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L’amour de jeunesse d’un président : Aristide Briand épinglé
La relation « hors mariage » du jeune avocat Aristide Briand et de « Mme Jeanne Nouteau » fit couler beaucoup d’encre… quelque quarante ans après les faits. Ses adversaires politiques, et l’extrême droite en particulier, en firent leurs choux gras.
Le 8 août 1934, L’Ouest Éclair publiait un entrefilet sans doute assez sibyllin pour une majorité de lecteurs :
« Mort de Mme Nouteau. […]
La défunte était très connue à Saint-Nazaire, et même dans toute la France. Elle était la fille de M. Nouteau, l’entrepreneur bien connu, et la sœur de l’ancien conseiller général dont une rue de notre ville porte le nom.
Il y a une quarantaine d’années, elle fut l’occasion d’une affaire judiciaire qui fit quelque bruit et qui fut rappelée lors du décès d’Aristide Briand.
Mme Jeanne Nouteau accompagna alors le jeune avocat socialiste à Paris et le seconda dans sa vie militante […]
Seuls les « les plus de cinquante ans » se rappelleront les passions et les luttes d’une époque, dont la disparition de Mme Nouteau est pour ainsi dire le point final. »
L’auteur aurait même pu écrire « les plus de soixante-dix ans »… car l’affaire judiciaire évoquée remonte à 1891-92. Si, comme on va le voir, elle n’avait pas complètement déserté le paysage politique des années trente, peu de gens étaient capables de se remémorer en détails une histoire aussi ancienne, et à l’origine purement locale.
En ce début des années 1890, Aristide Briand, né en 1862, n’est pas encore le très populaire président du Conseil et ministre des Affaires étrangères qu’il deviendra par la suite, artisan du rapprochement avec l’Allemagne et co-prix Nobel de la Paix, avec Gustav Stresemann, en 1926. C’est, à 28 ans, un jeune avocat originaire de Saint-Nazaire, engagé à gauche, également journaliste à L’Ouest républicain. Issu d’un milieu modeste – sa mère était lingère, son père tenait un « beuglant » sur le port de Saint-Nazaire –, ce brillant élève a fait son droit et conquis une première clientèle par ses talents d’éloquence. L’avenir lui sourit, mais un incident privé manque d’enrayer cette belle ascension.
C’est une lettre publiée dans le Phare de la Loire du 28 octobre 1891 qui permet de remonter aux sources des événements furtivement évoqués par L’Ouest-Éclair de 1934. Signée de « M. Briand, avocat à Saint-Nazaire », elle proteste avec vigueur contre une brève du même journal deux jours plus tôt :
« Vous annoncez à vos lecteurs que M. G ayant retiré la plainte en adultère qu’il avait portée contre Mme G et moi, le procès se trouve réduit aujourd’hui à la seule prévention d’outrages à la pudeur, et par suite, considérablement amoindri. […]
Je proteste avec la plus grande énergie contre de pareils commentaires, et je suis surpris que vous les ayez publiés à la veille d’un procès dont la gravité ne vous échappe pas, car vous savez que l’honneur, l’avenir, la vie de deux personnes y sont engagés. »
Fait plutôt rare, le journal, alors dirigé par George Schwob, reconnaît « l’exagération d’un reporter voulant paraître mieux informé que les autres » et change de cap pour prendre la défense des deux inculpés, dans ce qui va devenir « l’affaire Briand-Giraudeau ». Dépaysé à Redon pour le soustraire aux ragots des Nazériens, le procès s’est ouvert le 30 octobre 1891. Un reporter du Phare est dépêché dans la petite localité bretonne mais le tribunal… ordonne le huis clos. « La curiosité du public a été terriblement déçue », regrette le journaliste, qui meuble avec de longues considérations sur le froid glacial et le ciel sinistre qui règnent au-dessus de la Vilaine.
Les faits tiennent, à vrai dire, en quelques lignes :
« Point n’est besoin d’insister longuement sur l’historique de cette pénible affaire. M. Briand, avocat à Saint-Nazaire, avait été poursuivi sur une plainte de M. G… pour adultère. M. G retira sa plainte ; mais le parquet crut devoir retenir le délit d’outrage public.
C’est donc pour répondre à ce délit que Me Briand comparaîtra aujourd’hui. L’inculpé, comme on le sait, a toujours protesté avec la dernière énergie contre les charges de l’instruction. »
Que s’est-il passé exactement ? La presse n’est plus, ici, d’un grand secours, puisque les règles de la morale publique, adossées à la loi sur la presse, lui interdisent d’évoquer trop explicitement une affaire de mœurs. Car si la qualification d’adultère n’a pas été retenue juridiquement, c’est bien de ce délit sont il s’agit, à une époque où les frasques d’une femme mariée avec un jeune homme, au vu et au su d’une petite ville de province, ne pouvait que provoquer le scandale…
Les biographes de Briand sont un peu plus diserts : en 1891, Jeanne Nouteau, épouse Giraudeau, est une jeune femme charmante, un peu « exaltée », issue de la bonne bourgeoisie de Saint-Nazaire, mariée à un banquier austère. Elle a rencontré Briand dans le salon de ses parents, les deux jeunes gens se sont plu, ont commencé à se fréquenter sans excès de discrétion, éveillant les soupçons du mari, qui bientôt les fait suivre.
Le 1er mai 1891, la couple a été surpris dans le champ de Toutes-Aides, à quelques kilomètres de Saint-Nazaire, par un groupe de paysans emmenés par le garde-champêtre. Sans doute est-ce par crainte du ridicule, et pour ne pas s’aliéner sa belle-famille, que Giraudeau a renoncé à porter plainte. Mais le délit « d’outrage public à la pudeur » semble bien constitué. Jeanne est éloignée de la ville, Briand provisoirement suspendu de l’ordre des avocats… Ce n’est donc pas par exagération qu’il peut écrire :
« L’honneur, l’avenir, la vie de deux personnes sont engagés. »
L’arrière-plan politique aiguise les tensions : la bonne bourgeoisie locale attend une punition exemplaire à l’encontre de cet avocaillon sorti de rien et de tendance socialisante, qui a eu l'audace de suborner une « honnête femme ». Juridiquement, pourtant, l’inculpation reste fragile : les avocats de Jeanne Nouteau et de Briand vont plaider avec constance que les témoins fabulent et qu’ils ont été soudoyés. Mais la justice défend l’ordre moral et la vertu conjugale. S’ensuit un long épisode judicaire qui, pendant plusieurs mois, tient la presse locale en haleine : le 4 novembre, le tribunal de Redon condamne effectivement les deux prévenus pour « outrage public à la pudeur », après avoir refusé une visite contradictoire sur les lieux (voir Le Phare de la Loire du même jour) : 10 jours de prison et 200 F d’amende pour Jeanne, 1 mois de prison et 200 F d’amende pour Aristide. Les deux font appel.
Le deuxième procès s’ouvre à Rennes, le 24 décembre, sous des auspices guère plus favorables, puisque le procureur, un certain Frémont, ne se prive pas de lancer d’entrée de jeu à l’accusé : « Quoi que vous disiez, monsieur Briand, quoi que vous fassiez, votre carrière est finie et vous êtes déshonoré ». La cour a certes accepté, cette fois, de se déplacer sur le champ de Toutes-Aides à la demande des avocats, mais bien que le témoin soit incapable de retrouver l’endroit d’où il affirme avoir « tout vu », le jugement de Redon n’en est pas moins confirmé, le 3 février 1892. Les avocats se pourvoient alors en cassation (11 avril 1892) et obtiennent enfin satisfaction.
L’affaire sera rejugée à Poitiers en juillet 1892. Cette fois, elle se dégonfle vite : un témoin-clé se rétracte et reconnaît avoir été payé. Le Phare de la Loire du 29 juillet peut dès lors annoncer laconiquement :
« M. Briand et Mme Giraudeau sont acquittés. »
Non, en réalité, pour leur innocence supposée, mais parce que la « publicité » de l’acte n’a pu être juridiquement établie.
Trois procès, dix-huit audiences, cent-soixante-dix témoignages auront été nécessaires pour en arriver… à un acquittement. Un temps menacée, la carrière de Briand va rebondir très vite, car l’affaire a accéléré son insertion dans le milieu socialiste et ouvrier : les humbles, les déshérités, peu soucieux de morale bourgeoise, tolérants pour les amours non conventionnelles, ne l’ont pas lâché.
Ce mini-drame va aussi l’inciter à monter à Paris où, malgré quelques années de vaches maigres, sa carrière d’avocat, de journaliste et bientôt d’homme politique, va brillamment décoller, notamment grâce à un rapprochement temporaire avec Jaurès. En 1902, après plusieurs tentatives infructueuses, Briand est élu député de la Haute-Loire. En 1906, il occupe son premier portefeuille ministériel, celui de l’Instruction publique, puis devient, en 1909, président du Conseil – fonction qu’il occupera à onze reprises…
Jeanne Nouteau ne devait pas complètement déserter sa vie. En 1893, en instance de divorce, elle l’avait rejoint à Paris. Pendant quelques années, Jeanne et « Ary », comme elle le surnommait, vécurent en union libre, avant de prendre des chemins divergents : pendant que Briand entamait sa brillante ascension, la jeune femme, fascinée par la radicalité politique et les bas-fonds, se mit à fréquenter des anarchistes, dont certains n’étaient probablement que de simples voyous. Si Briand semble avoir songé à l’épouser, l’instabilité psychologique et les infidélités répétées de sa compagne finirent par le décourager. Il devait, par la suite, nouer plusieurs liaisons stables, notamment, de 1907 à 1919, avec l’actrice Berthe Cerny, et après-guerre, avec la princesse psychanalyste Marie Bonaparte. Jeanne Nouteau, tombée dans la pauvreté, lui réclama plusieurs fois des subsides, et en février 1933, un an après la mort de Briand, exigeait encore à son légataire universel des droits sur la succession, ainsi que le rapporte Le Quotidien du 20 février 1933.
Contre toute attente, c’est la presse d’extrême droite qui finit par entretenir la mémoire de celle que le journal L’Action française n’appelait plus que « la pauvre Jeanne Nouteau ». Pour les partisans de Charles Maurras et de Léon Daudet, Briand, ancien radical, auteur de la loi de séparation de l’Église et de l’État, partisan du rapprochement de la France et de l’Allemagne, incarnait toutes les tares de « la Gueuse », plus encore lorsque, fin 1926, le Vatican condamnait officiellement la doctrine maurrassienne : Briand, qui était alors redevenu ministre des Affaires étrangères, était accusé d’avoir manœuvré pour provoquer cette rupture…
Revenir sur le destin de la « pauvre Jeanne Nouteau » permit à L’Action Française d’attaquer Briand, avec une violence inouïe, dont cet extrait du 10 juin 1931 fournit un bon exemple. Outre Briand, l’article mettait aussi en cause l’ancien ministre de l’Intérieur Louis Malvy, accusé de trahison et forfaiture pendant la Première Guerre mondiale :
« Pour pouvoir montrer ses ouïes en France et en public, le pèlerin ignoble a dû s’appuyer sur le traître Malvy, son « poteau », c’est le cas de le dire, et qui vit de l’héritage de sa défunte maîtresse, la prostituée Nelly Béryl (voir rapport Pérès, in fine) comme Briand, le « vachéador du substitut Frémont », a vécu pendant tant d’années, des subsides de la malheureuse Jeanne Nouteau.
Car c’est une chose inouïe, et qui peint le régime et l’état actuel de l’Europe, que ce rebut humain, sorti d’un bouge et du fumier révolutionnaire, ait pu, aux applaudissements du Vatican et d’une foule de prélats français, détruire la victoire et ramener la guerre avec l’aide d’une tourbe de police, de diplomatie et de salon. »
La même année, Charles Maurras avait publié un brûlot intitulé Casier judiciaire d’Aristide Briand, dans lequel il énumérait l’ensemble des crimes politiques qu’on pouvait, selon lui, imputer à l’ancien président du Conseil. L’ouvrage débutait par l’affaire Nouteau : « Briand a une fâcheuse tendance à vivre des femmes », affirmait le pamphlétaire royaliste, en citant l’arrêt de la cour de Poitiers. Dans un long article de septembre 1934, Léon Daudet revenait encore sur « Jeanne Nouteau, victime de Briand », à partir d’un document rédigé par son avocat, Me Gaborit, visant à démontrer que Briand avait ruiné la vie de la jeune femme :
« Exploitée, bernée par ce fuyant maquereau, dont elle payait les vêtements, les bottines, le loyer et les consommations ; plaquée, bien entendu, lorsqu’arriva l’invraisemblable fortune politique de cet ignare gredin, qui fut sept fois présidents du Conseil d’un régime digne de lui, l’infortunée Jeanne Nouteau, réduite à la mendicité, en raison même de ses largesses au traîne-savate de la rue d’Orsel, songea à s’adresser à la justice et fit choix d’un avocat, qui lui rédigea un projet d’assignation. »
La presse de gauche ne manqua pas de contre-attaquer pour défendre un des siens, notamment lors de la parution de la première biographie de Briand – en 6 volumes ! –, en 1938, riche de détails intimes. Ainsi, La Dépêche de Toulouse, qui remarquait :
« L’anecdote du pré de Toutes-Aides a fait presque autant de bruit que l’affaire Dreyfus. Il y a longtemps que les amis de Briand la connaissaient dans tous ses détails et tous savaient que le rôle joué par lui avait été des plus honorables.
Jeanne Nouteau, qui en fut l’héroïne, a fini par très mal se comporter envers son amant et à aucun moment, Briand n’a eu l’attitude suspecte que lui ont prêtée des adversaires intéressés.
Il est demeuré un galant homme sous tous les rapports, et M. Suarès, qui a fouillé tous ses papiers, apporte sur ce point, une documentation certaine. »
La documentation semble en effet attester que Briand fit son possible pour venir en aide à sa première maîtresse, sans pouvoir l’arrêter sur la pente de la déchéance. Mais l’affaire avait fait l’objet d’une récupération politique et sous cet angle, Briand avait un talon d’Achille spécifique, puisqu’il fut le seul homme politique d’envergure de la Troisième République qui ne se maria jamais. Ce choix, atypique pour l’époque et pour ce type de carrière, correspondait, non à une vie libertine, mais à un goût de la liberté hérité de sa jeunesse bohème, qui l’avait conduit vers des compagnes elles-mêmes très libres ou déjà mariées.
Avec l’âge, Briand devait manifester un goût croissant pour la « vie d’ermite », selon la formule d’un de ses biographes, Saint-Georges de Bouhélier. Aussi Briand apparaît-il moins comme un précurseur de la liberté sexuelle que comme le représentant d’un républicanisme imperméable aux mœurs bourgeoises.
« Les républicains, à cette époque-là, étaient pour la plupart sans ostentation, ajoute le même biographe. La simplicité de leur cœur étonnerait aujourd’hui bien des gens qui ne les valent pas. »
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Pour en savoir plus :
Charles Maurras, Casier judiciaire d’Aristide Briand, Paris, Éditions du Capitole, 1931.
Bernard Oudin, Aristide Briand, Paris, Perrin, 2016.
Saint-Georges de Bouhélier, Un grand amour de Briand, Genève, Éditions du Milieu du Monde, 1949
Gérard Unger, Aristide Briand, Paris, Fayard, 2005.