celle des Transports en Commun de la région parisienne ont construit une gare entre Colombes et Argenteuil nommée « halte olympique » : les voyageurs peuvent ainsi descendre à 500 mètres du stade. Des lignes de tramway et d’autobus ont aussi été mises en service « pour remédier à l’encombrement aux portes de Paris » comme le titre La Liberté.
On craint néanmoins de « grandes bousculades » autour du stade, mais aussi l’engorgement des voitures à la sortie de Paris, porte de Champerret, qui mène directement à Colombes. On envisage que 30 000 voitures feront chaque jour (6 000 par heure) le parcours Paris-Colombes pendant les Jeux, le tout sur une route de « moyenne largeur ». Quant au stationnement, il n’est prévu que partiellement, de telle sorte que l’on envisage les abords du stade comme un amoncellement anarchique d’automobiles.
Colombes n’est cependant pas le seul chantier qui tarde à être achevé ; la piscine des Tourelles dans le XXe arrondissement fait aussi beaucoup parler d’elle. Les polémiques sur son coût ne manquent pas. A quelques semaines de son inauguration, L’Humanité rend compte de sa visite sur le chantier, qui coûte très cher à la Ville de Paris. Pour le quotidien communiste, il s’agit d’un « vaste un fatras impressionnant avec des avaries. »
Le Figaro s’amuse en évoquant la volonté de l’architecte de filtrer l’eau de source pour l’eau de la piscine, « quand on pense que les Parisiens boivent de l’eau non filtrée ». Plus serein, au même moment, Excelsior montre au contraire une image des travaux bien avancés d’un édifice d’une grande modernité. La piscine des Tourelles sera d’ailleurs inaugurée début juin sous la forme d’une grande fête de la natation.
L’art et la manière : sortir des préjugés sur le sport
Les Jeux de 1924 sont une manière pour la France de sortir du préjugé sur le côté peu éducatif et peu distingué du sport. René Lehmann journaliste sportif réputé s’interroge dans L’Intransigeant : « Peut-on être trop sportif ? » en balayant les critiques qui considèrent que jeux et sports ont pris trop d’importance dans la société. Il défend l’importance du sport dans la formation des citoyens, leur bonne moralité et leur bonne santé. Ainsi, « les JO ne sont pas qu’une vulgaire kermesse ». Abel Bonnard (futur chantre de la collaboration) va dans le même sens dans Le Journal des Débats sous le titre « L’homme et son corps » :
« Fut un temps, rien n’était méprisé plus que la gymnastique. Aujourd’hui le sport a pris des lettres de noblesse. »
Changer de vision sur le sport correspond également à le lier à la vie culturelle de la capitale. Pendant les jeux, une saison d’art foisonnante est au programme : au Théâtre des Champs Élysées, sous le patronage du CIO et du COF, avec le concours de l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques, le lancement des Jeux est mis en scène le 2 mai. Au programme se trouve la déclamation du « Salut aux athlètes », long poème de Jean Richepin dit par Albert Lambert de l’Académie française avant la présentation du drapeau olympique par 100 athlètes. Puis 120 moniteurs et élèves de l’école de Joinville jouent Agamemnon d’Eschyle aux côtés de la troupe de l’Odéon avant que ne soient joués La Marseillaise et La Marche Héroïque de Saint-Saëns en présence de Mesdames Millerand (épouse du président de la République) et Poincaré (épouse du président du Conseil) et Bertrand de Jouvenel, ministre de l’Instruction publique.
Le 2 mai, une Exposition internationale des Sports ouvre ses portes à Magic City jusqu’en juillet avec pour but de présenter les produits de toutes les industries se rattachant aux sports. Organisée sous le patronage du gouvernement, elle est inaugurée par Henry Paté député de Paris et membre du COF, mélangeant technique, mode, technologie et conseils en soins du corps. Une autre exposition est organisée au Louvre sur les sports d’autrefois, faisant la part belle à la chasse.
La culture est aussi commémoration : le 24 juin, le quarantième anniversaire du CIO est célébré à la Sorbonne (dans le même amphithéâtre qu’en 1894) en présence de Pierre de Coubertin honoré par le nouveau président de la République, Gaston Doumergue. Sur l’estrade des drapeaux de tous les pays encadrent les orateurs avant un dîner en grande pompe.
Une autre réception a lieu à l’Hôtel de Ville. Puis sous la houlette d’athlètes du Paris Université Club, des reconstitutions des Jeux olympiques de l’Antiquité sont organisées à la Porte Dorée : défilés des athlètes rue Daumesnil, combats de gladiateurs, lâcher de pigeons, exhibition de lutte libre….
Le grand jour sera le 5 juillet avec la cérémonie d’ouverture. Le CIO commence par faire célébrer une messe à dix heures du matin à Notre-Dame, ce qui provoque une cinglante riposte des Francs-maçons et Associations de Libre pensée sous la forme d’une grande soirée la veille au siège de la Grande Loge de France en guise de protestation.
Que le spectacle commence !
Début juillet, Paris devient le carrefour des journalistes du monde entier : ils sont plus de 400 venus pour télégraphier dans leur pays les résultats et l’ambiance. Un Canard de Colombes tiré du Rire hebdomadaire « olympique et satirique » se créée également à l’occasion des Jeux.
Mais bien avant la cérémonie d’ouverture, les Jeux ont déjà commencé le 3 mai par le tournoi de rugby (jusqu’au 19) puis le tournoi de football (du 15 mai au 9 juin) ainsi que le polo et le tir. Ironique, Le Petit Bleu titre le 4 mai « La Grrrande manifestation est commencée : vous vous en étiez aperçus ? ». La première journée de rugby voit la France écraser la Roumanie, sans enthousiasme, dans les tribunes bien garnies de Colombes, le dimanche 5 mai. Mais le rugby n’a pas bonne presse en 1924 : on se plaint du comportement des joueurs qui n’hésitent pas à user de la violence mais aussi des spectateurs qui crient, hurlent et se battent.
Ainsi, des rixes ont lieu à Colombes entre spectateurs lors de la finale olympique France-USA, que les Français perdent sans grand suspense (3-17). Gestes intempestifs, insultes, un Américain de Paris blessé à coups de canne, hymne américain conspué, bordées de sifflets et d’insultes récurrentes, bagarres dans les tribunes : l’intolérance est partout. Ces débordements sont largement commentés et auront une conséquence majeure : le rugby va disparaître durablement des disciplines olympiques.
Le tournoi de football, en revanche, laisse une bien meilleure impression. D’abord parce que l’on passe de 3 à 22 équipes, et le spectacle est au rendez-vous. Les journalistes sont émerveillés : dans Paris-Soir Gustave Millet se félicite de cette belle internationale arguant sur le mélange des peuples.
« Il y a là Blancs, Noirs et Créoles Mulâtres et Métis, il y aurait pu y avoir des jaunes ou des joueurs venus d’Afrique, des Algériens et Égyptiens d’Amérique, des Yankees et des Uruguayens… toutes les civilisations ont envoyé à Paris leurs délégués et par le miracle du sport tous se plient taux règles du jeu.
Quel extraordinaire agent de concorde de paix mondiale ! »
Dans un stade de Colombes plein, la France est écrasée en quart de finale par l’Uruguay (1-5). Malgré la défaite Le Gaulois se montre satisfait du spectacle, tant sur le terrain que dans les tribunes, y compris chez les supportrices :
« Jamais nous n’avions vu en France une foule aussi nombreuse si vibrante et si sportive aussi…
L’immense stade tantôt houleux empli des clameurs aiguës de femmes qui domine le bruit sourd des acclamations masculines. »
Avec ces compétitions les Jeux ont déjà commencé. Dans les rues du « Paris olympique » c’est la fête avec une publicité qui s’étale partout comme le montre divers reportages d’ambiance dans les journaux : cartes postales olympiques, lunettes fumées de l’athlète, canne olympique et partout des drapeaux « comme en 1918 ».
« Qui prêtera le serment olympique ? » Personne ne le sait encore début mai. Cette courte cérémonie remplacée dès 1928 par l’allumage de la flamme est une manière d’honorer une figure du monde du sport. On apprendra que c’est Géo (Georges) André (1889-1943), ancien combattant illustre, sportman accompli, médaillé olympique qui concourt encore en 1924. Alors véritable idole, il excelle en athlétisme mais aussi en rugby et tennis.
Nous voici le 5 juillet, la cérémonie d’ouverture présidée par Gaston Doumergue qui déclame la phrase traditionnelle, est accompagnée d’une allocution du comte Clary puis d’une sonnerie aux trompettes. S’ensuit un lâcher de pigeons, avant que Géo André ne prononce le serment olympique sur fond de quatre mélodies militaires.
Sur toute sa Une, Excelsior propose plusieurs photographies de l’événement sous le titre :
« Une grandiose cérémonie à Colombe décorée aux couleurs de 45 nations. »
On souligne que l’affluence de touristes américains est considérable : en 10 jours 6 000 américains ont débarqué à Cherbourg et au Havre. Quelques têtes couronnées sont remarquées autour de Pierre de Coubertin : le prince de Galles, le prince régent de Roumanie, le prince de Serbie, le maharadja de Kapurthala, de même que le négus d’Éthiopie Haïlé Sélassié.
Musique, fanfare puis Marseillaise entonnée par un défilé de quelque 700 choristes : les Jeux peuvent commencer.