Un « impératif de fécondité » : être mère chez les rois de France
Chez les Bourbons, la maternité des reines et des princesses de France est un fait politique majeur, qui va au-delà de la fabrication de l’héritier du trône. Explications de Pascale Mormiche, auteure de Donner vie au royaume. Grossesses et maternités à la cour, XVIIe-XVIIIe siècles.
RetroNews : À la cour des Bourbons, les reines et les princesses de France sont soumises à ce que vous qualifiez dans votre ouvrage d’« impératif de fécondité et de maternité ». Comment se traduit cette injonction ?
Pascale Mormiche : Du début du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle, ce sont 140 enfants qui naissent dans les Maisons royales : cinq d’entre eux deviendront rois. L’enjeu dynastique est évidemment crucial et perdure au-delà de la naissance du premier garçon, compte tenu notamment de l’importance de la mortalité infantile.
Cette injonction à la maternité se poursuit tout au long de la vie des reines et des princesses, et les grossesses sont appelées à se succéder à intervalles rapprochés. D’autant qu’à la cour de France, la maternité prime sur le maternage : les reines sont tenues de reprendre les relations sexuelles avec le roi dès la fin de leur période de relevailles et de ne pas allaiter pour pouvoir être rapidement fécondes à nouveau. Même Marie-Antoinette, qui semble avoir souhaité allaiter ses enfants – à un moment où l’allaitement revient à la mode, dans les années 1755-1760 – y a renoncé. Dès sa naissance, chez les Bourbons, l’enfant rejoint ses propres appartements, loin de la chambre de la reine. Il dispose d’ores et déjà de son propre personnel et la reine délègue son rôle de mère aux nourrices et à la gouvernante qui dirige la Maison des Enfants.
Parmi les nombreuses grossesses, la première maternité occupe une place à part : c’est elle qui « fabrique » véritablement la reine de France née étrangère, bien plus que le changement de vêtements au passage de la frontière, le mariage ou même la consommation de celui-ci. Après la naissance d’un premier enfant, la répudiation devient impossible : l’alliance diplomatique qui est au fondement du mariage se trouve alors définitivement scellée, incarnée dans le nouveau-né.
Quelle est l’incidence de ces grossesses sur la vie de cour et sur la politique du royaume ?
Quand la reine est enceinte ou vient d’accoucher, c’est toute la vie de cour qui s’en trouve affectée : le calendrier est modifié, les déplacements réduits – on ne va plus à Fontainebleau ou à Marly –, les soirées d’appartement à Versailles diminuent d’intensité pour ne pas fatiguer la reine…
Ces grossesses sont également utilisées à des fins politiques, comme en témoigne l’épisode de la naissance de la fille de Louis XIV et de Marie-Thérèse en 1664, dont Alexandre Dumas et d’autres encore font une « enfant noire » et qui est tout simplement un bébé cyanosé. L’accouchement est difficile, Marie-Thérèse met près d’un mois et demi à s’en remettre, temps pendant lequel la cour et le roi restent à Fontainebleau. Louis XIV est alors en pleine « affaire Fouquet » et le croisement des différentes sources – notamment les informations parues dans la Gazette et les mémoires de la Grande Mademoiselle –, permet légitimement de penser que la fin de grossesse et l’accouchement, jugés difficiles, ont été exploités politiquement : si Marie-Thérèse a reçu l’extrême-onction, si la convalescence a été aussi longue, et largement prolongée, c’est pour permettre au roi de travailler tranquillement et de préparer le procès…
« Le corps des reines et des princesses de France fait l’objet d’une surveillance et d’une protection très forte. C’est chaque jour une dizaine de médecins qui examinent leurs selles, leurs urines, leurs seins, scrutent le plus petit bouton, le moindre échauffement. »
Quelle place acquiert le corps de la reine dans ce contexte ? Quelle est la part de l’intime et du public ?
Le corps reproductif des reines et princesses se trouve de fait placé au centre de toutes les attentions. Paradoxalement, il est largement dissimulé, à la fois par les vêtements et dans les représentations. Seules quelques princesses « rebelles » comme la duchesse de Bourgogne dans les années 1690 adoptent une robe « volante » révélant l’arrondi de leur ventre, les autres continuent de porter de grandes robes de cour, corsetées – même si le corset est sans doute plus lâche que d’ordinaire – jusqu’au moment où elles se retirent de la cour, à partir souvent du 7e mois. Alors qu’à la cour de Vienne ou d’Angleterre, le moment de la grossesse est célébré sur les tableaux et les gravures – même si c’est parfois de façon discrète, par un léger arrondi ou par une main placée sur le ventre –, le corps sacré de la reine de France n’est jamais montré que dans la plus parfaite robe de cour.
Pourtant, ce corps dissimulé fait au même moment beaucoup parler de lui : à lire les mémorialistes, on ne peut qu’être abasourdi par le niveau d’information dont ils disposent. Le moindre retard des règles de la reine est une information vite partagée à la cour. Même si on ignore encore au XVIIIe siècle l’existence des ovules et la corrélation exacte entre le phénomène des règles et celui de la grossesse, qu’on se querelle encore en 1765 sur la durée effective de la gestation, on sait que l’arrêt des règles est un signe d’« espérance d’enfant »…
Quel rôle joue le corps médical à la cour ?
Le corps des reines et des princesses de France fait l’objet d’une surveillance et d’une protection très forte. C’est chaque jour une dizaine de médecins qui examinent leurs selles, leurs urines, leurs seins, scrutent le plus petit bouton, le moindre échauffement. Les sages-femmes jouent un rôle essentiel au sein de la Maison de la Reine, ce dont témoigne notamment Louise Bourgeois, aussi appelée Mme Boursier, qui met au monde les différents enfants d’Henri IV et Marie de Médicis et écrit ses Observations à partir de 1609. Mais c’est l’une des rares sages-femmes qui laissera des écrits, l’essentiel de la transmission de leur savoir se faisant oralement.
Les sages-femmes sont très présentes ; certaines deviennent « garde d’accouchée », une fonction que j’ai découverte au cours de ces recherches, et qui consiste à rester nuit et jour dans la chambre de la reine, un mois avant et un mois après la naissance. Mais du fait du petit nombre d’écrits de leur main, elles sont peu visibles. Elles s’effacent au cours des XVIIe et XVIIIe siècle au profit des chirurgiens qui ne cessent de gagner en importance et en reconnaissance. Bénéficiant de l’amitié de Louis XV pour son chirurgien, Mareschal de Bièvre, la profession obtient du roi une académie et un brevet. Ceux qui n’étaient à l’origine que des artisans chirurgiens-barbiers aptes à recoudre les blessés sur les champs de bataille sont désormais reconnus dans leur savoir-faire, qu’ils développent notamment en expérimentant sur le corps des reines et princesses. Leurs « exploits » – par exemple des retournements spectaculaires de bébés –, sur lesquels ils se font fort de publier, leur permettent de se faire un nom.
Comment se déroule l’accouchement lui-même ? Est-il l’événement public que l’on imagine, à l’image du lever du roi ?
Les historiens du XIXe siècle ont accrédité cette idée que la reine accouchait en public : c’est là une lecture déformée du protocole de l’Ancien Régime, faite par des hommes qui déprécient la monarchie pour mieux valoriser la République moderne et libératrice et sont les produits d’une époque qui n’a de cesse de rabaisser le monde féminin. Cette lecture repose également sur une méconnaissance de la cour, dont on connaît beaucoup mieux, depuis une quarantaine d’années, les ressorts grâce aux études sur les réseaux de courtisans.
Si l’on va au-delà des titres – duchesse de, marquise de… –, on s’aperçoit que la reine n’accouche pas en public mais en famille : ce sont les cousins, les neveux, les nièces, et aussi les familiers, les domestiques – ceux qui suivent la reine depuis son enfance –, qui sont alertés lors que les premières douleurs ou les grandes douleurs se déclenchent. La chambre de la reine a été préparée, le lit d’apparat remplacé par le lit d’accouchement, des paravents dressés pour découper l’espace et préserver l’intimité.
Si les membres de la famille sont présents dans la chambre ou le salon attenant, ils entrent et ils sortent quand l’attente se fait trop longue ; et s’ils entendent la reine, ils ne la voient pas. Derrière le paravent ne passent que les plus intimes, notamment le roi, que l’on retrouve tenant la main de l’accouchée qu’il soit père, grand-père ou arrière-grand-père.
Quelle a été la mortalité des reines et princesses en couches, et celle également des enfants de France ?
Leur mortalité est particulièrement faible en comparaison du reste de la population française, où elle touche, selon les estimations, entre 5 et 10 % des femmes. Le suivi médical quotidien, les recommandations alimentaires, les règles d’hygiène et d’asepsie – preuve en est le nombre de draps de couches achetés, le nombre de lavandières employées, les mentions des changes de lits –, et aussi le repos imposé pendant les 40 jours des relevailles expliquent la faiblesse des fièvres puerpérales tant redoutées à l’époque moderne.
Ainsi apparaît l’idée que ce n’est pas le corps féminin qui est faible par nature, mais que les conditions externes d’existence contribuent à la mortalité féminine. La cour de France a en quelque sorte inventé le congé maternité avant l’heure : elle est un laboratoire d’innovation de l’obstétrique qui se diffuse plus largement au XIXe siècle.
Quant à l’enfant, il faut lui éviter d’errer toute sa vie dans les limbes s’il venait à mourir avant d’avoir pu être baptisé, à l’âge de 6-7 ans. Il reçoit dès la naissance – et parfois in utero si l’urgence l’exige – l’ondoiement de la part d’un ecclésiastique ou d’un laïc. Ce rituel permet de confier l’enfant à Dieu et de le faire entrer dans la communauté des chrétiens. L’Enfant de France est alors désigné uniquement par son titre jusqu’à ce qu’il reçoive un prénom lors de son baptême. S’il meurt avant d’en avoir reçu un, il restera dans les registres comme « NN » – non nommé.
Les différents moments de la grossesse et de la naissance semblent avoir été soumis à un protocole établi. Y a-t-il eu une codification stricte ?
Au cours de l’époque moderne que j’ai étudiée, apparaît en effet un cérémonial dans la Maison de la Reine, mais celui-ci repose largement sur la mémoire orale. Cette ritualisation des Maisons montre que la Reine et les Enfants de France ont une place dans le cérémonial versaillais qui ne tourne pas seulement autour du roi. Parfois le protocole s’oublie et la Surintendante de la Reine procède alors à des recherches dans les archives pour retrouver les règles oubliées, fait consulter les livres tenus par les valets de chambre – souvent très détaillés – ou les écrits des mémorialistes comme le marquis Dangeau, qui se plaît à raconter tout ce qui est nouveau et donc susceptible de créer un précédent.
Mais si la cour cherche à respecter les gestes des générations antérieures, elle n’hésite pas à s’en affranchir ou à en créer de nouveaux s’il le faut. L’étiquette qui préside à la grossesse et de l’accouchement présente à la fois de grandes rigidités et une grande adaptabilité. C’est là la grande force de Versailles.
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Docteure en histoire moderne, professeur agrégée à l’université de Cergy-Pontoise, Pascale Mormiche vient de publier aux Éditions du CNRS Donner vie au royaume. Grossesses et maternités à la cour, XVIIe-XVIIIe siècles (2022). Elle est aussi l’auteure de Devenir Prince. L’école du pouvoir en France, Moyen Âge-XIXe siècle (CNRS Éditions, 2009 ; Biblis, 2015) et de Le Petit Louis XV, Enfance d’un prince, genèse d’un roi (1704-1725) (Champ-Vallon, 2018).