« Le crime d’enfanter » : le combat du Libertaire en faveur de la liberté d’avorter
Le 17 janvier 2025, l’entrée en vigueur de la loi Veil sur le droit à l'avortement fête ses 50 ans ; 26 ans avant sa promulgation, le journal anarchiste Le Libertaire s'offrait un joyeux déboulonnage des absurdités d'une interdiction hypocrite jugée « criminelle ».
En août 1949, Le Libertaire, hebdomadaire anarchiste, défend dans un article d’Éric Albert la liberté de l’avortement. En réponse à l'américain Reader’s Digest, magazine mensuel américain, l’organe de la fédération anarchiste entreprend une longue réponse parsemée de métaphores animalières, de dérision et de réprimandes envers ceux menant « la lutte pour les familles nombreuses ».
Alors que Jeanne Humbert et plus largement les néo-malthusiens défendent déjà au début du XXe siècle le droit à l'avortement, Le Libertaire défend non sans humour cette liberté et attaque avec véhémence ce qu'il nomme « le crime d’enfanter ». Dans un contexte de début de Guerre froide, ce sujet de société est également l’occasion pour le journal de replacer l’anarchisme dans une autonomie politique et idéologique distincte à la fois des États-Unis comme de l'URSS.
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RÉPONSE AU « READER’S DIGEST » Pour la liberté de l'avortement
Il n’est sûrement pas de crime plus abominable que de donner la vie à un être que l’on sait destiné à la misère. Pourtant, en France comme dans presque tous les autres pays, les plus riches comme les plus pauvres, la Chine ou les U.S.A., des millions de petits innocents sont jetés chaque jour dans la tourmente d'une inhumaine société. Pour le plus grand nombre, ils sont le fruit de l’inconscience, d’accidents dus à la négligence et aussi de la crapuleuse politique de lapinisme qui pousse quelques brutes à faire des enfants comme d’autres font des veaux ou des porcs.
Mais les éleveurs, eux, se soucient de l'hygiène des étables, de la nourriture du cheptel. Il est vrai que les animaux ont une valeur marchande.
Si la maternité consciente est un sentiment qui honore l’humanité, celle purement biologique, c’est-à-dire dépouillée de toute volonté réfléchie rabaisse l'homme au niveau de la bête lorsque les conditions sociales sont hostiles à la croissance de l’enfant et au développement de ses facultés mentales. Dans un monde où le taudis, la tuberculose, les maladies vénériennes, l'insécurité permanente, les bas salaires, la guerre menaçante sont choses courantes, les lois réprimant l’avortement et la divulgation des méthodes anticonceptionnelles sont donc simplement criminelles.
Autour du ventre des mères, toute une propagande se développe.
Propagande Insidieuse, mensongère, prometteuse et menaçante tout à la fois. Elle est inspirée d’abord par l’Église toujours soucieuse d’étendre sa puissance, par les États attentifs à la reproduction de la chair à canon et à travail ; puis, par tout ce que l’on compte de plus bassement réactionnaire, les repopulomen genre Delteil, président de la « Lutte contre l’avortement », ou bien des produits du genre gaulliste, patrons bien-pensants, politiciens de toute nuance et militaire surtout.
Ce ramassis malpropre de personnages drapés dans la dignité tricolore mène la lutte pour les familles nombreuses, mais jamais ne s’inquiète de ce qui attend l’enfant une fois qu’il sera homme. Seul compte le nombre. On n’a que faire de la qualité, la grandeur d’un pays étant, d’après eux, une question de force, de force armée bien entendu.
Si ces individus avaient le moindre respect de la personne humaine, ils orienteraient tous les efforts vers la lutte contre les armements, exigeraient que les gigantesques richesses englouties en canons et tanks soient utilisées pour la reconstruction des villes. Ils s’inquiéteraient de savoir si l'homme peut vivre décemment dans cette société et la preuve du contraire étant faite, dénonceraient le fléau de la repopulation à outrance.
Mais on peut tout relever chez le repopulomen, sauf l’amour et l’intelligence ; il s'apparente, toute proportion gardée, à ceux qui expédiaient des hommes dans les camps de Hitler.
Tout dernièrement, à ce sujet, le « Readers Digest », dans un article intitulé « L’Avortement n’est pas seulement un crime », a atteint les limites de l’odieux et aussi de l’imbécillité. Tout le monde connaît cette publication de littérature extra-plate, mais dont la fadeur hautement digeste est un moyen de propagande des plus outrés contre tout ce qui est progrès spirituel, émancipation, élévation. Les mensonges les plus flagrants, les affirmations les plus péremptoires concernant la vie sociale aux U.S.A. et tendant à faire apparaître le capitalisme comme le seul système économique possible, après avoir pris comme critère des cas d’exception, abondent dans ce malpropre magazine. Et son succès incontestable témoigne bien de la décadence intellectuelle qui caractérise les peuples d’aujourd’hui.
Les arguments dont se sert l’auteur de cet article peuvent tous être repris les uns après les autres et retournés contre lui, ce qui prouve bien qu’il pèche par ignorance totale des problèmes sociaux, ce dont nous doutons, ou alors qu’il agit uniquement par vénalité, ce qui doit être à peu près certain.
D’abord, il nous raconte des histoires de croque-mitaines au sujet de docteurs marrons ne connaissant rien à l’obstétrique et qui se masquent, agissent dans l’ombre, etc...
Stupidité monumentale ! La première sage-femme venue est parfaitement capable de procéder à un avortement ; à plus forte raison un médecin, qu’il soit marron ou non. Personne n’ignore que les chirurgiens et accoucheurs ayant une clientèle riche ne résistent que bien rarement à l’attrait d'honoraires princiers... Puis il s’étend sur les innombrables dangers que représente l'avortement et cite un certain Dr Dickison :
« Peu d'opérations représentent autant de difficultés et de risques... » ! Textuel !
Lorsque l’on sait que chaque année, des centaines de milliers de femmes se font avorter, on est en droit de se demander quelles sont les difficultés supplémentaires que rencontrent un chirurgien ?
Mais voilà une autre ration. Elle émane du Dr Georges Kosmak :
« Certains jeunes ménages ont recours à l'avortement sous prétexte que leur situation ne leur permet pas d’avoir un enfant. Plus tard, lorsqu’ils en désirent un, ils découvrent que la femme est devenue stérile, les trompes de Fallop étant bouchées par l’inflammation... »
Sans vouloir insister sur tout ce qu’il y a de tendancieux dans cette affirmation qu’un avortement provoque la stérilité, on se demande comment le vertueux « Digest » a pu laisser passer une phrase pareille. Quoi ! En Amérique, dans ce pays béni, il y a des couples qui ne gagnent pas assez pour pouvoir élever un enfant ? Bien sûr, il y en a, et des millions, comme ceux qui habitent les « Bidonvilles » du Mississippi et qui inspirèrent l’auteur des Raisins de la Colère. Mais alors, où sont les criminels ? Et la société n’est-elle pas bourreau qui oblige un couple conscient à pratiquer l'avortement alors qu’il serait heureux d’avoir un enfant ?
Le fait que les U.S.A., toujours d’après le même article, comptent chaque année 500 000 avortements connus, prouve surabondamment que l’avortement est une véritable nécessité dans un monde où la misère règne en maîtresse. Et que ce monde est d’autant plus inhumain qu’il s’oppose dans bien des cas à la maternité consciente et prive ainsi des joies légitimes les hommes et les femmes les plus dignes et les plus évolués de la communauté.
Mais finissons-en avec ce détritus de simili-littérature en relevant qu’il se garde bien de signaler les seuls moyens efficaces (la loi le lui interdit comme à nous-mêmes) mais s’étaie complaisamment sur quelques procédés originaux, pour ne pas dire plus, ou bien jamais utilisés, comme le curetage par exemple, qui ne se pratique qu'après l’avortement — et pas toujours — mais jamais avant. Et signalons encore que pour justifier cet article, le Reader cite, tenez-vous bien, l’U.R.S.S. ! Et dans cette citation, texte de quelque congrès de gynécologues russes, on retrouve à peu de chose près, les mêmes énormités et les mêmes insanités.
De la part du pays des « Mères héroïques », cela n’a rien d'étonnant. L’U.R.S.S., dans ce domaine, comme dans bien d’autres d’ailleurs, rejoint les U.S.A. dans l’odieux.
Dans ce journal, nous avons déjà posé la question : l’avortement est-il un crime ? Les juristes répondent par l’affirmative. Parfait.
Anna Cymbler, pupille de l’Assistance Publique, livrée par cette organisation à un goujat qui la brutalise et veut la violer, se venge des sévices qu’elle a subit en incendiant la ferme du négrier. Cinq ans de réclusion.
Voyons, messieurs les juristes, voyons messieurs les catholiques, voyons M. Delteil, avouez que la mène d’Anna aurait mieux fait d’avorter plutôt que de commettre le crime d’enfanter !