1919-1939 : Les chemins noirs de l’autonomisme alsacien-lorrain
Durant l’entre-deux-guerres, les velléités indépendantistes d’une partie de la population autrefois allemande se transforment, au fil du temps, en soutien indéfectible au Troisième Reich. Chronique d’une chute libre.
Rattachés au Reich allemand le 10 mai 1871 par le Traité de Francfort qui sanctionne la défaite française de 1870, les deux départements d’Alsace, les trois quarts du département de la Moselle et un quart de celui de la Meurthe avaient disparu au profit d’une vaste région dite Alsace-Lorraine, alors quittée par 5 % de ses habitants partis vers la France et l’Algérie.
Terre de contrastes, francophone, catholique et socialiste, le Reichsland Elsaß-Lothringen avait obtenu de Berlin un statut particulier et libéral, garanti en mai 1911 par une constitution sur mesure, assortie d’un parlement. Tandis que la révolution dressait le drapeau rouge à Strasbourg en novembre 1918, le parlement se muait en conseil national d'Alsace-Lorraine et votait son rattachement à la France, sans négociations malgré les vœux de son président, future figure de l’autonomisme alsacien-lorrain.
Dès 1914, le maréchal Joffre promettait que la France respecterait les usages et les libertés :
« Notre retour est définitif, vous êtes Français pour toujours la France vous apporte, avec les libertés qu'elle a toujours représentées, le respect de vos libertés à vous, des libertés alsaciennes, de vos traditions, de vos convictions, de vos mœurs.
Je suis la France, vous êtes l'Alsace. Je vous apporte le baiser de la France. »
De fait, l’autorité chargée de la transition, un commissariat dirigé par Alexandre Millerand, s’était montrée rassurante et avait su s’adjoindre un Conseil consultatif aux prérogatives régaliennes, mais non sans favoriser une « chasse aux Boches » inoculant les germes des difficultés à venir.
Mais ce libéralisme apparent cède bientôt le pas au centralisme jacobin, à la suite de la victoire en 1924 du Cartel des gauches qui menace de remettre en cause les garanties du « Droit local en Alsace et en Moselle ». On veut d’ailleurs supprimer l’appellation même d’Alsace-Lorraine, pour mieux réintégrer les départements recouvrés, oubliant que cet espace avait acquis en un demi-siècle des identités supplémentaires et vu en d’autres temps ses libertés garanties.
La « francisation » a immédiatement achoppé sur la question de l’abrogation du Concordat et l’abandon du « régime d’exception » prévalant dans la région. Ce zèle laïc rencontre l’opposition des Églises, catholique et protestante, et fait froncer les sourcils du quotidien La Croix. L’autre discorde porte sur l’enseignement de l’alsacien, puisque l’on veut par l’obligation du français au détriment des « patois locaux » arrimer fermement la France aux départements recouvrés, sous les applaudissements de la gauche anticléricale : « Quand la masse alsacienne parlera français, les curés ou les pasteurs ne lui parleront plus en allemand. »
À partir de 1925, la presse évoque régulièrement un « malaise alsacien lorrain » qui se manifeste par la mauvaise volonté rencontrée par l’assimilation d’inspiration jacobine plutôt que française.
Malgré les rodomontades, on craint à Paris de provoquer un tollé qui ferait piètre figure à l’étranger et risquerait de donner de la substance aux associations régionalistes alsaciennes-lorraines, aux nombreux partisans d’une décentralisation graduée et aux divers autonomistes à la géométrie variable. Dès le rattachement en effet, des voix se disant « neutralistes » réclamaient la constitution d’un « État libre d'Alsace-Lorraine ».
Paris rencontre dans les trois départements des adversaires à différents degrés et de toutes les sensibilités. À la fin des années vingt, on constate cependant un raidissement vers l’autonomisme. Le germanophile Charles Roos, le communiste Charles Hueber ou l’avocat nationaliste Hermann Bickler comptent parmi les figures d’un mouvement protéiforme qui ne cesse de converger et de se radicaliser.
En 1926, le Heimatbund exige dans un manifeste la tenue d’un référendum sur « l'autonomie complète dans le cadre de la France » qui provoque un scandale considérable par son atteinte à « l’unité nationale ». Des poursuites sont engagées contre les fonctionnaires signataires tandis qu’un projet de loi est discuté pour « réprimer les actes de propagande tendant à soustraire une partie du territoire français à l'autorité du gouvernement national ».
Les « séparatistes », détermination où l’on assimile à leur corps défendant les régionalistes et les partisans d’une décentralisation, sont naturellement désignés comme un instrument importé d'outre-Rhin au moment des négociations de Locarno portant justement sur les frontières occidentales de l’Allemagne.
Tandis que les prévenus comparaissent devant la cour d’assises de Colmar, on atteint des sommets de chauvinisme où l’on moque la « kultur » des régionalistes alsaciens et on s’effraie de « l’odieuse alliance » des communistes et des cléricaux, avant d’y reconnaitre l’implacable topique : « les extrêmes se rejoignent ». La presse crie haro, L’Œuvre réclame qu’on ne fasse « pas de quartier pour les criminels d'État en Alsace-Lorraine ». Le clergé alsacien, sous pression, se désolidarise du manifeste.
Vaudeville, le procès s’achève en avril 1927 par une grande réconciliation de façade, aux cris de « Vive la France ».
Mais les autonomistes se rassemblent cette même année dans un parti autonomiste alsacien-lorrain, au programme limpide :
« Le parti autonomiste se déclare pour un fédéralisme intégral dans un groupe d'États ayant les mêmes droits.
L'Alsace-Lorraine doit prendre place parmi les États-Unis d'Europe, développer ses forces en accord amical avec la France et avec l'Allemagne et collaborer avec les autres peuples en vue du progrès et de la paix européenne. »
Le parti se présente aux élections législatives du 22 avril 1927 et créé la surprise par le nombre de circonscriptions où il arrive en tête. L’extrême droite française s’étrangle de colère. Ainsi, on placarde à Strasbourg des affiches outrancières :
« Anciens combattants ! Des candidats boches autonomistes ont été élus.
Nous nous sommes battus pour délivrer ceux qui se posaient en martyrs. Ricklin, un officier qui a porté le casque à pointe, va entrer au Parlement aux côtés du brave Scapini. Nous vous proposons de ficeler ces cochons de Boches et de les reconduire de l'autre côté du Rhin. »
Cette effervescence régionale agace d’autant plus que des délégués alsaciens, bretons et corses se retrouvent durant un « congrès des minorités nationales », unis par une même détestation de la France et de Paris. Pour Le Temps, il s’agit d’une « plaisanterie de mauvais goût ». Dans un éditorial intitulé « Attention à la France », L’Écho de Paris prévient :
« Si l'on avait prédit aux Français de 1918 que, dix ans plus tard, on se trouverait dans le cas de parler d'autonomisme en France, à propos de l'Alsace ou de la Bretagne, leur stupéfaction eût été indicible.
La France n'est-elle pas, de tous les peuples européens, le plus uni, le plus ancien, le plus compact, le plus homogène ? »
La répression frappe. En décembre, la police opère des arrestations parmi lesquelles on retrouve certains prévenus du procès de Colmar. La presse autonomiste est interdite, une censure qui ne provoque guère d’émotion parmi ses confrères, Le Petit Marseillais préférant par exemple y voir « la fin d’un scandaleux abus ».
En mai 1928 s’ouvre le second procès de Colmar. On veut trouver « les preuves palpables de la collusion germano-autonomiste » et condamner « ces agents du germanique camouflé par une naturalisation trop hâtive ». À longueur de pages, la presse détaille le projet des conjurés :
« Les autonomistes ne doutaient de rien. Ils avaient la prétention de faire des trois départements desannexés, un État indépendant. À la tête du nouvel État, ils auraient placé un président de la République libre d’Alsace-Lorraine. Un ministère était prêt à prendre le pouvoir […]
L’intervention du juge d’instruction a mis opportunément fin à ces utopies. »
Le cœur de la procédure portait sur le caractère avéré d’un complot, qui n’est finalement pas retenu par le jury alsacien. Légèrement condamnés, les prévenus furent graciés dès le 14 juillet suivant, tandis que certains étaient élus députés.
Stupeur : aux élections municipales de 1929, Charles Hueber, encore communiste, est élu à la mairie de Strasbourg, après avoir passé un accord avec les autonomistes. Le nouveau maire fait descendre le drapeau tricolore et hisser le « Rot un Wiss », les couleurs alsaciennes. L’Humanité salue cette victoire sur l’impérialisme français en Alsace-Lorraine. Peu après, ce même parti excluait Charles Hueber et une grande partie des communistes « renégats » alsaciens, comme le rapporte un certain Jacques Doriot, jeune journaliste militant alors membre du PCF.
Puis les années trente marquent la dérive pronazie d’une nouvelle génération d’autonomistes, ceux de la décennie précédente s’effaçant devant les plus germanophiles, parfois ouvertement admirateurs d’Adolf Hitler. Par le verbe et le style, les jeunesses autonomistes, la Jungmannschaft d’Hermann Bickler, inquiètent considérablement.
Après la remilitarisation de la Rhénanie en mars 1936, l’Anschluss de l’Autriche en mars 1938 suivi six mois plus tard de celui des Sudètes, on craint que les revendications allemandes se tournent désormais vers l’Alsace-Lorraine, la région de la ligne Maginot. De ce fait, on souligne leurs similitudes avec les nazis pangermanistes de Henlein dans les Sudètes.
Emmanuel d’Astier de la Vigerie, signe un reportage choc dans les colonnes de « L’Intran » où il démasque le « petit führer alsacien » et les partisans d’un séparatisme alsacien-lorrain aux relents d’irrédentismes : « Nous sommes bien un pays allemand, un Deutscher Volk, et nous avons cent millions d’hommes de même race derrière nous ».
Le journal Regards, grand magazine antifasciste, consacre une série de reportages inquiets à la montée des tensions sur le Rhin tandis qu’Hermann Bickler harangue ses troupes contre « la France qui veut la guerre ». À Strasbourg, des affiches sont placardées sur les commerces israélites, un bistrot tenant pignon devant la cathédrale exhibe un écriteau : « Entrée interdite aux Juifs ». La revue autonomiste Elz ne dissimule plus ses accents nazis tandis que le journal lorrain Le Messin déclare sans ambages « Nous préférons redevenir allemands », encouragés par les déclarations d’Hitler, revenant sur ses assurances d’hier.
En février 1939, les chefs autonomistes sont une nouvelle fois arrêtés, mais seul Charles Roos est inculpé et déféré devant le tribunal militaire de Nancy pour espionnage au profit de l’Allemagne. Deux mois plus tard, sous prétexte de réprimer la « propagande antinationale » et les « collusions avec les organismes de propagande étrangers », le gouvernement dissout par décret trois organisations autonomistes.
La Seconde Guerre mondiale scelle le sort de Charles Roos. Convaincu de haute trahison, il est condamné à mort et fusillé au mois de février 1940. Les autres figures de l'autonomisme alsacien-lorrain sont arrêtées et détenus à la prison militaire de Nancy pour être jugés des mêmes faits. Emmenés dans la débâcle vers le Sud, ils sont libérés par un détachement ad hoc de la Wehrmacht et ramenés en Alsace-Lorraine.
En août 1940, l’Alsace et la Lorraine sont intégrées dans le IIIe Reich et la place Kléber bientôt rebaptisée Charles Roos. Les autonomistes se partagent postes et fonctions nazies, quoique Charles Hueber, gravement malade, n’obtienne pas la mairie de la Strasbourg allemande. De fait, il ne sera jamais question d’une autonomie pour l’Alsace-Lorraine dans l’Europe nazie, partagée et rattachée au Palatinat pour la Moselle et au Bade pour l’Alsace.
Hermann Bickler est nommé Kreisleiter de Strasbourg avant de rejoindre la SS puis la Gestapo… à Paris. En 1945, bien que protestant, il bénéficie de la « route des monastères » en Italie, où il décèdera paisiblement quarante ans plus tard, petit négociant et grand-papa. Tandis qu’il demeurait introuvable, la justice française se concentre sur les quelques collaborateurs alsaciens-lorrains saisis, tous de second plan.
En 1949, revanche sur tous les chauvinismes, Strasbourg sera érigée au rang de capitale transnationale par le Conseil européen, premier pas en direction de la réalisation des « États-Unis d’Europe ».
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Édouard Sill est chercheur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est actuellement doctorant à l’École pratique des hautes études (Paris, EPHE).