« Mettre le soleil en bouteille » : quand les journaux imaginaient l’énergie solaire
Dès la seconde moitié du XIXe siècle, journaux et périodiques s’interrogent sur les possibilités offertes par le grand astre brillant : pourra-t-on un jour faire de l’énergie solaire le carburant du futur ?
Depuis quand vante-t-on les vertus du soleil ? Dans l’Antiquité, les aèdes grecs vénéraient Hélios, divinité bienfaisante dont la course à travers le ciel rythmait la journée de nos ancêtres. Le dieu solaire occupait une place centrale, quasi-domestique, dans le panthéon gréco-romain. Ce n’est pas un hasard si les Grecs ont tenté de domestiquer ses rayons, les concentrant à l’aide d’un système complexe de miroirs, afin d’allumer la flamme olympique ou d’incendier des navires ennemis.
Malgré ces tentatives osées, l’utilisation pratique du soleil en tant que source d’énergie ne se posera pas sérieusement avant l’ère contemporaine et le XIXe siècle. Marquée par le triomphe de l’industrie, cette époque voit l’humanité siphonner avidement houille et pétrole du cœur de la terre. Halte aux carences infernales ? Dans la rubrique scientifique du journal Le Public du 14 décembre 1868, l’on commence à s’inquiéter de l’épuisement annoncé des ressources de charbon :
« Si, du jour au lendemain, ce charbon, qu’à peine daigne-t-on regarder, venait à faire défaut, la civilisation moderne, arrêtée dans son développement, reculerait de plusieurs siècles, et c’est pourquoi, si le Pater était à refaire, il serait bon d’y ajouter la demande au Père céleste de notre houille quotidienne.
Afin de se précautionner d’avance contre le renchérissement qui précédera l’épuisement des mines, […] les Anglais ont mis à l’étude les moyens les plus propres à remplacer, soit la houille par un combustible d’un emploi aussi économique, soit nos machines actuelles qui en font une consommation si prodigieuse.
Partant alors de cette donnée que le charbon minéral est un produit de la carbonisation par la chaleur solaire, accumulée dans le sous-sol terrestre, des végétaux enfouis à une époque probablement antérieure à l’apparition de l’homme sur la terre, que selon une expression originale, mais un peu forcée, la houille est du soleil en cave, les physiciens et les mécaniciens ont pensé qu’à l’aide de récipients, convenablement disposés, on pourrait mettre obstacle à la déperdition de la chaleur solaire, la condenser, l’emprisonner, et, par suite, l’utiliser directement ; c’est ce qu’un savant appelait dernièrement mettre le soleil en bouteille. »
Des « récipients convenablement disposés » ? On est encore loin des panneaux photovoltaïques, mais il n’empêche que la question de l’exploitation de l’énergie solaire, qui n’avait pas avancé un pouce depuis les expériences d’Archimède, reprend de l’épaisseur devant ces contraintes écologiques. Même son de cloche dans L’Industriel de Saint-Germain-en-Laye (27 mars 1869) :
« Pour remplacer le charbon de terre, on a proposé le reboisement des montagnes. Mais on ne songeait pas que l’emploi des machines est devenu si répandu, que le reboisement du globe entier ne suffirait à les alimenter que durant quelques années seulement. Le remède n’est ici qu’un palliatif.
Le pétrole ? C’est un dérivé de la houille, beaucoup moins répandu qu’elle, et qui sera plus rapidement épuisé.
Devant la troisième question, la science est muette. Des esprits sérieux ont proposé de mettre le soleil en bouteilles c’est-à-dire d’emmagasiner de la chaleur comme on emmagasine la glace. D’autres, plus terre à terre, ont imaginé d’aller la puiser au centre du globe. »
La rhétorique encore bredouillante des scientifiques laisse à penser que le grand chantier de l’énergie solaire n’est pas encore entamé. Et pourtant, dès les années 1860, des prototypes plus ou moins réussis voient le jour : machine à vapeur alimentée par l’énergie solaire, miroir solaire, four solaire… Parmi les inventeurs en vue, l’Américain John Ericsson et le Français Augustin Mouchot tentent de démocratiser le « captage » d’énergie solaire à des fins industrielles et domestiques.
Retardées par le conflit franco-prussien, les recherches s’intensifient à l’aube du XXe siècle. La France a tout à gagner de l’exploitation de l’énergie solaire, puisque son empire colonial touche les zones les plus propices à sa « récolte ». On devine l’intérêt non plus scientifique ou économique mais bien géopolitique de l’exploitation solaire – comme le pointe La Revue Mondiale du 15 mai 1925 :
« La transformation directe de la chaleur solaire en force motrice présente pour la France un intérêt particulier, puisque notre domination s’étend sur une vaste région où il ne pleut presque jamais. Le problème de la traversée du Sahara par des moyens plus sûrs, plus rapides et moins coûteux que les caravanes de chameaux afin d’atteindre les territoires fertiles de l’Afrique centrale intéresse tous les Français. […]
On trouve donc là les conditions les plus favorables pour étudier et résoudre le problème de la transformation de la chaleur solaire, car en l’absence de cours d’eau important et de mines de combustible, le soleil est la seule source possible d’énergie à bon marché. »
L’énergie solaire serait donc inépuisable, propre et bon marché. Le remède parfait ? On sait aujourd’hui que le soleil est une centrale nucléaire naturelle, produisant chaque jour une quantité d’énergie dix mille fois supérieure à celle que l’humanité consomme. Les calculs de l’époque témoignent déjà de son potentiel, comme le souligne Le Petit Journal du 10 juin 1934 :
« Notre Soleil perd 250 000 tonnes de matériaux par minute, du seul fait qu’il nous chauffe et nous éclaire. Ici, convenons-en, tout n’est pas perdu, et la Terre reçoit, par ce mécanisme, compte tenu de l’atmosphère, une calorie environ par centimètre carré et par seconde.
Si l’on fait encore le calcul, on aboutit à des nombres fantastiques et l’on constate que si l’on recueillait une infime partie de cette énergie, il y aurait de quoi alimenter tous nos moteurs, toutes nos machines, toutes les autos du monde entier. »
Toutefois, entre le tableau noir des scientifiques et le papier bleu des ingénieurs, il y a un fossé – que les chercheurs ne parviennent pas à combler. La Science et la Vie du 1er octobre 1939 passe en revue les différents prototypes mécaniques exploitant l’énergie solaire avant de conclure, de façon assez pessimiste :
« Cette rapide revue des divers essais d’utilisation de l’énergie solaire montre que ce problème n’a pas provoqué toutes les recherches qu’il aurait mérités : nous vivons actuellement sur les réserves immenses d’énergie que constituent le charbon et le pétrole ; mais ces réserves doivent être ménagées et peuvent être employées à des usages plus rationnels que la simple combustion dans un moteur. »
Finalement, malgré l’épuisement des combustibles fossiles, les recherches consacrées au carburant solaire entre 1860 et 1950 n’ont pas porté beaucoup plus loin que les cercles scientifiques. Pourquoi ? Parce que la situation n’a jamais semblé suffisamment urgente pour exiger décroissance ou progrès à marche forcée…
En 1928, la revue de vulgarisation scientifique Je sais tout avait pourtant listé les ingrédients indispensables à l’exploitation du solaire à grande échelle : « des efforts soutenus, un peu d’argent, l’appui de l’opinion publique, […] des hommes de bonne volonté. » Lesquels nous manquent encore ?