1867 : la France découvre, médusée, le « football, jeu de ballon à pied »
A la fin du Second Empire, Le Monde Illustré consacre un article de présentation à un mystérieux sport pratiqué outre-Manche. Il s’agit de courir après un ballon pendant quatre heures en violentant le plus possible l’équipe adverse. Son nom ? Le « football ».
Héritier de la soule française et du « street football » des îles britanniques, le football anglais au mitan du XIXe siècle se pratique désormais dans un cadre de sociabilité donné, un « club », lui-même représentant le plus souvent une université, et selon des règles strictes et définies. Codifié et « civilisé », le football populaire devient un « sport » à part entière, l’effort physique se voulant, selon les préceptes en vigueur dans l’Angleterre du XIXe siècle, une façon de régénérer le corps comme l’esprit.
C’est dans ce contexte que la France regarde de l’autre côté du Channel et fait la description de ce jeu nouveau, qu’elle considère, comme de juste, « barbare ». Fasciné, un rédacteur du Monde Illustré donne à voir les enjeux de ces matchs violents longs de « quatre à cinq heures », se jouant « en trépignant » avec « un fort ballon de caoutchouc ». Le sport décrit ressemble encore beaucoup à son frère le rugby, à un détail d’importance près : interdiction de taper dans la jambe de l’adversaire.
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Le football, ou le ballon à pied, se joue dans toutes les classes de la société, à tous les âges et dans la saison d'hiver.
Le « football », dont la traduction ballon à pied n'explique pas assez le sens, consiste, d'un côté à lancer à coups de pied un fort ballon en caoutchouc, recouvert d'une assez dure enveloppe de cuir, au-dessus d'un but marqué par une longue perche mise en travers entre deux poteaux, à la hauteur d'environ cinq mètres du sol, de l'autre à repousser ce ballon, à l'empêcher de franchir cette perche et à le relancer vers le but opposé.
C'est là que se concentrent tous les efforts des joueurs des deux côtés opposés pendant quatre ou cinq heures que dure la partie. Voici comment se joue la partie de « football », telle qu'elle est indiquée dans notre dessin.
Les élèves d'un collège, ou les membres d'un club envoient par écrit un défi « challenge » aux élèves d'un autre collège ou aux membres d'un autre club ; le défi accepté, on prend jour et heure, et les joueurs se rendent sur une vaste plaine. Il se forme deux camps, d'environ seize joueurs chacun. Ils sont revêtus d'un costume particulier et portent les couleurs de leur club respectif. Quand les deux partis sont en présence, les capitaines tirent au sort l'avantage du poste, et celui qui le perd a le droit de donner le premier coup de pied au ballon ; c'est autant que possible, afin d'égaliser les chances ; quelque inégalité dans le terrain, le soleil quand il y en a et surtout la direction du vent constituent l'avantage ou le désavantage du poste.
Aussitôt que le ballon est lancé, les deux camps se précipitent à la fois, l'un pour le pousser en avant, l'autre pour le rejeter en arrière. Les joueurs se mêlent ensemble en trépignant, se ruent sur le ballon, se poussent, s'entrechoquent, se renversent. Les coudes, les poings, les pieds, la tête même, tout est en mouvement et à l'œuvre pour faire lâcher prise à celui qui s'est emparé du ballon, ou pour écarter ceux qui veulent s'en saisir.
Les souliers à forte semelle et à gros bouts frappent et meurtrissent les tibias des joueurs qui souvent tombent sous les coups. Si le ballon se dégage un instant du milieu du groupe amoncelé et vole dans les airs, la troupe d'abord confondue comme une boule de serpents entortillés ensemble, se rouvre tout à coup, se déroule et court à toutes jambes à la poursuite du ballon roulant, pour se resserrer de nouveau, une fois qu'il est atteint, et le retenir dans une étreinte irrésistible. C'est alors qu'on se bat réellement, en poussant des cris, corps à corps et terre à terre.
La victoire est ainsi vigoureusement disputée, souvent même l'acharnement est tel qu'elle reste incertaine, aucun des deux partis n'ayant pu obtenir pendant tout le temps un « gaol », un point, c'est-à-dire lancer une seule fois le ballon au-delà du but. C'est alors une partie à refaire, « a drawn match ».
Après la bataille, on ramasse les blessés, il y a souvent des entorses, des poignets démis et même des jambes cassées. Les uns se retirent clopin-clopant, les autres s'en vont appuyés sur le bras de leurs camarades, mais tous contents de leur « sport » et se promettant de recommencer un autre jour.
Dans plusieurs établissements, il n'est pas permis aux joueurs de se donner des coups de pied sur les jambes, « hacking », surtout quand ce sont de jeunes enfants qui jouent, à cause de la fragilité de leurs tibias encore trop tendres.
Quoique le « football » soit un exercice violent, il a cependant l'avantage de développer les forces du corps en donnant en même temps à l'esprit la ténacité de volonté qu'il faut pour arriver au but proposé, d'endurcir à la fatigue et à la douleur et de contribuer à la santé en fournissant un libre cours à la circulation du sang.
Ces sortes de jeux ne se pratiquent point en France ; nous savons cependant que les élèves du collège international de Londres, en passant dans l'institution internationale de Chatou, dont nous avons déjà eu occasion de parler, y ont introduit leurs « sports » et particulièrement dans cette saison celui du « football » auquel leurs camarades français commencent à prendre goût.