Long Format

Parmi les « gueux » de Paris, naissance du reportage undercover français

le par - modifié le 31/12/2020
le par - modifié le 31/12/2020

À la fin du XIXe siècle, comment un reporter pouvait-il explorer le Paris des pauvres gens ? Grâce à l’emprunt d’identité. En se glissant dans la peau d’un indigent, le journaliste pénétrait des enclaves autrement inaccessibles.

L’invention du reportage infiltré

Visiteurs sous couvert d’incognito, certains reporters décident de franchir les frontières sociales à la manière de Rodolphe de Gerolstein, le prince déguisé que le romancier Eugène Sue mettait en scène, en 1842, dans Les Mystères de Paris. Dans le roman-feuilleton de Sue, Gerolstein se présente pour la première fois à Fleur-de-Marie sous l’apparence des hôtes d’un tapis-franc, avant de sauver la jeune femme des griffes du Chourineur.

À partir des années 1880, des journalistes reporters se livrent à un semblable jeu de rôle pour expérimenter, le temps d’une nuit, voire de quelques jours, les modalités d’une vie difficile – mais insolite, du point de vue du lecteur. Il s’agit d’étudier le quotidien des classes ouvrières, des gens de petits métiers et des marginaux, clochards, chiffonniers.

Cette approche journalistique découle d’une volonté philanthropique et sociologique. La démarche des observateurs sociaux du dernier tiers du XIXe siècle fait émerger, d’abord en Angleterre, une enquête journalistique « undercover » à la manière de James Greenwood qui, dès 1866, étudie un asile de pauvres en y passant la nuit.

De l’autre côté de l’Atlantique, la presse américaine voit apparaître plus tardivement le reportage incognito sous l’appellation « stunt journalism ». Ce courant est représenté entre autres par la reporter Nellie Bly qui, avant d’effectuer son retentissant tour du monde, se fait interner dix jours au Blackwell’s Island Hospital pour le New York World, en 1887.

Reportage undercover aux États-Unis, reportage d’identification, incognito ou « infiltré » en France, ce type d’enquête se fait une place dans le quotidien Le Journal de Fernand Xau dès les premiers mois de sa fondation.

« Une nuit à l’asile »

Un journaliste d’origine américaine, Bertie Henri Clère, collaborateur au New York Herald, compte parmi les premiers à importer le reportage incognito dans les grands quotidiens parisiens. Clère, pseudonyme d’Edward Vizetelly (1847-1903), se propose de passer pour Le Journal une nuit dans un asile de nuit parisien, de ceux qui accueillent sans domicile fixe, indigents, et autres âmes errantes.

Le reporter se présente « rue du Château-des-Rentiers » dans « la tenue d’un malheureux ». Le moment est choisi pour exacerber le caractère apitoyant du récit : une nuit d’hiver d’un « froid de chien », celle du réveillon du Nouvel An.

« Je soufflais sur mes doigts engourdis sans parvenir à les réchauffer. La brise glaciale, traversant mes vêtements usés, me pénétrait jusqu’aux os. »

Un « individu plus expérimenté » tente d’aider le reporter à franchir les « portes closes » de l’asile. Or, Clère, inconnu du gardien et dépourvu de papiers d’identité, se voit refuser l’accès au refuge et décide, au terme de cet essai raté, de rentrer chez lui.

Le lendemain soir le revoit sur le pavé, muni des papiers requis. Cette fois, Bertie Clère obtient une place dans la « Maison de Lamoze », boulevard de Vaugirard. À l’intérieur, il décrit le rituel auquel tous se soumettent. Une première étape le mène dans « une sorte de buanderie […] où se trouvaient nombre de petits baquets en zinc contenant un peu d’eau », destinés à la toilette. Puis les indigents sont dirigés dans « une immense salle bitumée » pour l’inscription.

« Cette salle était faiblement éclairée par cinq méchants becs de gaz et garnie de bancs, faisant face à l’estrade ; et, assis sur ces bancs, se trouvaient plus de trois cents pauvres diables sans domicile et sans pain […].

Derrière les vitrages qui formaient les deux côtés de la salle, et aussi dans le fond, se trouvaient de spacieux dortoirs avec des petits lits en bois garnis de matelas, traversins et oreillers en varech, de gros draps et de sombres couvertures. »

Clère s’assoit pour « étudier cette masse de misère humaine ». Dans l’observation s’installe une distance qui, en dépit du déguisement du reporter, le distingue de la condition du « gueux ». Le journaliste s’étonne, plus près du dégoût que de l’apitoiement.

« À quelques exceptions près, tout ce monde était sale et mal vêtu, et cinq ou six étaient vraiment en haillons.

Je suis convaincu que le plus grand nombre n’avait jamais su ce que c’était qu’un métier, et, d’après les fragments de conversations que je surprenais de temps à autre, je suis certain que presque tous connaissaient tous les refuges de nuit à Paris depuis déjà longtemps. »

Les sens du reporter sont mis à rude épreuve : « [Presque] tout ce monde toussait et crachait sans cesse, et l’odeur qu’il répandait était insupportable ».

Le journaliste reçoit comme ses compères de galère, « en l’honneur du Jour de l’An », une ration spéciale de nourriture. Peu empathique face à la situation des « pauvres hères », il s’étonne du naturel avec lequel ceux-ci « [s’imaginent] qu’ils [ont] droit à tout ce que l’on leur [octroie] ».

Après « la lecture du règlement », le coucher réserve une mauvaise surprise à Clère, forcé de dormir sur un « vieux tapis » en raison du surpeuplement du lieu.

« À ma droite se trouvait un vieux gueux de bonhomme avec qui il fallait que je partage mon oreiller. Il puait la peste et me faisait penser à cette plante de l’Amérique du Sud qui sent tellement mauvais que rien ne peut pousser, dans un rayon de cinquante mètres, autour de sa tige.

Toute la nuit, cet homme respirait comme un hippopotame et parlait dans son sommeil, comme s’il avait quelque horrible crime sur la conscience. »

L’enquête de Bertie Clère se donne une portée sensationnaliste et divertissante. Elle maintient un regard distancié sur la misère en se permettant des notations destinées à faire sourire le lecteur.

Après une nuit blanche, le reporter quitte prestement le repaire. Loin de faire office d’observateur engagé ou de réformateur, Clère conclut sur une simple boutade empruntée à son « vieux compagnon de couche » :

« Il fait bougrement froid ici […] mais on serait plus mal couché dehors. »

À la porte de l'asile de nuit, dessin de F. Gottlob, Collection Jacquet - source : Gallica-BnF

Quinze jours dans les hardes du mendiant

L’enquête incognito, si elle peut se faire l’instrument de revendications sociales, n’a souvent comme principale ambition, dans la grande presse, que d’emporter le lecteur dans un milieu fascinant. Le dégoût, la surprise, l’étonnement du reporter nourrissent la création d’émotions équivalentes chez le lecteur curieux.

Tout en héritant de la démarche de Clère, Georges Le Fèvre, lui aussi reporter au Journal, réalise en 1929 une enquête plus longue sur la misère à Paris. Son reportage est construit comme un roman-feuilleton, où chacun des 14 épisodes reprend là où le précédent s’est arrêté.

Suivant la promesse du titre, « Je suis un gueux », Le Fèvre pousse à ses limites la logique d’identification au rôle dans lequel il se glisse, faisant de l’identité de miséreux une seconde peau. Le photomontage qui annonce le reportage présente le reporter avec « le costume de miséreux » dans lequel il vivra « quelques semaines de misère, sans appui, sans argent, allant jusqu’à s’imposer le sacrifice de ne pas rentrer une seule fois dans sa demeure proche ».

Au premier jour, Le Fèvre amorce ce programme en s’asseyant sur le trottoir près d’un autre malheureux, symbole de la dégradation sociale à laquelle il se soumet.

« Pour prolonger la conversation il me faut coller mes fesses au macadam, descendre à son étiage. On est maintenant sur le même plan.

Nous sommes donc dans la rue. Plus exactement, nous y adhérons. Le soleil irrite la lèpre des murs, les bosses du pavé, la puanteur des poubelles, la ruine de nos haillons. »

Au fil des asiles et hôtels miteux visités, Le Fèvre insiste sur les expériences difficiles de la vie d’indigent. Son compagnon du premier jour le mène dormir au « Château des Rentiers », un refuge de nuit, « une usine à sommeil ». Là, Le Fèvre interroge d’autres gueux sur « les combines » qui permettent de subsister.

Le reporter tient son rôle sans accroc. Il se montre en train d’apprendre les mœurs et les trucs du milieu. Le lendemain, il se fait « pistonner auprès du chef d’embauchage de la gare aux marchandises » et obtient un travail « comme “temporaire” sur le réseau de l’est ».

Le Fèvre n’est pourtant pas au bout de ses peines : d’ici là, reste à trouver comment manger, se laver. La Seine, sous un pont, permet les ablutions.

« Quelques badauds accoudés sur le parapet regardent notre gueuserie de haut en bas avec une secrète envie.

Pauvres hommes, esclaves de leur faux-col et de leur chapeau melon ! »

Par une inversion des rôles sociaux, Le Fèvre donne à voir les regards des bourgeois ordinaires posés sur lui, son ancienne identité désormais effacée sous les hardes du gueux.

En proie à la faim, le ventre vide, il se rend au quai pour « la manœuvre du cabestan électrique sur lequel s’enroule un câble de traction ». Ce travail manuel, « simple mais dangereux », laisse le journaliste le « cerveau engourdi et l’estomac creux », le corps transformé par les exigences du reportage.

« L’effort n’est pas grand, mais sa répétition finit par alourdir, ankyloser les jambes et les bras.

C’est un travail nouveau des muscles et des jointures, et pour m’être accroupi un peu trop vite en décrochant une chaîne, je me froisse un muscle de la cuisse. Cela fait que je clopine un peu. »

Le ressenti corporel du reporter est minutieusement décrit afin d’illustrer les difficultés du métier. L’esprit du journaliste se moule également à son rôle.

« Je reste, la tête basse, comme un cheval fourbu.

Mes pensées sont simples et puissantes. J’évoque, par exemple, le goût d’un morceau de pain frais, la tranche d’or d’un quart de bon brie. »

Le Fèvre manifeste son empathie devant l’injustice qui destine l’« ouvrier consciencieux » à « travailler sans manger, sans savoir même où [il dormira] dans quelques heures ».

Il se laisse entraîner par un compagnon devant « le mirage du zinc » avant d’échouer à « l’Hôtel Bauwens ». L’endroit, le long d’une « voie assez mal éclairée », tient à la fois de la « gargote », du « réfectoire » et du « bouge ».

Le Fèvre se voit désigner une porte étroite, un lit au fond d’une pièce. Ses sens sont violemment heurtés.

« Cette canfouine, puante comme une étable à cochons, avec un pot de chambre au milieu ! Ces deux grabats en équerre […]. Ce mur souillé d’excréments ! Cette paillasse et ces édredons crevés jetés pêle-mêle sur une carcasse reprise à la ferraille, et qui est mon lit ! »

Les jours passent et le reporter poursuit son itinéraire. Son apparence se dégrade, laissant voir un « visage défait », un « chandail déchiré ».

Promenant « [sa] lassitude de mendiant », il mange à la cantine du palais du Peuple, place d’Italie, puis erre en quête d’un logis, angoissé à l’idée de dormir dans la rue. Il voit se lever l’aube « sur cette ville monstrueuse, sombre, égoïste, où pas un être, hier, ne m’a tendu la main, donné un conseil ».

Un matin, Le Fèvre rencontre Paul, un pauvre Marseillais, « diseur à voix » avec qui il « fait les bistrots » le soir venu. L’un récite des poèmes, l’autre quête. Une poignée de francs amassés, les compagnons louent une chambre « boulevard de la Chapelle, près du Phono-Bar ».

À ce point, Le Fèvre se dit « passionné » par l’expérience du reportage. Le lendemain soir, il fréquente les « bars de la Chapelle » peuplés de filles et de souteneurs. Le Fèvre déplore la « conversion patiente et cynique d’une journée de dur travail en petits marcs, en petits cognacs, en petits francs ».

La livraison du 18 juin marque l’apogée d’une déchéance morale et psychologique, après une journée à faire l’« homme sandwich » pour un restaurateur. « Je n’ai plus d’âme », écrit le reporter.

« Ce qui reste de moi appartient à la rue comme un bec de gaz, un banc, une enseigne […].

On me bouscule sans s’excuser. On me consulte sans me regarder. Lorsqu’un passant me heurte, il lève les yeux au-dessus de ma tête et fait un léger salut aux incomparables repas à six francs. »

Le reporter est près de la perte d’identité, dégradation qui lui octroie le droit de juger la vie de « gueux ». « Je suis un gueux » pousse ainsi à son extrême une constante du reportage de l’époque, à savoir que le corps éprouvé devient le garant de la véracité du témoignage. Cette aventure d’un corps et d’une âme fait de la personne de Le Fèvre l’instrument central de l’enquête.

« En quinze jours, une piste incertaine flairée plutôt que suivie, me ramène, après la traversée des bas-fonds, à mon point de départ : l’asile.

Rien n’était cependant combiné d’avance. Parti sans le sou, je reviens sans le sou. Pourquoi ai-je l’impression d’un échec ?

Parce que, plongeant dans la misère avec l’intention de remonter à la surface, de nager contre le courant et d’en sortir par mon travail, je constate que je suis resté en panne, et qu’en dépit de mes efforts, je dérive… »

Un constat pessimiste s’impose : l’économie est inaccessible aux malheureux et les secours, rares ou insuffisants. L’expérience aura ainsi bel et bien permis, affirme le reporter, d’« entrevoir une vérité » sociale.

Fort heureusement pour Le Fèvre, tout cela n’était qu’un jeu de rôle…