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« Combats contre la mort » : dans le quotidien des toxicomanes de 1934

le par - modifié le 03/07/2021
le par - modifié le 03/07/2021

Au début des années trente, le grand reporter Alexis Danan offre aux lecteurs de Paris-Soir les portraits des drogués de la capitale, fumeurs d’opium de longue date ou jeunes adeptes de « poudre blanche ».

Fin 1934, année à l’actualité chargée, le grand reporter Alexis Danan présente dans Paris-Soir une vaste enquête sur l’univers de la toxicomanie en France. Cet émule d’Albert Londres, collaborateur au grand quotidien du soir depuis 1926, est réputé pour ses reportages « coups de poing », notamment sur l’enfance délinquante, ou les colonies pénitentiaires pour mineurs. Ils lui ont valu une réputation de « faiseur d’opinion » et une légion d’honneur – refusée avec panache.

La drogue n’est pas exactement son terrain d’élection, mais le thème est, depuis la fin du XIXe siècle, objet de nombreux articles à sensation dans la grande presse. Aux commandes de Paris-Soir depuis 1931, réputé pour ses choix éditoriaux iconoclastes et audacieux, Jean Prouvost n’hésite pas à exploiter ce filon aussi fascinant que sulfureux.

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Presque vingt ans plus tôt, la loi de 1916 créait le tableau des « stupéfiants » (haschich, cocaïne, opium et leurs dérivés) et pénalisait leur commerce extra-médical, ainsi que « l’usage en société », mais pas l’usage simple. À la fascination ancienne pour l’exotisme de la fumerie d’opium ou les ravages mondains de la morphine et de la « coco » s’ajoute désormais une dimension plus crapuleuse, digne du romans policiers – fondé en 1928, le magazine Détective n’est pas le dernier à s’aventurer dans les « bas fonds de la drogue ».

Mais c’est, cette fois, l’univers d’une luxueuse maison de santé de la région parisienne spécialisée dans les cures de désintoxication que Danan a choisi d’explorer, sur les pas de l’écrivain Pierre Drieu la Rochelle qui, dans son roman Le Feu follet, publié en 1931, narrait, sous couvert de fiction, les derniers jours de l’écrivain dadaïste héroïnomane Jacques Rigaut. En se faisant passer pour l’assistant du médecin-chef, le reporter va faire défiler une galerie de portraits plus ou moins pitoyables, qui lui permettent d’esquisser une sociologie de la toxicomanie, cette pathologie des temps modernes réputée en forte progression depuis la fin de la guerre.

C’est d’abord un général à la retraite qui se présente spontanément dans le bureau du médecin-chef pour exiger une cure – la septième, car le « client » est déjà bien connu de la maison. « La Brigade mondaine serait-elle à ses trousses ? » ironise le thérapeute, entre fatalisme et compassion face à cette toxicomanie au long cours qui a commencé avec le siècle :

« – Vous avez contracté l’habitude de l’opium en 1902 à Madagascar.

– En 1903.

– C’est juste, en 1903. Vous avez fumé jusqu’à cinquante pipes. Vous êtes rentré en France en 1909. Ayant lâché l’opium pour la morphine, vous avez bientôt atteint la dose de quatre-vingt-dix centigrammes. Le pékin que je suis vous accorde que c’est quelque chose. »

Piqué au vif, le « patient » argue que s’il a replongé dans la drogue, c’est pour répondre au défi d’un ancien officier au Tonkin qui lui avait proposé une séance de fumerie avec cet argument  : « Avoir tenu trois jours avec deux compagnies en face de deux mille Pavillons-Noirs et puis reculer, comme un capon, devant une pipe… ».

La rechute a été fatale, mais cette énième tentative de désintoxication est-elle bien sincère ? Le personnel de la maison de santé a, comme il se doit, fouillé le malade avant son entrée en chambre, et fait quelques trouvailles intéressantes, que le médecin s’empresse de dévoiler au reporter :

« Il ouvrit, sans me répondre, la sacoche à main, en tira les papiers en vrac et les étala sur la table. Riant de mon indignation, il se mit, froidement, à extraire de leur enveloppe, les tournant, les retournant à la lumière électrique. Puis il examina de même les rapports dactylographiés.

–Venez voir, me dit-il.

Entre deux feuillets, au coin supérieur où était fixée l’agrafe métallique, un petit carré de papier contenait environ un gramme d’une poudre blanche, un peu brillante. »

« Les vieux toxicomanes ont des roueries et des manigances inimaginables… », titre l’article suivant, daté du 13 décembre. Nous y retrouvons le vieux général prostré dans sa chambre. Le teint cireux, le visage travaillé de tics, les yeux larmoyants, il est en proie, suite à la première réduction des doses, au syndrome du manque, dont le médecin tente d’expliquer au reporter les mécanismes :

« Non seulement, désormais, l’organisme tolère le poison qu’il répudiait hier, mais voici qu’il le réclame comme le principe même de sa vie et, du jour, en effet, qu’il vient à en être privé, il cause à son maître des souffrances qui ne peuvent être apaisées que par le poison lui-même.

C’est l’état de besoin. Ainsi, le drame de la toxicomanie est tout dans ce cycle infernal ».

La privation est si douloureuse que tous les prétextes sont bons pour y échapper et retomber dans le poison. Le vieux général n’hésite pas à réclamer ses vêtements en invoquant un rendez-vous urgent à Paris, mais le médecin le rappelle aussitôt à l’ordre : « Vous m’avez signé un papier, hier, aux termes duquel vous vous engagez à ne pas réclamer, jusqu’à la fin de la cure, les bénéfices de votre liberté ».

Or la cure doit normalement durer six semaines, deux pour le sevrage par régression progressive des doses, quatre pour la convalescence… Perspective bien sombre pour le malade, mais le médecin trouve un autre moyen de calmer ses velléités de fuite en évoquant un coup de fil de la Mondaine reçu le matin même à son sujet : car la cure suspendra les poursuites… Jusqu’à la prochaine rechute.

Ce premier cas illustre un aspect important de la sociologie des toxicomanies au début du XXe siècle : le poids des élites sociales – officiers, médecins, mondains… – dans une période où la drogue n’est pas encore tout à fait devenue synonyme de bas-fond et de marginalité, même si le vent a tourné depuis les années vingt.

Dans les deux reportages suivants, datés des 14 et 15 décembre, c’est à une catégorie tout aussi traditionnelle d’amateurs de stupéfiants que le reporter est confronté, le monde des lettres et des arts. Car ce sont les écrivains et les artistes qui, depuis les années 1830, se sont montrés pionniers dans l’expérimentation de ces mystérieux produits rapportés d’Extrême-Orient ou livrés par les progrès de la chimie – le principal alcaloïde de l’opium, la morphine, a été isolé en 1807, celui de la coca, la cocaïne, en 1857, tandis que l’héroïne, dérivée de la morphine, a été mise au point par les laboratoires allemands Bayer en 1899.

En 1860 paraissait Les Paradis artificiels de Charles Baudelaire, qui malgré sa tonalité globalement critique, est resté la bible des intoxiqués distingués, affirmant recourir aux drogues pour explorer les méandres de l’imaginaire.

À l’exemple de cette petite actrice de cinéma qui déclare avec orgueil à Danan :

« Nous autres, les artistes, nous payons à la drogue un terrible tribut. Ç’a toujours été comme ça dans tous les temps. Voyez Baudelaire et tant d’autres.

Moi c’est un poète connu qui m’a initiée. Je puis dire que tous les grands pontifes en sont. »

C’est pourtant avec un certain scepticisme que le reporter accueille cette profession de foi, qui lui semble relever d’un snobisme convenu.

« On invoque beaucoup Baudelaire dans les maisons de santé, et j’ai d’ailleurs été frappé de ce que l’intoxication par stupéfiants va souvent de pair avec l’intoxication littéraire.

Ces gens qu’on dit sans mémoire abondent en citations, mais comme il est naturel, les images ou les formules qu’ils ont retenues des ouvrages qui traitent de l’idole noir, ce sont celles qui exaltent la drogue […]

Mais de tant d’imprécations et de cris de dégoût, rien n’est parvenu jusqu’à eux. Et de même, ils ne daignent pas savoir qu’au dîner de l’hôtel de Pimodan, où le Cercle des Haschischins en 1844, célébra ses fastes, le seul des invités qui refusa, non sans un visible dédain, de goûter au dawamesk, la confiture de haschisch, ce fut Balzac, le plus grand “pontife” de son siècle. »

Le cas suivant n’est assurément pas fait pour nourrir le prosélytisme en faveur des drogues. Il s’agit d’une très belle femme que Danan dit avoir connue autrefois, modèle d’artiste et artiste peintre elle-même, devenue l’épouse d’un de ses amis, talentueux architecte. Son histoire avec la drogue dessine une chute par paliers tout à fait typique :

« Mon mari recevait son ami de l’École. Tous fumaient l’opium. J’ai fumé avec eux.

Vous vous rappelez l’atelier ? Nous l’avions aménagé avec des tentures lourdes, des divans, des coussins. Nous faisions de la musique. Quelqu’un disait du Mallarmé, du Régnier. J’avais vingt-trois ans ; je trouvais ça magnifique, j’étais saisie aux larmes. Les idées de composition, de mariage de nuances affluaient en moi.

Mais je me contentais, désormais, de rêver mes tableaux. À quoi bon peindre ? Et pour quels rustres ? »

Très vite, c’est le passage à la cocaïne puis à la morphine et à l’héroïne, consommées en couple – car les cas de toxicomanie conjugale, voire familiale sont légions. Quand le mari décède, en 1924, l’épouse n’est plus qu’une épave :

« Voyez ces bras criblés, cette gorge flasque, ces joues qui tombent, ces yeux mangés de cernes. Tout ça, tout ce désastre, en paiement de quoi ? D’une vraie joie ? Quelle blague !

Après une courte lune de miel, des malaises sans nom, des maux de tête à hurler, des vomissements, des angoisses, un effritement de l’énergie, de la mémoire, du respect de soi, un dégoût de vivre qui vous pèse au cœur comme un mauvais repas, des cauchemars.

Ah ! mon pauvre ami, des cauchemars ! »

Détruite par ces nuits sans sommeil durant lesquelles elle voit passer des rondes de chats, l’infortunée a tenté, à deux reprises, de mettre fin à ses jours avec du Gardénal, mais sans succès :

« Mais ça n’est pas si facile qu’on pense, vous savez. Une injection de strychnine et vous revoilà bonne pour la ronde des chats. »

Au fur et à mesure du reportage, Alexis Danan n’hésite pas à dresser un tableau pour le moins pessimiste de la situation d’ensemble : « Les toxicomanies n’ont jamais causé plus de ravages en France » a-t-il affirmé le 15 décembre, constat largement partagé par l’ensemble des observateurs, et qui n’est pourtant étayé par aucune statistique fiable : les sources judiciaires montrent plutôt une relative stagnation du phénomène, due aux effets de la pénalisation, à l’organisation des services de police, et sans doute aussi, à partir des années trente, aux conséquences de la crise économique, qui tarit les consommations récréatives des « années folles ».

Ce qui est vrai, en revanche, c’est que le développement du trafic illicite, que Danan n’évoque guère ici, mais qui a trouvé dans Paris et Marseille ses deux terreaux d’élection, plaques tournantes entre l’Extrême-Orient et les États-Unis, a entraîné la création d’un univers marginal de la drogue, composé de petits trafiquants-usagers vivant dans des conditions souvent sordides, et qui, aux stigmates de l’addiction, ajoutent un mode de vie déviant.

Si les toxicomanes aisés présentés par A. Danan dans son reportage sont largement épargnés par cette marginalité, certains d’entre eux sont amenés à s’y frotter, notamment pour se procurer les produits. Quelques uns ont même fréquenté un hôtel pour toxicomanes de Montmartre au nom évocateur de « Renifl’Hôtel » : entremetteurs et trafiquants y offrent gratuitement la première prise de « coco » ou « d’héro », pour mieux accrocher les novices.

Dans l’entre-deux-guerres, la drogue a donc, très largement, perdu l’élégante aura littéraire de la « Belle Époque de l’opium », et évoque, désormais, un univers de plus en plus misérabiliste, qui justifie le ton sévère, voire moralisateur, de Danan, a priori surprenant chez un reporter réputé progressiste et attentif aux souffrances humaines. Associée à la déchéance, à la dépravation, à la perte du sens moral, la drogue fait planer sa menace sur l’ensemble de la société française, malgré des effectifs qui restent dérisoires, en regard, notamment de l’alcoolisme. La loi de 1916 amène entre 100 et 200 inculpés par an, en moyenne, devant le tribunal de la Seine.

La « démocratisation des toxicomanies » est un thème récurrent dans la littérature de l’époque, ce qui peut expliquer l'inquiétude de Danan lorsqu'il croise, à côté des officiers, médecins, littérateurs et fonctionnaires coloniaux qui ont longtemps fourni les principaux bataillons de toxicomanes, de nouvelles recrues pour le moins inattendues : chauffeurs de taxi, coiffeurs pour dames, garçons de restaurant ou simples domestiques.

Quelques années plus tard, l’écrivain Robert Desnos fera la même analyse, dans son seul, roman, Le Vin est tiré, publié en 1943, qui transpose sa complexe relation avec la chanteuse toxicomane Yvonne George, dans les années 1920 : « les poisons ne sont plus le privilège des classes riches ou intellectuelles mais menacent le prolétariat et toute la nation ».

C’est bien le message que cherche à faire passer Danan dans ce reportage, qui, quoique curieusement illustré de photographies venues de Chine, résonne lugubrement avec les tensions de l’année 1934.

Emmanuelle Retaillaud est historienne, professeure en histoire contemporaine à l’IEP de Lyon. Elle est notamment l’auteure de Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, paru aux PUR, 2009.

Pour en savoir plus :

Pascale Quincy-Lefebvre, Combats pour l’enfance. Itinéraire d’un faiseur d’opinion, Alexis Danan (1890-1979), Paris, éditions Beauchesne, 2014

Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, Paris, PUR, 2009

Yvorel Jean-Jacques, Les poisons de l’esprit, drogues et drogués en France au XIXe siècle, Paris, Quai Voltaire, 1992

Desnos Robert, Le Vin est tiré, Paris, Gallimard, 1943

Drieu La Rochelle Pierre, Le Feu follet, Paris, Gallimard, 1931

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