Écho de presse

L’Irlande révoltée de 1920 : un grand reportage de Joseph Kessel

le 16/12/2024 par Pierre Ancery
le 13/12/2024 par Pierre Ancery - modifié le 16/12/2024

Envoyé spécial en Irlande, le jeune Joseph Kessel raconte en 1920 les réunions secrètes des nationalistes, les grèves de la faim, les actions de l’IRA et les représailles britanniques. Une série d’articles passionnants qui feront entrer Kessel dans le cercle fermé des grands reporters de la presse française.

Septembre 1920. L’Irlande est en pleine insurrection contre l’occupant britannique. En janvier de l’année précédente, le Sinn Féin, le parti nationaliste irlandais, a fondé un Parlement et proclamé l’indépendance du pays, ce qui a marqué le coup d’envoi des hostilités.

L’Armée républicaine irlandaise (IRA) mène dans tout le pays des actions de guérilla contre la Police royale irlandaise, l’armée britannique et les Black and Tans, un corps spécial créé pour lutter contre les indépendantistes. Les troubles ont en outre pris un tour dramatique depuis que le maire de Cork Terence MacSwiney, emprisonné à Brixton (Londres), a entamé une grève de la faim.

C’est dans ce contexte qu’un journaliste de 22 ans, Joseph Kessel, est envoyé en Grande-Bretagne par le journal La Liberté pour y couvrir le conflit. Encore relativement inexpérimenté, l’apprenti reporter livrera au quotidien 19 articles consacrés à la question irlandaise. 19 articles affichant une nette sympathie pour le combat des indépendantistes et portant déjà la patte stylistique du futur auteur de L’Armée des ombres et des Cavaliers.

Arrivé à Londres, Kessel (qui signe ses articles sous le pseudonyme de « D’Hourec ») s’intéresse au cas du maire de Cork et interviewe la sœur de celui-ci. Tâtant le pouls de l’opinion anglaise, il ne rencontre qu’indifférence :

« En ce qui concerne la question brûlante du jour - l’agonie du lord-maire de Cork - elle semble également résolue. Un fonctionnaire haut placé me déclarait encore aujourd’hui : « Ou bien il mangera, ou bien il mourra ! » [...]

Le sens pratique britannique semble ne pas comprendre le rôle obscur et immense que le sentiment joue dans l’humanité et la force mystique que donne à une idée un homme transformé en martyr. »

Le 14 septembre, le reporter de La Liberté est à Dublin. Il y rencontre le célèbre journaliste Henri Béraud, du quotidien L’Œuvre, avec qui il lie d’amitié immédiatement. Il fait aussi la connaissance de Desmond Fitzgerald, poète et révolutionnaire nationaliste (et futur ministre), qui lui servira de « clé » pour pénétrer parmi les indépendantistes.

Fort des informations récoltées grâce à Fitzgerald, dans son article paru le 19, Joseph Kessel décrit l’armée clandestine irlandaise (en gonflant les chiffres au passage) :

« La I.R.A. compte au moins 150 000 hommes armés, groupés en régiments et bataillons. Ils se livrent à un entraînement régulier et naturellement secret, qui a lieu d’ordinaire la nuit. Au clair de lune ou sous le voile obscur des nuages, ils font des marches à travers champs, creusent des tranchées, manœuvrent [-...].

Toutes les opérations ne sont point, comme on pourrait le croire, des actions spontanées ou sporadiques. Au contraire, tout essai indépendant est strictement interdit et réprimé par les républicains [...]. Le plan comprend d’ordinaire deux sortes d’opérations : 1° les raids pour trouver des armes [...] 2° les exécutions. »

Après cette incursion auprès des « sinn-féiners », il interviewe  le général Macready, commandant en chef des forces anglaises de l’île. Après avoir justifié l’emprisonnement de MacSwiney et concédé que des représailles britanniques parfois sanglantes avaient bel et bien eu lieu, le militaire explique :

« Personne ne peut dire quand la paix reviendra en Irlande. Et pourtant mon sentiment profond est que le pays la désire, qu’il est mené par une bande de terroristes, une très petite bande [...].

Mais nous connaissons la plupart des noms et le jour viendra peut-être où nous pourrons opérer un nettoyage définitif. »

Autre interview, cette fois dans le numéro du 22 septembre : celle de Constance Markievicz, célèbre révolutionnaire ayant pris les armes lors de l’insurrection de Pâques 1916. Élue députée au Dáil Éireann, le Parlement irlandais, en 1918, elle est depuis ministre du Travail au sein du gouvernement de la République irlandaise. Kessel la décrit en « véritable amazone moderne » aux yeux « extraordinairement jeunes et mystiques » :

« Vous êtes peut-être surpris de ce qu’une femme soit chargée d’une fonction technique et alliée aux plus grandes difficultés dans un pays en révolution latente. Mais n’oubliez pas que les femmes ont une part très importante dans l’œuvre de la libération irlandaise [...].

Nous avons une grande organisation révolutionnaire que je préside. Elle porte le vieux nom gaélique de Camann na M’Bun. Elle groupe plus de 50 000 femmes [...]. Elle comprend des tireuses habiles qui, le jour de la révolte, ne manqueront pas leur homme, soyez-en sûr, des professionnelles de la Croix-Rouge, des avocates, des éducatrices, etc... »

Dans son article du 23 septembre, le reporter décrit comment il a été invité à une réunion présidée par le leader indépendantiste Arthur Griffith (fondateur, avec Michael Collins, du Sinn Féinn).

Kessel trouve Griffith en compagnie d’une nombreuse assemblée qu’il imagine être composée de membres du Sinn Féinn. Un Anglais entre, qui se dit appeler Frank Hardy : l’homme  se propose solennellement de devenir un agent double au service de la cause irlandaise. Mais l’entrevue prend un tour imprévu :

« M. Griffith se leva, tira un papier de sa poche, ajusta ses binocles et fit :

- Hardy, vous venez de dire que vous courez de gros risques. Je puis vous affirmer que non, car il y a ce soir à 9 heures un bateau pour l’Angleterre et vous le prendrez [...].

Et d’une voix sonore, monotone et implacable comme celle d’un juge, M. Griffith lut une série de verdicts condamnant Hardy, dit Harling, dit Savelle, à des peines différentes pour vol, escroqueries et fait divers. L’homme ne protestait même pas. Mais l’une de ses mains avait disparu dans sa poche-revolver et ses yeux avaient un regard trouble [...].

- Hardy, vous avez été relâché sous promesse de servir la sûreté générale anglaise. Vous êtes venu en Irlande comme agent provocateur, pour pousser nos jeunes hommes à des meurtres inutiles. Ne répondez pas. Avant votre embarquement même nous étions prévenus. Hardy, je ne sais qui est plus bête de celui qui vous a envoyé ou de vous [...]. Quant à ces messieurs que vous croyez être des conspirateurs bons à dénoncer, ils sont tous journalistes que j’ai convoqués pour assister à cette petite expérience. »

Joseph Kessel se rend ensuite à Cork,  dans le sud de l’Irlande - la ville de Terence MacSwiney, « ville qui attend et qui prie », « ville de tristesse, de labeur et de prières ». Un matin, Desmond Fitzgerald l’appelle à son hôtel et lui dit de se rendre dans le village côtier de Balbriggan, sans lui donner plus de précisions. Cet appel donnera lieu à l’article le plus déchirant de toute la série livrée par Kessel.

Le jeune homme se rend à Balbriggan et découvre que le village a été mis à sac pendant la nuit. La cause : lors d’une rixe entre policiers et jeunes gens éméchés, un Anglais a été tué. En représailles, les Black and Tans se sont déchaînés sur la petite commune :

« Une orgie sauvage commençait. Deux sinn-féiners connus furent tirés de leur lit et fusillés à bout portant, tandis que leur famille sanglotait [l’un d’eux laisse huit enfants). Puis s’éparpillant à travers la rue Clonard, les soldats l’incendièrent [...].

J’ai vu des hommes livides d’angoisse. J’ai vu une usine, qui employait des centaines d’ouvriers, saccagée à fond [...]. J’ai vu des jeunes filles que des voisins ont dû habiller, car toutes leurs hardes avaient disparu dans l’incendie [...].

Crimes de bandits devenus soldats ou représailles officielles ? Qui a prêté les camions pour la nuit sanglante ? Un châtiment rigoureux punira-t-il les coupables ? Ou, comme l’affirment les Irlandais, seront-ils promus en grade ? »

Kessel se rendra encore à Belfast, au nord de l’Irlande, pour un article évoquant « les « deux » Irlandes » et « l’antagonisme entre les "rêveurs" du Sud et les "industriels" du Nord ». Le 26 octobre enfin, il annonçait en Une de La Liberté une triste nouvelle : la mort de Terence MacSwiney des suites de sa grève de la faim. Et d’ajouter :

« Lorsque des hommes sont animés de l’esprit qui vivait chez le prisonnier de Brixton, la violence ne peut que les enflammer d une foi nouvelle. Dans la geôle grise de Brixton, MacSwiney est mort. Mais l’Irlande compte un héros légendaire de plus, et l’Angleterre ne s’est pas débarrassée d’un ennemi. Au contraire.

Les morts sont plus dangereux que les vivants. »

En France, les reportages de Kessel en Irlande rencontreront un vif écho : le récit qu’il fit du sac de Balbriggan, en particulier, suscita l’indignation, de même que les propos implacables du général Macready.

Le succès de ces articles permettra au jeune homme d’entrer dans le cercle fermé des grands reporters de la presse française. Et donnera le coup d’envoi d’une carrière journalistique incroyablement riche, qui le mènera dans l’Amérique en crise, sur la route des marchés aux esclaves, dans la pègre du Berlin des années 30, ou encore sur le front de la première guerre israélo-arabe.

A noter enfin que Kessel s’inspirera de son expérience en Irlande pour écrire une nouvelle bouleversante sur un couple déchiré par la guerre, Mary de Cork, parue en 1925.

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Pour en savoir plus :

Marc Alaux, Joseph Kessel, la vie jusqu’au bout, Transboréal, 2015

Yves Courrière, « Joseph Kessel, témoin de l’insurrection irlandaise », in : Études irlandaises n°10, 1985

Pierre Joannon, Histoire de l’Irlande et des Irlandais, Perrin, 2009