Les workhouses anglaises, « maisons de travail » pour les pauvres
À la fois ateliers de travail et hospices, les workhouses sont lancées dès le XVIe siècle au Royaume-Uni. Modèle à reproduire ou institutions lugubres ? Au XIXe, la presse française observe ces « maisons de travail » avec un regard curieux – et critique.
1597 en Angleterre. La « loi pour soulager les pauvres » (Act for the relief of the poor), est promulguée par la reine Elisabeth. Voleurs, vagabonds, mendiants ou indigents en capacité de travailler sont mis à contribution dans des maisons de travail tandis que les paroisses versent une aide, en argent ou en nature, aux plus démunis continuant d’occuper leur foyer.
Près de deux siècles plus tard, en 1815, la pauvreté explose au Royaume-Uni. En cause : un ralentissement de l'économie, les mauvaises récoltes liées à l’été désastreux de 1816 et la mécanisation de l’agriculture qui écarte les ouvriers agricoles du travail saisonnier. Ce sont ces mêmes causes qui sont à l’origine du célèbre soulèvement anglais de 1830, les Swing riots.
Dans la foulée, en 1834, la loi sur les pauvres est amendée : la bourgeoisie anglaise ne tolère pas de payer des impôts qui sont ensuite reversés à l’entretien des « fainéants ». La « nouvelle loi sur les indigents » (Poor Law Amendment Act) durcit notamment les critères de secours afin d’écarter de leur public des personnes qui ne seraient pas tout à fait démunies. Cette loi décourage la possibilité d’assistance à domicile et ouvre la voie à la construction de nombreuses workhouses.
De l’autre côté la la Manche, la presse française conservatrice observe ces établissements d’un genre unique en Europe avec un mélange d’admiration et de consternation. Le Journal des débats politiques et littéraires se fait l’écho de travaux de terrain d’un chercheur français dans son édition du 29 août 1842 :
« La description qu'il en donne est bien sombre. “Ce n'est pas une assistance bienveillante qu'on a voulu instituer, dit-il, c'est un épouvantail de pauvres.”
Cela est exact : toutefois le régime de la charité légale, tel qu'il subsistait avant la loi de 1834, donnait lieu aux plus funestes abus. C'était une prime en faveur de la fainéantise et du vagabondage, et par conséquent de l'immoralité ; et quelle prime ! Elle surpassait 200 millions pour la seule portion du Royaume-Uni qui se compose de l'Angleterre proprement dite et de l'lrlande.
La loi nouvelle est telle que le travailleur n'en réclame le bien fait qu'après avoir épuisé tous les moyens de se procurer du travail : c'est ce qu'elle devait être. Elle est à cet égard plus dure que l'ancienne ; mais en revanche elle est beaucoup plus douce pour les vieillards et les infirmes. Elle est paternelle pour les enfants, à l'éducation desquels on pourvoit aujourd'hui avec sollicitude.
L'analyse que donne M. Buret de ces institutions est pleine d'intérêt ; néanmoins, dans le jugement qu'il exprime, je crains qu'il n'ait trop écouté les plaintes mal fondées de cette portion des classes ouvrières qui exploitait l'ancienne loi, au préjudice des ouvriers laborieux. »
L’intérêt suscité par l’expérience anglaise pousse la France, en quête de solutions aux problèmes de la marginalité et du chômage, à envoyer des observateurs. Le président de la jeune Troisième République, Adolphe Thiers, dépêche ainsi des émissaires outre-Manche comme le relaie Le Petit Marseillais en avril 1872 :
« Les workhouses sont de vastes établissements dont le nom signifie “maison de travail”. Cela ne veut pas dire que tous ceux qui y sont admis travaillent. Bien souvent, on y entre le soir pour y passer la nuit seulement, et on en sort le matin, après avoir reçu une écuelle de soupe et sans avoir rien fait.
Il y a à Londres des workhouses masculins et des workhouses féminins : dans tous, on admet des enfants. Ceux qui ont habité Londres savent du reste quelle effroyable quantité il y a de mendiants au-dessous de dix ans, dans les quartiers de Lower-Thames Street, de Saint-Gilles, de Smithfield et de Highbury. Il ne se passe guère de nuit sans que la police opère quelque arrestation dans les workhouses ; c’est-là, en effet, le rendez-vous de tous les malfaiteurs, lorsque le commerce ne marche pas.
Aussi l’ouvrier de Londres considère-t-il comme une terrible humiliation d’être obligé d’aller au workhouse. Le mot workhouse, habitué de workhouse, est une sanglante injure en argot anglais. Chaque workhouse relève de la parish, la paroisse, sur le territoire de laquelle il est situé. »
En 1885, de nouveau, une délégation française, mandatée cette fois par le Conseil municipal de Paris, est envoyée dans les workhouses. Le 23 août 1885, Le Petit Parisien détaille dans un long article le fonctionnement de ces hospices, leur agencement, précisant jusqu’aux menus servis aux démunis :
« Au bout du réfectoire est une grande table derrière laquelle se tient un employé qui, plongeant dans une énorme marmite une gigantesque cuiller, y puise une certaine quantité du contenu qu'il verse dans le plateau d'une balance dont l'autre plateau porte un poids ; de l'autre côté de la table, un homme saisit le plateau dès qu'il est assez chargé et en verse le contenu dans une assiette qu'il passe aux tables.
Voici quel est le régime du workhouse : le matin, pour le déjeuner, et le soir, pour le souper, chaque pensionnaire reçoit 180 grammes de pain, 60 grammes de beurre et une pinte (56 centilitres de thé).
L'“ordinaire”, pour tous les jours de la semaine, est le suivant : lundi, soupe au riz et pain ; mardi, poisson et pommes de terre ; mercredi, soupe aux pois et pain ; jeudi, mouton et pommes de terre ; vendredi, ragoût de mouton et pain ; samedi, pudding ; dimanche, lard aux choux. »
Au cœur du fonctionnement des workhouses, le travail, que Le Petit Parisien continue de décrire avec précision :
« Après le dîner, les pensionnaires se reposent une heure, et le travail reprend. Car la loi du workhouse, c'est le relèvement par le travail. On ne fait pas l'aumône aux pauvres recueillis. On leur offre les moyens de payer l'abri, la nourriture qui leur sont offerts.
Le plus ordinairement, les pensionnaires qui travaillent en commun défont de vieux cordages goudronnés pour faire de l'étoupe ; d'autres sont employés à casser des pierres ou à fendre du bois, qu'ils arrangent en petits cotrets pour allumer le feu ; d'autres ont une roue à tourner, ils sont chargés de moudre du café ou du blé ; d'autres encore sont employés à peindre, à laver, à blanchir à la chaux les murs et à faire de légères réparations ; quelques-uns, tailleurs de leur état, font des vêtements.
Les femmes sont occupées à des travaux de couture. Les heures de travail sont de sept heures du matin à midi et de une heure et demie à six heures. Pour les enfants, il y a une école. »
Un modèle à reproduire en France ? Le Petit Parisien dresse cette conclusion relativement nuancée :
« À coup sûr, ces institutions ne sont pas parfaites ; mais elles rendent certainement d'immenses services, et jusqu'ici on n'a point trouvé mieux. L'exemple de l'Angleterre a été suivi dans différents pays.
À Gênes, par exemple, il y a une Maison de travail ; là, quiconque a faim peut venir ; on ne lui demande pas son nom, d'où il vient, où il va, on lui demande seulement ce qu'il sait faire et, suivant ses aptitudes, on l'occupe à un travail quelconque, en échange duquel il reçoit l'hospitalité.
À Londres, les workhouses et tous les autres établissements d'assistance sont entretenus au moyen d'une taxe spéciale dont sont frappés les habitants, suivant leurs revenus. Cette taxe s'appelle la taxe des pauvres. Actuellement, elle peut produire chaque année vingt-cinq millions. »
Toute la presse française n’observe cependant pas ces institutions avec autant d’indulgence. En 1877, le satirique Journal amusant publie une série de dessins légendés sur un ton assassin :
« Après avoir inutilement frappé aux ateliers pour du travail, aux cœurs pour de la pitié, ils ont, pauvres affamés, attendu des heures la tête sous la neige, les pieds dans la boue glacée, pour avoir la misérable aumône d'un pain, d'une soupe et d'un abri, payés le lendemain par un travail pénible ; et demain, de même, et toujours. »
En 1880, le journal républicain Le Constitutionnel livre une description glaçante des workhouses, assimilées à autant de prisons :
« Depuis le vote de la loi sur le paupérisme en 1834 (poor law act), les workhouses ont été pour les indigents un objet de répugnance et d'horreur et pour les pauvres honteux une répulsion, un effroi, une honte que rien n'a jamais pu vaincre.
Ces malheureux préfèrent mourir dans un taudis, ou dans la rue, mourir de froid, de faim, d'épuisement, de misère et de désespoir, et, lorsque la mort ne vient pas assez vite, devancer l'heure marquée par Dieu en attentant à leurs jours qui n'ont été que de longues et cruelles agonies ; ils préfèrent les tortures de leur âme et de leur corps ravagés par la souffrance ; ils préfèrent le suicide à l'admission à ces asiles publics pour lesquels les contribuables paient cependant à l'État de 20 à 30 pour, 100 au-dessus du prix de leurs loyers.
Tel est le fait brutal et navrant constaté par les statistiques. »
Près de cinquante ans plus tard, en 1928, Le Journal publie un récit à la première personne, dans la tradition du journalisme d’immersion : l’auteur a décidé de passer une nuit dans une workhouse, se faisant passer pour un démuni, et bravant les suspicions des administrations entourant la présence improbable d’un Français dans un tel établissement.
La description qu'il nous en livre s'avère lugubre, à l’instar de l’étape obligatoire du bain :
« Une baignoire, à moitié remplie d’une eau douteuse. Elle a déjà servi aux vingt camarades. J'enlève mes frusques, une à une. J’interroge. Oui, tout... il faut enlever tout... la chemise aussi ! Et puis se savonner… bien, encore… Et puis se frotter… mieux que ça ! Et puis se sécher ! L'un des hommes me tend une serviette immonde. Je ferme les yeux. Et puis enfiler ça…
L'autre assistant me lance une vieille chemise de bure, déchirée, lamentable, mais propre. Du linge d'étuve. Il a noué mes haillons du bout des doigts. Il m'ordonne de ramasser le paquet et m'emmène dans le couloir. Quinze portes à droite, quinze portes à gauche. Un tour de clef à la porte numéro neuf.
– Laissez les vêtements dehors !
J'entre. La porte se referme. Je suis en cellule. »
Deux ans plus tard, au mois d'avril 1930, le Royaume-Uni mettait fin au système des workhouses.
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Pour en savoir plus :
Jacques Carré, La prison des pauvres : L’expérience des workhouses en Angleterre, Éditions Vendémiaire, 2016