1923 : Paris s’enflamme pour un acteur japonais, Sessue Hayakawa
Le comédien japonais (1889-1973), étoile du cinéma muet depuis Forfaiture de Cecil B. DeMille, « aussi connu que Chaplin », est accueilli comme un demi-dieu dans la France des Années folles alors qu’il vient y tourner son premier film, La Bataille.
Été 1916. La France découvre le visage de l’acteur japonais Sessue Hayakawa dans Forfaiture de Cecil B. DeMille. C’est le début d’une histoire d’amour qui culmine en 1923, quand le comédien débarque au Havre pour tourner un film. La légende dit que sa notoriété est alors équivalente à celle de Charlie Chaplin, mais cette affirmation qui, de prime abord, laisse sceptique, est attestée grâce à l’outil d’analyse de RetroNews.
Pour comprendre cet engouement, il faut revenir quelques années en arrière, au Japon d’abord, en France ensuite.
Pendant 200 ans, de 1639 à 1868, le Japon a vécu dans l'isolement du reste du monde (le sakoku), et notamment de la Révolution industrielle. L’ère Meiji marque une période d’ouverture et d’échanges de toute sorte avec l’Occident. C’est dans ce contexte, quelque 18 ans après le début de la nouvelle ère, que naît Sessue (Kintaro de son vrai prénom) Hayakawa, en 1886, dans un village de la préfecture de Chiba. Son père destine ce descendant de samouraï à une carrière dans la marine, mais un accident de plongée interrompt cette trajectoire trop bien tracée : le marin est réformé.
Le 3 mars 1907, le navire à vapeur Dakota s’échoue à la pointe de la péninsule de Boso, au large du village de Shirahama. Seul Japonais présent parlant l’anglais, le jeune Kintaro vient en aide aux passagers du bateau, et ce premier contact avec des Occidentaux attise en lui un désir de voyage aux États-Unis. Imaginant désormais une carrière de banquier pour leur fils, ses parents l'envoient à Chicago pour suivre des études d’économie.
Tout du moins est-ce l’histoire qu’il raconte dans ses mémoires.
Sa biographie demeure à cette époque assez nébuleuse et différentes versions cohabitent, l’intéressé soutenant lui-même une version alternative de cet épisode dans les colonnes de Paris qui chante le 1er septembre 1923.
Il se rend ensuite à Los Angeles pour rentrer au Japon mais il intègre une troupe de théâtre japonaise et décide de rester. C’est là qu’il rencontre sa future femme, la comédienne Tsuru Aoki, et qu’il se fait connaître d’Hollywood, où il ne tarde pas à tourner dans de nombreux films muets à partir de 1914. Des rôles d’Asiatiques, mais aussi d’Arabe ou d’Indien : son physique de Japonais peu typé lui permet d’endosser facilement le costume de « l’étranger » par excellence.
Après plus de vingt films, son statut change définitivement avec Forfaiture (The Cheat, 1915) de Cecil B. DeMille : Sessue devient une vedette mondiale ; son image est dès lors indissociable de son personnage, Hishuru Tori, un marchand d’ivoire élégant à la séduction vénéneuse, qui marque l’héroïne au fer rouge, de son sceau, tel du bétail. Succès immédiat. Cette scène d’un sadisme jamais vu, au cœur d’une œuvre scabreuse mais parfaitement construite, assure au moyen-métrage un statut de film culte, et pour longtemps.
En France, Forfaiture soulève l’enthousiasme des foules, des amateurs lettrés (Tristan Bernard, Robert Desnos) et des critiques de l’époque (Louis Delluc). On loue la classe de Sessue et son jeu minimaliste, qui tranche avec les canons de l’époque. Les femmes notamment, très nombreuses dans les salles en 1916 (les hommes étant au front), tombent sous le charme dangereux du mime japonais et Colette ne fait pas exception. Le 7 août 1916, dans les pages cinéma d’Excelsior, elle s’enthousiasme pour « le génie » de Sessue :
« Cet artiste asiatique dont la puissante immobilité sait tout dire.
Que nos apprentis cinéistes [...] apprennent ce qui tient de menace et de mépris dans un mouvement de son sourcil, et, à l’instant de la blessure, comment il feint que sa vie s’écoule avec son sang, sans secousse, sans grimace convulsive, rien que par la pétrification progressive de son masque de Bouddha [sic] et le ternissement extatique de son regard. »
Quant à l’autrice Simone de Caillavet, modèle de Marcel Proust, elle remarque dans le même journal, en date du 4 septembre 1917, que le trio des protagonistes « s’apparente à la plupart des œuvres du répertoire ancien, moderne et à venir, dans le domaine littéraire, théâtral et cinégraphique ».
Ainsi Forfaiture constitue ce point de basculement historique où un film, divertissement peu considéré par les élites, devient l’égal des œuvres classiques : Ricciotto Canudo, poète et critique d’art, impose justement l’idée du « septième art » et l’expression pour désigner le cinéma en 1923, année où Sessue Hayakawa débarque en France. Personne n’a oublié le tragédien japonais, car Forfaiture a été repris en salles plusieurs fois depuis sa sortie.
Si la mode du Japon ne faiblit pas depuis la fin du XIXe siècle, les habitants de l’archipel restent rares en France, et la curiosité plus ou moins malsaine pour « l’exotisme », et les « zoos humains » des expositions coloniales (Marseille venait d'en accueillir une en 1922), y est vivace. L'apparition de Sessue Hayakawa dans l’Hexagone est très documentée dans l’iconographie de la presse de l’époque correspond à l’émergence du vedettariat dans les Années Folles.
A cet égard, les journaux sont gâtés par une double dose de japonisme, car l’acteur ne quitte pas sa femme d’une semelle. Le couple fait le bonheur des gazettes et des rubriques cinéma, comme celle du Petit Provençal le 2 août 1923.
« Sa femme ? Un nom de fleur délicieux – Tsuro Aoki – et une compagne ravissante qui le regarde avec tendresse. »
Le public s’émerveille pour le comédien à la mise impeccable, qui fait l’effort de parler quelques mots de français et affiche une élégance à la Fitzgerald. La preuve, il pratique la poésie, la peinture, la boxe – et même le golf !
Non seulement Sessue Hayakawa sait jouer de son image d’une manière toute moderne, mais il excelle tout autant quand il s’agit de théoriser le travail du comédien. Ainsi dans les colonnes de L'Information financière, économique et politique, le 26 janvier 1925, Sessue détaille longuement sa conception de l’art dramatique au temps du muet.
« Quand l’acteur possède une âme puissante, une personnalité très marquée, cette vibration mentale devient très forte, et par l’écran peut atteindre le spectateur, déclenchant un circuit spirituel où se découvre l’entité qui dépasse et remplace toutes les différences individuelles et les variations temporelles. »
Venu pour tourner La Bataille, long-métrage sur un épisode de la guerre russo-japonaise réalisé par Édouard-Émile Violet, il refuse tout d’abord les avances du music-hall pour mieux se concentrer sur le tournage (en région parisienne et à Toulon). La sortie du film à l’automne lui donne raison, car c’est un grand succès public comme le rapporte Le Journal du 21 décembre 1923 et Ciné-Journal du 1er janvier 1924, l’hebdomadaire professionnel de l’industrie cinématographique.
Mais finalement le comédien japonais cède aux sirènes de Léon Volterra, le tout-puissant propriétaire et directeur du Casino de Paris, du théâtre Marigny, du théâtre de Paris et bien d’autres salles populaires. Henri Jeanson assiste, pour Paris-Soir, au triomphe de Sessue sur la scène du Casino de Paris, dans « Le Document 191 », un sketch dramatique écrit spécialement pour lui.
Il faut dire que Volterra a mis les formes, mais surtout les moyens : The Chicago Tribune and the Daily News, New York du 29 octobre 1923 révèle que Sessue est payé 100 000 francs pour 25 représentations. Et comme il n’apparaît qu’environ 10 minutes par soirée, le journal calcule qu’il touche 400 francs par minute !
De quoi parachever une année 1923 particulièrement faste pour celui qui, à la fin de sa carrière, aura tourné 17 longs-métrages en France – dont les derniers en langue française.
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Pour en savoir plus :
Laurent Veray, Forfaiture de Cecil B. DeMille, Presses Universitaires de Lyon, 2021
Daisuke Miyao, Sessue Hayakawa: Silent cinema and Transnational Stardom (Duke University Press, 2007