Interview

Volupté taboue ? L'histoire mouvementée des sexualités en France

Entre moments d'avancées réformatrices et périodes de régressions, l'histoire des sexualités est loin d'être linéaire. Coécrit par trois historiennes et une anthropologue, Histoire des sexualités en France met en lumière l'évolution des normes et des pratiques et rend compte des luttes politiques et sociales et des résistances souterraines, tout au long des XIXe et XXe siècles.

RetroNews : Existe-t-il des temporalités propres à l'histoire des sexualités ?

Emmanuelle Retaillaud, Catherine Deschamps et Sylvie Chaperon : Bien que l’ouvrage n’échappe pas aux césures assez classiques de l'histoire générale, il existe en effet des temporalités propres en matière d’histoire des sexualités. Au tournant de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, les cadres mentaux ne sont plus les mêmes que sous la Restauration ou sous le Seconde Empire. Au cours des années 1930, et jusqu’aux années 1950, on assiste à un « retour de bâton » conservateur. Puis, à la fin des années 1980, quelque chose se transforme avec le sida : la santé (re)colore la manière dont on aborde la sexualité. Enfin, un tournant majeur s’opère également à partir des années 2000, de l'instauration du PACS à la PMA pour toutes.

Plus largement, il est intéressant de se rendre compte que chaque période est traversée par des tensions, des moments d’avancées réformatrices importantes et de fortes régressions. Ainsi, dans les années 1950 par exemple, le retour de bâton conservateur s’accompagne de la poursuite d'avancées souterraines : la jeunesse de ces années-là a plus d’appétits et de latitude que celle des années 1930...

Quelles interactions entre sexualité et normes culturelles et religieuses avez-vous mises en lumière ?

Ces interactions sont frappantes au XIXe siècle où coexistent les deux grandes machines à fabriquer des normes que sont la religion et la médecine. La religion influe directement sur les lois. Fin XVIIIe, notamment, elle produit une série d’effets sur le divorce, d’abord permis en 1792 avec la laïcisation du mariage, puis à nouveau interdit en 1816 avec le retour du catholicisme comme religion d’État, puis à nouveau permis mais avec d’importantes restrictions par la loi Naquet de 1884. Dans les pratiques réelles ceci dit, de nombreux couples se séparent même quand le divorce est interdit, ils le font de fait, à l’amiable ou par la procédure de séparation de corps. Le droit est un indicateur, mais pas le reflet exact des tendances sociétales profondes.

Quant à la médecine, corps professionnel assez libéral qui adhère aux idéaux de la IIIe République, elle reprend des normes religieuses et, dans le même temps, les modifie. Ce sont les médecins qui ont par exemple stigmatisé la masturbation, et pas tant l’Église. De même pour la chasteté, très valorisée par l’Église et pas du tout par les médecins. Il y a ainsi sans cesse des reprises et décalages, et une concurrence des normes et des regards se met en place.

Il faut également noter le rôle propre de la production culturelle, et le décalage parfois très fort entre ces normes venues d’en haut et ce qui transparaît dans la littérature, les arts ou la musique, qui donnent une vision autre des rapports humains et notamment des rapports sentimentaux et sexuels. Ainsi dans les années 1820-30, époque de retour de bâton conservateur, la littérature semble faire preuve d’une certaine désinvolture par rapport à l’adultère. Le discours conservateur va s’en trouver déstabilisé.

En réalité, il existe un feuilletage de normes concurrentes qui s’affrontent en permanence. Il n’y a jamais un bloc dominant, sauf peut-être dans les périodes de grandes avancées – les années 1970 – ou de fortes régressions – la Seconde Guerre mondiale.

Quelles sont les principales évolutions dans la législation française en matière de sexualité ? Comment ces changements ont-ils été perçus par la société ?

La Révolution française a eu des effets contradictoires. Sa philosophie en matière sexuelle et familiale n’est pas aussi libérale qu’on peut le croire spontanément, mais il y a quand même une volonté de se débarrasser des archaïsmes, autrement dit de ce qui apparaît à la fois comme féodal et relevant de la superstition religieuse. À ce titre, la répression de la sodomie par exemple est retirée du code pénal, car elle est associée au canon catholique. Même phénomène pour l’interdiction de l’inceste, ce qui peut même aboutir à justifier, dans certains discours, certaines formes d’inceste, notamment entre frères et sœurs. Ce saut conceptuel va être partiellement confisqué par le retour du pouvoir conservateur, d’abord avec l’édiction du Code civil napoléonien puis le retour des monarchies du XIXe qui recommencent à s'adosser à la religion. Cette rupture va nourrir en retour les utopies progressistes.

Au XXe, les années 1920 apparaissent également contradictoires : on assiste à la fois à un recul des droits des femmes avec les lois de 1920-23 qui renforcent la lutte contre l’avortement et interdisent la contraception, et à un activisme très dynamique autour de la question du droits des femmes, y compris reproductifs, et de la nécessité de libérer la sexualité de la morale religieuse.

Un saut décisif a lieu dans les années 1970, avec successivement la légalisation de la contraception en 1967, la loi de 1974 sur le remboursement de la contraception, la loi de 1975 sur l’IVG, la majorité abaissée à 18 ans, le divorce par consentement mutuel (1975). Après l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 les avancées se poursuivent : en 1982, c’est la fin de la distinction d’âge à la majorité sexuelle entre homosexualité et hétérosexualité, soit ce qu’on a appelé par simplification la dépénalisation de l’homosexualité. Plus tard, une série d’évolutions sont liées au sida : le PACS (1999), puis le mariage pour tous (2013), et la PMA autorisées à toutes (2021).

On peut considérer que ces changements qui s’adressent initialement aux minorités démultiplient aussi les légitimités normatives, c’est-à-dire qu’ils ouvrent le champ des possibles aussi dans l’hétérosexualité.

Quel impact les mouvements sociaux et politiques ont-ils, à travers les époques, sur l'évolution des sexualités ?

À toutes époques, les mouvements sociaux, qu’il s’agisse des socialistes utopiques et des anarchistes, des mouvement féministes, des mouvements homosexuels et plus récemment des mouvements queer et trans, jouent un rôle très important à la fois pour contester les normes, proposer de nouveaux modèles et les diffuser dans la société. Ce sont des foyers très actifs d’imagination et de remise en question des normes sexuelles.

Un des changements majeurs est l’avancée du droit des femmes portée par des mouvements féministes, qui transforme aussi les normes sexuelles. C’est un processus long, lent, complexe, soumis à négociations et régressions, tant au niveau collectif qu’au niveau individuel. À cet égard, il est intéressant et significatif de voir comment la minorité fait bouger la norme, notamment via les nouveaux moyens de rencontres. L’application par géolocalisation Grinder, dédiée aux personnes homosexuelles, a ouvert la voie à la naissance de Tinder.

Il faut noter néanmoins que ces mouvements sociaux ne sont pas homogènes, mais sont au contraire eux-mêmes traversés par des tensions et contradictions. Le mouvement socialiste a pu se montrer très frileux sur la libéralisation de la sexualité féminine, plutôt portée par le mouvement anarchiste, et sur le droit des homosexuels, sujet resté longtemps tabou. Le mouvement homosexuel des années 1970 est partagé sur les évolutions souhaitables, entre une partie radicale qui ne veut pas aller dans le sens de la normalisation et une autre qui veut au contraire s’intégrer le plus possible. Et même au sein du mouvement féministe, on peut trouver une sensibilité asexuelle.

A contrario, les catholiques qu’on nous dit tellement fermés au sexe surprennent, dans l’entre-deux-guerres, par les questions qu’ils et elles se posent, de manière assez ouverte, sur les enjeux sexuels, comme le montre leur correspondance avec l’abbé Viollet. Leur habitude de l’introspection leur confère une parole sur le sexe bien plus explicite et plus précise que nombre de petits bourgeois. Même si l’enjeu reste d’avoir une vie sexuelle compatible avec la foi et le dogme, qui reste lui, extrêmement puritain, valorisant uniquement la chasteté et la procréation dans le cadre du mariage.

Quel est l'intérêt d'une approche pluridisciplinaire pour appréhender l'histoire des sexualités ?

Notre approche est globalement chronologique, mais nous nous sommes en effet inspirées de travaux de politistes, de sociologues et d’anthropologues qui ont permis d’éclairer et d’enrichir notre regard d’historiennes. Notre plus grand regret est de n’avoir pas pu, faute de temps et de place, prendre en compte l’Empire colonial français, qui aurait mérité des développements spécifiques. Ce sera peut-être l’objet d’un prochain ouvrage !

L'ouvrage Histoire des sexualités en France, coécrit par les historiennes Emmanuelle Retaillaud, Catherine Deschamps, Christelle Taraud et l'anthropologue Sylvie Chaperon, est paru en octobre 2024 aux éditions Armand Colin.