La première « querelle des vitraux » de Notre-Dame
Si Notre-Dame rouvre ses portes surmontée d’une flèche reconstruite à l’identique, l’art contemporain devrait néanmoins faire son entrée dans la cathédrale : lancé en décembre 2023, le concours pour la réalisation de six vitraux a franchi une deuxième étape en novembre 2024, avec la remise des esquisses des huit finalistes. Ce projet a suscité et suscite encore de fortes oppositions, qui ne sont pas sans rappeler la « querelle des vitraux » de 1938-39.
Faut-il faire entrer l’art contemporain au sein de Notre-Dame de Paris ? Beaucoup ont répondu par la négative quand le président Macron, en 2019, a émis le vœu (avant de finalement rétropédaler) de voir une création remplacer la flèche de Viollet-le-Duc ; puis quand il a lancé, en 2023, un concours pour la réalisation de six grands vitraux destinés à orner les chapelles du bas-côté sud de la cathédrale. Le débat n’est, en réalité, pas nouveau. À la fin des années 1930 déjà, une forte polémique avait opposé les tenants de l’art contemporain des défenseurs d’un patrimoine immuable, au sujet, là encore, du remplacement de vitraux du XIXe siècle…
Ce sont alors non pas 6, mais 36 vitraux, situés dans la nef, qui sont en cause : 24 lancettes (arcs brisés surhaussés) et 12 roses, conçus par Viollet-le-Duc entre 1855 et 1860, au décor de grisailles orné de rinceaux végétaux.
L’Exposition universelle qui doit se tenir à Paris en 1937 se prépare. Douze maîtres-verriers ont été chargés de l’ornementation du Pavillon pontifical. En mars 1935, ils approchent – par l’intermédiaire de l’un d’entre eux, Louis Barillet – la Commission des monuments historiques : leur proposition est de faire de ces vitraux, conçus initialement pour être éphémères, un programme iconographique pérenne pour Notre-Dame. Paris-soir, le 14 mai 1937, présentera ces « douze maîtres verriers choisis parmi les artistes les plus vivants de notre époque » :
« Ce sont : Louis Barillet […], à l'œuvre remarquable par son caractère monumental ; Hebert Stevens, aux sujets empreints de noblesse ; les verriers aux talents divers et sensibles Rimmy, Le Chevallier, J. Gruber, Max Ingrand, Gaudin, Mazettier, Louzier, J.J.K. Ray et enfin un dominicain, le R. P. Couturier, qui est entré dans les ordres après avoir été rapin à Montparnasse, et une femme, Mlle Reyne, qui traite avec ferveur les figures de sainte Foy et de saint Martial. »
Même si aucun engagement formel n’est signé et malgré un certain nombre de réticences qui s’expriment rapidement, l’initiative est néanmoins encouragée. Le travail s’amorce alors sous la supervision d’Eugène Rattier, inspecteur général des monuments historiques, et du cardinal Verdier. En 1936, on procède aux premiers essais : quelques lancettes sont mises en place dans la cathédrale, pour mieux juger de leur effet et procéder à des harmonisations. Elles rejoignent ensuite l’exposition universelle, qui a ouvert ses portes le 4 mai 1937. C’est là que le journal La Croix découvre les vitraux d’inspiration cubiste et s’enthousiasme, malgré quelques réserves :
« Le thème choisi pour les lancettes est fort heureux. Ce sont les saints de France de sainte Geneviève à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. […]
Les vitraux sont ici plus rapprochés qu'ils ne le seront à Notre-Dame et la distribution diffère, de sorte qu’ils se nuisent parfois un peu ; il faut en tenir compte pour les juger équitablement. En certains on peut regretter des duretés et de la confusion, et peut être faut-il souhaiter un temps de réflexion avant de les mettre tous à la cathédrale ; mais d'une manière générale, ils sont excellents, donnent ici une atmosphère chaude et vivante et, quand le soleil y joue, ils flambent d’un magnifique éclat. »
C’est également la couleur de ces créations qui est louée par Paris-soir. En lieu et place des « grisailles récentes qui distribuaient chichement sur les voûtes un jour blafard et une lumière de pauvreté », « on redonnera à la plus chère de nos cathédrales la symphonie colorée qui est peut-être la partie la plus sensible de son âme », écrit alors le quotidien.
Si des premières critiques se font aussi entendre, ce n’est qu’un an et demi après, en décembre 1938, que la polémique enfle véritablement. Car c’est à ce moment-là seulement que les vitraux sont installés au sein de Notre-Dame. Dans l’intervalle, ils ont continué à orner le Pavillon pontifical, devenu à l’issue de l’exposition universelle « Pavillon marial » pour célébrer le tricentenaire de la consécration du royaume de France à la Vierge Marie.
Si le 13 décembre, L’Excelsior vante l’« adhésion unanime des ecclésiastiques, des fidèles, des artistes, des critiques », soulignant que « seules quelques protestations se sont fait ouïr, venues d'esprits chagrins », la polémique prend de l’ampleur, attisée par la protestation lancée par la société La Sauvegarde de l’art français et largement relayée par la presse.
Pour illustrer toute la véhémence de cette pétition qui pointe du doigt des « bariolages discordants », Beaux-Arts en cite quelques morceaux choisis, notamment celui qui évoque « une kermesse insolente » :
« C’en est fait de l’atmosphère de profonde gravité et d’inexprimable beauté que nous pouvions admirer dans la nef de Notre-Dame jusqu’en ces derniers temps.
Une kermesse insolente a pris la première place dans le sanctuaire médiéval, en y faisant éclater toutes les discordances, les aigreurs, les incohérences, la fièvre de notre époque. […]
Nous proclamons la consternation que nous ressentons devant les douze verrières qui s’emparent de la nef de Notre-Dame. Leur vue nous fait mal. Elles nous font perdre un bien inestimable auquel nous prétendons avoir droit : la voix du Passé. »
Pour Achille Carlier, directeur des Pierres de France, lui aussi cité par Beaux-Arts, ces vitraux ne sont rien moins qu’un « attentat de Notre-Dame » et une « brutalité […] odieuse ».
Tout le monde – peintres, historiens de l’art, amateurs, ecclésiastiques, chroniqueurs profanes – y va de son avis. Aux éloges de la beauté des tons, du savoir-faire des artistes et au renouveau spirituel permis par la création contemporaine répondent la critique du manque d’harmonie d’ensemble, l’accusation d’illisibilité des compositions, l’affirmation de l’infériorité des artistes contemporains sur les grands maîtres du passé.
Parmi les chantres des nouveaux vitraux, se trouve notamment le peintre et historien de l’art Maurice Denis, qui retourne, dans le Figaro littéraire du 17 décembre, l’argument de la tradition avancé par les opposants au projet :
« Nous sommes tellement habitués aux pastiches crasseux et décolorés que la richesse, l'éclat, la fraîcheur lumineuse des verrières de 1938 nous scandalisent un peu : on feint de leur opposer des raisons de principe, mais personne ne demande l'enlèvement des horreurs du XIXe siècle.
De quel côté, pourtant, est la véritable tradition ? N'est-il pas évident que ces jeunes gens se sont inspirés de Chartres, qu'ils n'ont voulu qu'inscrire des formes simples dans une somptueuse mosaïque de verres colorés ? […]
L'essentiel est qu'une parure nouvelle est offerte à Notre-Dame par les verriers d'aujourd’hui, et qu'elle y met de la lumière et de la vie : offrande juvénile du présent au passé. Nos cathédrales ne sont vivantes qu'au tant que la piété de chaque siècle leur apporte son témoignage. Elles ne sont pas les musées d'une époque révolue, ni des pièces d'archéologie. »
Certains pourfendeurs des vitraux vont jusqu’à parler de « profanation », d’autres comme Christian Mégret, journaliste du Jour, y voient une « incongruité ». Les vitraux modernes doivent rester cantonnés aux églises modernes, assène-t-il dans l’édition du 31 décembre :
« Nous serions tenté de croire que ce qui, par-dessus tout, séduit les partisans des vitraux modernes à Notre-Dame, c’est la hardiesse de la chose. Cela fait osé, militant, cela fait “les vrais amours ne s’embarrassent pas de respect”.
Comme si ces gens se disaient “Il faut montrer au monde que nous sommes beaucoup moins bêtes que ces abrutis du dix-neuvième siècle”. […]
Choisir Notre-Dame comme champ d’expérience, ils aiment cela, les partisans, justement parce que c'était la dernière chose à faire. »
La polémique n’y fera pourtant rien : le 13 janvier 1939, passant outre aux arguments des réfractaires, la Commission des monuments historiques adopte définitivement le projet.
L’affaire des vitraux, cette « querelle des Anciens et des Modernes », s’étiole peu à peu pour se réenflammer ponctuellement au printemps 1939, car, comme le constate le Figaro du 22 avril 1939, « dans un temps où les préoccupations économiques et la hantise d'une guerre abrutissent les intelligences et dépriment les sensibilités, le public parisien [est] encore capable de se passionner pour un problème d'ordre artistique ».
C’est pourtant la guerre qui aura finalement raison de ces vitraux. Début septembre 1939, ils sont déposés pour être mis à l’abri, dans le cadre d’un vaste plan de protection des richesses artistiques françaises. Mis en caisse, ils sont récupérés pour certains par leur maître-verrier, pour les autres laissés dans les tribunes de la cathédrale. À leur place, on remonte… les verrières du XIXe siècle !
Cette dépose aurait dû n’être que temporaire... Mais à la Libération, l’administration des Beaux-Arts, craignant de raviver les tensions, décide de ne pas remettre en place les vitraux de la discorde. Une nouvelle commande est alors passée, cette fois à un seul des douze maîtres-verriers, Jacques Le Chevallier. Ses œuvres, qui adoptent finalement une composition abstraite, seront accrochées en 1965.
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Les vitraux du projet de 1935 sont à découvrir à la Cité du Vitrail de Troyes jusqu’au 5 janvier 2025, dans le cadre de l’exposition « Notre-Dame de Paris : la querelle des vitraux ».