Quand l’Occident découvrait les « Mille et une nuits »
Véritable « best-seller » en Europe depuis leur première traduction en français en 1704 par Antoine Galland, Les Mille et une nuits fascinèrent durablement le public occidental.
C’est l’histoire d’un livre dont le nom, à lui seul, est devenu synonyme de mystère et de magie. Une histoire qui, en France, commence en 1704, date de la toute première traduction européenne des Mille et une nuits par Antoine Galland (1646-1715).
Issu d’une famille de petits paysans picards, cet orientaliste et collectionneur de manuscrits anciens, lecteur au Collège royal (ancêtre du Collège de France), voyagea en Asie mineure, en Syrie, en Palestine avant d’entreprendre en 1701 de traduire les Mille et une nuits à partir d’un manuscrit en arabe.
Traducteur intègre, Galland s’efforce de respecter le texte original, conservant la structure de ses récits enchâssés, mais l’adapte aux goûts de l’époque. Il en expurge les répétitions, les longueurs et les audaces érotiques. Il y ajoute en revanche plusieurs contes, comme ceux de Sinbad le marin, d’Ali Baba et les quarante voleurs ou d’Aladin ou la lampe merveilleuse, que lui a racontés son assesseur syrien Hanna Dyâb.
La publication s’étalera sur douze tomes parus entre 1704 et 1717. Le succès sera phénoménal. Dès 1706, la revue Le Mercure galant mentionne pour la première fois Les Mille et une nuits et évoque Galland en termes élogieux :
« M. Galland [...] est très versé dans la connaissances des médailles antiques ; il sait parfaitement les langues orientales. L’ouvrage, intitulé Mille et une nuits, qu’il a donné au public a fait beaucoup de bruit. Il a traduit plusieurs livres arabes dont la traduction a été fort applaudie. »
Grâce au travail de Galland, le recueil entre dans la culture occidentale. Il croise la vogue du conte de fées et le goût pour l’Orient, auxquels son succès contribue énormément. Pendant tout le XVIIIe siècle, des traductions, toutes tirées du texte de Galland, paraissent dans les principales langues européennes.
Surfant sur l’immense succès du livre, des « suites » sont publiées : en mars 1788, le Journal de Paris mentionne par exemple la parution de Nouveaux contes arabes, ou supplément aux Mille et une nuits.
« Qui n’a pas lu les Mille et une Nuits ? Qui ne connaît la prodigieuse imagination qui règne dans les contes arabes, les fictions merveilleuses et presque intarissables, les scènes comiques, les situations intéressantes qui s’y enchaînent les unes avec les autres ?
Ce sont de ces lectures qui amusent et frappent le plus la jeunesse, et les yeux du philosophe savent découvrir des préceptes de sagesse à travers cette enveloppe de frivolité. »
Le Mercure de France ajoute vingt-huit ans plus tard, en 1816 :
« Le Décaméron de Boccace et les Nouvelles de Bandello peuvent bien, il est vrai, être considérés comme une immense galerie de peintures, mais pour la variété et le merveilleux, ils ne sauraient être comparés avec les contes arabes.
L’imagination des romanciers orientaux semble avoir agrandi le domaine de la nature ; non contents de peindre des êtres réels, ils ont fait entrer dans le cadre de leurs compositions magiques une foule d’êtres merveilleux, tels que les sylphes, les génies et les fées ; et ces personnages fantastiques y sont peints avec autant de vérité, que ceux qui appartiennent à un ordre réel, dans la nature des choses : ces récits, dans l’original, sont entremêlés de poésies qui souvent ont tout l’éclat du ciel brûlant qui les a vu naître. »
Djinns aux pouvoirs mystérieux, odalisques lascives, califes cruels : le succès durable des Mille et nuits façonne tout un répertoire de fantasmes au sujet de l’Orient, alors qu’en France la fascination pour cet ailleurs lointain bat son plein. Avec les Mille et une nuits, note Jean Gaulmier dans sa préface à l’édition de 1965, « l’Orient devient la région fabuleuse où règnent les délices des sens ».
Un Orient de fantaisie dont les visions nourrissent les arts du XIXe siècle. Des écrivains comme Théophile Gautier (La Mille et deuxième nuit, 1842), des dramaturges comme René-Charles Guilbert de Pixérécourt (le mélodrame Ali Baba ou les quarante voleurs, représenté à Paris en 1822), plus tard des illustrateurs de génie comme Gustave Doré ou Albert Robida livreront leur version des Nuits.
Au même moment, les savants européens s’interrogent : qui a écrit le recueil original ? Et de quand date-t-il ? Des questions auxquelles le linguiste et orientaliste Antoine-Isaac Sylvestre de Sarcy tente de répondre au fil d’un article paru dans Le Moniteur universel en novembre 1829. Pour lui, l’origine des Mille et une nuits est peut-être ancienne, mais la version utilisée par Galland pour sa traduction a été fortement réécrite par un auteur égyptien relativement récent.
« Il me paraît qu’il a été originairement écrit en Syrie, et dans le langage vulgaire ; qu’il n’a jamais été achevé par son auteur, soit que la mort l’en ait empêché, ou pour toute autre raison [...] ; que les contes ajoutés l’ont été à différentes époques et peut-être en diverses contrées, mais surtout en Égypte ; enfin, que la seule chose qu’on puisse affirmer avec beaucoup de vraisemblance, sur l’époque de la composition de ce livre, c’est qu’il n’est pas fort ancien, comme le prouve le langage dans lequel il est écrit [...]. »
On en sait davantage, aujourd’hui, sur les origines du texte. Les Mille et une nuits comportent plusieurs strates littéraires : elles réunissent des contes populaires d’origine persane et indienne (avec des sources datant du IIIe au VIIe siècle), mais aussi arabe (datant de la période des califes de Bagdad, entre les IXe et XIe siècles) et égyptienne (XIIe et XIIIe siècle). Un ensemble qui a continué de se transformer jusqu’au XVe siècle, date du manuscrit sur lequel s’est fondé Antoine Galland.
Alors qu’en Angleterre, la version « non expurgée » proposée en 1885 par l’explorateur et orientaliste Richard Francis Burton fait date, une nouvelle traduction en français va venir concurrencer celle, devenue classique, de Galland.
Parue en seize volumes de 1899 à 1904, la version du docteur Joseph-Charles Mardrus, un médecin et traducteur né au Caire, exacerbe l’exotisme du texte et ne fait pas l’impasse sur sa dimension licencieuse. Sa traduction séduit aussitôt le public cultivé de la Belle Époque. Ainsi lit-on dans La Revue politique et littéraire en août 1903, à propos de Mardrus :
« Il est le serviteur fidèle, mais zélé, de l’œuvre éblouissante dans l’intimité de laquelle il nous introduit, et il nous donne justement la traduction la plus orientale qui soit ; et, loin de dissimuler les exagérations de couleur arabe, et de tamiser la grande lumière crue de ces nuits étincelantes pour nos yeux occidentaux, il fait, au contraire, tout ce qui dépend de lui pour que nous percevions toute cette couleur, et pour que tout l’éclat de toute cette lumière nous frappe.
Et c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui, et c’est ce que nous réclamons d’une traduction : un document fidèle d’une civilisation étrangère à la nôtre, d’une civilisation par laquelle notre civilisation n’a pas été pénétrée. »
Au XXe siècle, le cinéma renouvelle les visions issues des Mille et une nuits, donnant lieu à des réinterprétations surprenantes. C’est le cas par exemple du film de 1933 La Mille et deuxième nuit d’Alexandre Volkoff. Réalisé en France par un cinéaste d’origine russe (tout comme le scénariste, les deux acteurs principaux et le costumier), le long-métrage est une relecture du recueil oriental par le prisme du folklore russe, ainsi que le note Comœdia à la sortie.
« Comment et dans quel esprit faire vivre cette Cour d'Orient, placée dans les domaines de la fiction et pourtant si conforme, par son allure, à certaines traditions poétiques ? Évoquer un Orient réaliste, un Orient de miniature persane, un Orient islamique, ou l'Orient, beaucoup plus coloré, plus rutilant, des contes russes, celui des poèmes de Pouchkine ou des ballets de Rimsky-Korsakoff ?
C'est cette dernière atmosphère, la plus conforme à l'image que nous nous faisons de l'Orient, qui a été choisie par J.-N. Ermolieff pour y placer les personnages de La mille et deuxième nuit. »
Le réalisateur Pier Paolo Pasolini proposera quant à lui, en 1974, une relecture subversive et érotique du recueil, « sans doute la meilleure et la plus intelligente adaptation des Mille et une nuits au cinéma », dixit le spécialiste de littérature arabe Robert Irwin.
Dernière traduction française en date : celle de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel pour les éditions de La Pléiade, parue entre 2005 et 2006, la plus complète à ce jour. Trois siècles après leur arrivée en Europe, les Mille et une nuits s’offraient une édition définitive, à la hauteur de leur statut de monument de la littérature universelle.
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Pour en savoir plus :
Malek Chebel, Dictionnaire amoureux des Mille et une nuits, Plon, 2010
Les Mille et une nuits, Gallica, Les Essentiels littérature
Les Mille et une nuits (3 tomes), trad. Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, La Pléiade, 2006