1937 : Méliès se remémore son tout premier studio de cinéma
Quarante ans après les faits, le grand précurseur du cinéma international Georges Méliès revient, dans Pour Vous, sur les premières heures très « DIY » de la chose filmée et sur la construction, brique à brique, du tout premier studio jamais bâti : le sien.
Figure majeure de l’histoire du cinéma, l’illusionniste Georges Méliès est le tout premier réalisateur de films en France ; c’est lui qui eut l’idée, géniale, de se servir de la « machine » des frères Lumière pour créer de courtes scénettes de fiction inspirées du théâtre, au moment où les Lumière n’imaginaient qu’une utilisation scientifique de leur révolutionnaire caméra. C’est à Méliès que l’on doit ces travaux pionniers, classiques d’une Belle Epoque où le cinéma n’était visible que dans les foires : Escamotage d’une dame au théâtre Robert-Houdin (1896), L’Homme à la tête de caoutchouc (1901), ou le célèbre Voyage dans la lune (1902).
Quarante années plus tard, en 1937, et alors que le cinéma est devenu entre-temps une industrie internationale prospère, Méliès, âgé et désœuvré, revient dans le magazine Pour Vous sur ses débuts. Il évoque un âge déjà lointain où il dut, seul, construire dans son jardin de Montreuil une petite baraque afin d’y tourner ses courtes facéties mouvantes ; il l’appellera « studio ».
Il mourra un an plus tard, à l’âge de 78 ans.
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Fin décembre 1895, le cinématographe Lumière venait au monde, et j’assistais à la « soirée historique » du Grand Café. La représentation passée, au milieu de l’émerveillement général, M. Antoine Lumière, père de MM. Louis et Auguste Lumière, me refusait, et refusait à qui que ce fût la vente ou la location d’un de ses appareils.
Tout le monde sait cela, tous les journaux l’ont raconté mille fois, on sait aussi que je ne me tins pas pour battu, que j’étais directeur du théâtre Robert-Houdin, que j’y avais un atelier de construction mécanique, et qu’en un mois j’y réalisais un appareil de type analogue, qui me permit de prendre mes premières vues dès le début de février 1896.
Laissons de côté ces vieux souvenirs qui font aujourd’hui de moi l’un des plus anciens « cinéastes » du monde, et voyons comment je fus amené à construire le fameux « Premier Studio » de cinéma qui, comme le « Veau d’or », est « toujours debout » (mais dans un état assez lamentable depuis la guerre). On sait que le théâtre Robert-Houdin, dont je gardai la direction pendant 36 ans, tout en tant éditeur de vues cinématographiques, disparut définitivement en 1923, lorsqu’on termina le percement du boulevard Haussmann. L’entrée du théâtre était exactement au centre du carrefour actuel : Richelieu-Drouot, juste en face du petit édicule de la S.T.C.R.P proche du café Cardinal, au 8, boulevard des Italiens, à égale distance des rues Chauchat et Drouot.
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Mes premiers films, très simples, comme tous ceux des débuts, furent pris en plein air dans ma propriété de Montreuil-sous-Bois, qu’à la suite de mon père j’ai habitée pendant 61 ans. C’est en plein air, dans le jardin, que, pendant les six premiers mois de l’année, je peignis et montai mes premiers décors, après m’être contenté, au début, de petites scènes burlesques assez semblables aux histoires sans paroles, suffisantes pour des films de vingt mètres, et pour le public de foire auquel elles étaient destinées. Il ne faut pas oublier qu’à cette poque il n’y avait aucune grande salle spécialisée, et que ce furent les grands forains qui, dans leurs baraques, lancèrent le cinéma.
Je laisse à penser que ce travail de peinture, de montage des décors, de répétitions et de prises de vues était pénible en plein soleil. Mais ce furent surtout les intempéries, le vent qui bousculait les maisons de toile, la pluie soudaine qui ravageait le matériel, les alternatives de soleil et de nuages qui nous arrêtaient à chaque instant qui finirent par m’exaspérer. Je commençais à être connu, le succès semblait s’affirmer, aussi une idée bien simple me vint elle : pour éviter tout cela, mettons-nous à l’abri. Dès le lendemain, je faisais sur papier le plan d’un « atelier » de pose, car c’est ainsi qu’on appelait les ateliers vitrés des photographes, situés généralement au sixième étage des maisons, sur le toit. Le mot « studio » n’était employé qu’en Italie, pour désigner ces ateliers, comme le mot « caméra » pour désigner l’appareil à soufflets des photographes. Ayant pris bravement la distance habituelle qui séparait, dehors, mon appareil des décors dont la largeur n’excédait guère alors cinq mètres d’ouverture et la hauteur quatre mètres cinquante, je jugeai qu’un quadrilatère de vingt mètres de longueur, sur six à sept de large, avec une hauteur totale de six à sept mètres, au faîtage de la construction, serait amplement suffisant. Sur le plan, et derrière l’emplacement projeté de la scène, j’avais réservé une petite loge pour les artistes, une dizaine au plus.
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Sans plus attendre, je fis venir un constructeur d’ateliers en fer, je lui confiai mon plan, et deux jours après il revenait m’apportant un devis de 50 000 francs. Je fus atterré. J’étais seul, sans commanditaires, et 50 000 francs d’alors représentaient 300 000 francs d’aujourd’hui. « Je vais étudier cela et réfléchir », lui dis-je. « Entendu », dit-il, et il me quitte. Je réfléchissais, en effet, et une phrase qu’avait prononcée Antoine Lumière, à la soirée historique, me revenait à l’esprit :
Vous me remercierez un jour, jeune homme, m’avait-il dit, de vous avoir refusé la vente de notre cinématographe. C’est un appareil scientifique, destiné surtout aux médecins, chirurgiens, peintres et sculpteurs, cet appareil ne peut avoir qu’un succès de curiosité momentané ; cela durera six mois, un an peut-être, et c’est tout. En voulant l’employer pour un but d’amusement, vous perdrez votre fortune.
Certes, la preuve est faite, aujourd’hui, qu’il se trompait, mais ce qu’il me disait était évidemment très possible, car, ni lui, ni moi, nous ne pouvions prévoir l’incroyable développement que le « spectacle » cinématographique devait prendre en quelques années. Aussi je voulus, moi aussi, me montrer prudent, et abandonnant le fer, je me rabattis sur le bois, peu cher à cette époque, et, au lieu de m’adresser à un charpentier qui m’aurait bâti un hangar avec des poutres énormes interceptant partout la lumière, c’est à un menuisier de bâtiment que je confiai la construction, en lui recommandant la plus grande légèreté possible pour ne pas empêcher l’entrée du jour.
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Trois semaines après, la carcasse du bâtiment, composée de poteaux de bois, tous les deux mètres, reliés en haut par des fermes, également en bois, était debout, le serrurier garnissait le tout de fers à T pour les vitrages dépolis des côtés et de la toiture, les maçons construisaient, tout autour, des soubassements de 1 m. 50 de hauteur, scellaient les poteaux en terre… avec du plâtre (remarquez ce détail) et l’ensemble était prêt à vitrer.
Hélas, trois fois hélas ! Je n’étais pas au bout de mes peines. Deux jours après, une équipe de vitriers était sur le toit, et je contemplais, avec jubilation, la portion déjà vitrée de la toiture, fier de mon œuvre quand, tout à coup, le contremaître cria :
– Tout le monde en bas ! et en vitesse, mais ne chahutez pas ! pas de secousses surtout.
Je m’approchai, interloqué :
– Eh bien ! Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? lui dis-je.
– Il y a que nous n’avons pas envie de nous casser la g… ! répondit-il. (Il était du faubourg, mais pas du faubourg Saint-Germain !)
– Vous plaisantez ?
– Je plaisante ? Allez donc mous mettre au coin, et regardez l’alignement de vos bouts de bois ! Tout ça va se f… par terre !
Je constatai, en effet, que les poteaux du milieu commençaient à se déverser dangereusement hors de la verticale.
– Quel est l’idiot d’architecte qui a dirigé ça ? me dit mon homme.
J’encaissai sans broncher.
– Il n’y a pas d’architecte, répondis-je.
– Tant mieux, parce que je dirais que c’est un rude… (ici un mot qu’il m’est impossible de répéter).
J’tais vexé, très vexé même, mais je rejetai la faute sur le menuisier, en faisant remarquer que ses scellements n’étaient pas assez profonds, qu’il aurait fallu du béton, et non du plâtre, etc… et je terminai en disant :
– Pourtant l’entrepreneur m’a affirmé que ce bâti pourrait supporter sans danger 1 500 à 2 000 kilos.
– 1 500 à 2 000 kilos ! s’écria mon vitrier. Mais avec les cinq tonneaux de mastic que j’ai là, cette toiture-là va dépasser douze à quatorze mille kilos !
– Quatorze mille kilos ! m’écriai-je, épouvanté de ma responsabilité. Ne continuez pas ; vivement, étayons ça tout de suite.
– Tu parles ! me répondit-il.
Je ne relevai pas cette familiarité. Evidemment j’étais jeune, j’avais 34 ans, je savais faire déjà beaucoup de choses, mais je n’avais jamais supposé au verre et au mastic un poids pareil. Que voulez-vous ? On apprend à tout âge.
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Et alors, ne voulant pas perdre de temps à tout démolir, y compris la maçonnerie, je fis doubler tous les poteaux en solives de fer à U, boulonnées à travers les poteaux de bois, changer les fermes de la toiture en les remplaçant par des fermes de fer, des scellements en terre de 1 m. 50 de profondeur furent faits dans du béton, et j’obtins alors une rigidité et une résistance telles que jamais rien ne bougea, malgré les agrandissements successifs du studio, malgré la construction de dessous pour les féeries que je montai par la suite, malgré la construction de cintres et de ponts surélevés au-dessus de la scène, malgré les charges énormes que je suspendis souvent à la toiture et malgré les gothas qui, pendant la guerre, me cassèrent des centaines de carreaux. Seulement, au lieu des 50 000 francs qu’on m’avait demandés d’abord, la facture totale, plancher posé, et peinture finie, s’éleva à 90 000 francs… (soit : 540 000 francs d’aujourd’hui).
Du coup je fus guéri des économies mal comprises, et quand je fis faire un deuxième studio, plus grand, et tout en fer, j’acceptai d’emblée le prix de 80 000 francs qui me fut proposé… et j’y gagnai.
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Après la guerre, André Robert et un autre journaliste allèrent photographier le « Premier Studio » dans son état actuel et remarquèrent qu’en dehors de la toiture, dont les verres furent massacrés par les tirs de barrage, tout un côté du studio avait perdu ses vitres. Ceci n’est pas dû aux ravages du temps, mais à la propriétaire qui précéda le très aimable propriétaire actuel. Cette femme utilisa tout simplement cette mine de verres dépolis pour l’entretien des hôtels… meublés, dont elle était la propriétaire. Elle est décédée, pas à son âme !
Actuellement, le « Premier Studio » n’est pas qu’un magasin de bric-à-brac ! Que ne l’ai-je encore ! Je crois bien que le démon de la manivelle m’aurait repris ; et que je l’aurais remis en état… au pris où on loue les studios aujourd’hui !
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Note. – On confond très souvent l’ex-théâtre Robert-Houdin qui, pendant 74 ans, s’éleva au 8, boulevards des Italiens, avec le Cabinet Fantastique du Muse Grévin qui existe encore boulevard Montmartre. C’est une erreur qu’il importe de relever pour l’histoire générale de Paris.