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27 Juillet 1939 : l'apocalypse selon Mac Orlan

le 23/01/2025 par Pierre Mac Orlan
le 22/01/2025 par Pierre Mac Orlan - modifié le 23/01/2025

Du 4 février au 8 juin 2025 se tiendra à la BnF l’exposition « Apocalypse Hier et demain », l’occasion de revenir sur un sujet qui anime régulièrement la presse et la plume des journalistes. Ici, à un mois de la déclaration de guerre mondiale, l'immense Pierre Mac Orlan se délecte des peurs fantasmées par les hommes depuis la nuit des temps.

27 juillet 1939, la fin du monde n’a pas eu lieu. Dans le journal Marianne, Pierre Mac Orlan, écrivain et essayiste, revient sur cette énième prophétie avortée. Le reporter souligne la manière dont la fin du monde fut, depuis le redoutable « an Mil », l’un des plus grands récits de l’humanité.

A travers cet article, Mac Orlan revient sur la création d’un mythe au goût de roman, traversant les siècles et les civilisations avec toujours le même dénouement : la fin des temps. Sinistre hasard ou alignement des planètes, ce n’est que quelques semaines plus tard que la Seconde Guerre mondiale débute et sonne le glas d’une humanité plongeant dans l’un des conflits les plus apocalyptiques de son histoire.

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Romantisme de la fin du monde

La fin du monde était annoncée pour la date du vingt-sept juillet. Ce n'est pas la première fois, dans ma vie, qu'une telle catastrophe ait été prédite. Chacun accueille cette éventualité selon la qualité de son imagination ou son humeur du matin. En général, la confiance dans le mécanisme cosmique l'emporte sur l'insolente autorité des hasards astronomiques. L'anéantissement, même scientifique, de toute vie humaine dans un morcèlement planétaire plein de bruits et d'odeurs d'Apocalypse demande, pour produire un vilain effet, assez de publicité.

Notre crédulité profonde, celle de la solitude, n'est pas inférieure à la crédulité si décorative des hommes de l'An Mil.

Quand nous apprenons, avec un certain mépris, quels étaient les comportements de l'humanité à l'annonce de la fin de la terre, nous négligeons de méditer sur l'adroite publicité dont se parait cette prophétie. Il suffirait de tirer les cloches à toute volée pour créer en 1939 les mêmes effets qu'en l'An Mil, l'époque la plus fameuse des peurs collectives.

En 1939, la publicité faite sur ce sujet est assez pauvre : quelques lignes d'une agence de petit renom et deux ou trois ricanements scientifiques, mais complètement dépourvus de poésie. Or le romantisme de la peur, qui trouve son image la plus parfaite dans les hypothèses mêmes mathématiques de la fin du monde terrestre, est une création poétique d'une très fugitive portée morale.

La peur de la fin du monde purge les hommes, pour peu de temps d'ailleurs, des produits assez puants d'une suralimentation d'orgueils et de certitudes puériles. Si les cloches consacrées avaient sonné le tocsin au crépuscule du soir de la journée du vingt-sept juillet, nous eussions assisté à un beau défilé de renoncements impromptus et d'avilissements presque lyriques.

Au Moyen Âge, l'alerte sonnée pour annoncer les dernières heures devait servir, à mon avis, d'exercices de défense passive, non contre les gaz, mais contre les excessives béatitudes de la civilisation. Pour cette raison, les exercices de fin du monde naissent d'une bonne intention. Mieux présentés, ils pénétraient comme une épouvantable lame de fond qui bouleverserait les consciences avant de soulever les abysses de la mer pour amener à la surface des eaux les monstres créés par les pensées secrètes de la nature.

Les hommes de l'année Mille purent ainsi réviser leurs comptes, cependant que les cloches célébraient ce qui devait être la dernière alerte.

Il paraît que certaines contrées de la terre subissent à chaque « fin du monde » des angoisses indescriptibles.

La vision d'un film récent peut ressusciter l'immense panique médiévale. Dans ces pays, la poésie populaire n'est pas dédaignée. Elle s'inspire encore de la crainte de l'inexplicable et l'imagination de tous accepte facilement le lyrisme des forces inconnues.

Dans la catégorie des peurs littéraires, la panique inspirée par la catastrophe finale tient le premier rang. Elle découle de l'Apocalypse pour notre sentimentalité romanesque qui ne prend guère au sérieux les aventures mythologiques.

Le plus grand nombre des Français espère et craint selon les lois du romantisme chrétien. Les quatre cavaliers de l'Apocalypse sont d'un usage littéraire assez fréquent.

Leur pouvoir terrifiant s'adapte à toutes les maladies de l'intelligence sociale. Ils représentent assez clairement la guerre, la peste, le déluge et la bêtise. Un homme à la main adroite peut toujours les dessiner dans les marges des chroniques des temps passés, présents ou futurs. Plusieurs fois, dans ma vie, j'ai cru entendre les sabots de leurs chevaux heurter les cailloux de la route des collines que j'aperçois dans l'encadrement de ma fenêtre. Des amis complaisants n'hésitèrent pas à m'affirmer que je m'étais trompé. Je n'hésitai pas non plus à les remercier, car ce n'est pas le moment de se fier à de mauvaises oreilles. Il faut dire aussi que je me suis peut-être mépris pour avoir cru reconnaître le bruit des quatre chevaux en marche quand ce n'était, sans doute, qu'un exceptionnel ronronnement de moteurs.

Les quatre cavaliers de l'Apocalypse sont motorisés : ils sentent le pétrole et le caoutchouc tiède. Ils correspondent assez bien au début d'un roman d'aventures catastrophiques. Pour être vrai, il faut dire que les gens se tourmentent peu au sujet des quatre cavaliers de l'Apocalypse. Ils ne les connaissent pas sous ce nom-là.

Il me revient à la mémoire, en écrivant ces lignes, le titre et la substance d'un livre de Pierre Dominique : « Selon saint Jean ». On ne peut mieux imaginer la fin du monde dans toutes ses applications littéraires. C'est l'aventure absolue, inexorable, qui pénètre peu à peu dans la sécurité torpide d'un petit groupe d'individus. Cette histoire n'est pas symbolique. Elle est la dernière histoire qu'un homme peut imaginer en sachant qu'elle ne lui survivra pas parce qu'elle est aussi la dernière histoire.

Chaque fois qu'un savant sans crédit nous annonce la fin de la terre, ce qui se produit assez souvent depuis quelques années, je relis « Selon saint Jean », et pendant plusieurs jours j'ai tendance à considérer les mots dont je me sers comme des petits bibelots lourds, mais dépourvus de valeur. Être riche en mots, même d'une seule langue, et s'apercevoir que cette fortune ne vaut plus rien, ne fait pas plaisir à ceux qui se nourrissent de mots, en gloutons ou en gourmets. Heureusement, cette faiblesse est éphémère et les mots reprennent tant bien que mal leur valeur courante.

On pourrait écrire longuement sur la valeur des mots dans notre monde provisoirement sans fin, mais je m'en garderai bien, car, en prenant de l'âge, je suis devenu plus méfiant qu'une corneille.Je préfère donc revenir à ce romantisme de la fin du monde, considéré comme l'élément essentiel de l'atmosphère d'un roman destiné aux lecteurs qui aiment profiter de la peur des autres dans une bonne sécurité de courtepointe. Un peu trop d'inventions, dont la plupart deviennent sombrement homicides ou déprimantes, nous ne tarderons pas à réclamer des émotions moins élémentaires.

A défaut de l'amour des sources sylvestres définitivement compromis, il se pourrait que chacun de nous retrouvât dans la crédulité indulgente, sans doute mal connue, des anciens jours, le point de départ des évasions lyriques ou romanesques. Nous sommes trop soumis au fantastique social de notre époque pour y prendre goût.

Nous travaillons en ce moment pour les collections de vies romancées de l'An Deux Mille. Il sera alors séduisant de reconstituer l'atmosphère qui nous baigne et de l'apprécier dans la tiède chaleur d'un édredon en plumes chimiques, probablement. Tout le monde, en ce temps merveilleux, qui sera sans nul doute la fin d'un monde, sera naturellement installé dans un curieux désordre dont nous ne connaissons que les promesses. Car le désordre, c'est faire de la laine avec du verre et des lunettes avec du crin, c'est faire de l'alcool avec le blé et du pain avec le reste, c'est fabriquer de la soie avec le bois et des tabourets avec des cochons congelés, c'est remplacer le beurre par un roulement de tambour et le charbon par du café.

Notre manière de vivre, à nous, excitera l'hilarité de nos descendants. Nous ferons figure de sots et de mal nourris. Il naîtra peut-être, quelque part, un enfant mélancolique et sensible qui usera les heures fraîches de son adolescence à méditer notre civilisation. Il sourira devant les images naïves de notre romantisme hygiénique, sportif et chimique. Puis, s'il est honnête, il comparera notre crédulité à la sienne en essayant de rajeunir les anciens mots.