L'histoire mouvementée du dessin de presse en France
Le dessin satirique français découle d'une longue tradition, unique en son genre. Quelles sont les limites à la liberté des caricaturistes ? Comment s'est exercée la censure pendant les deux guerres mondiales ? Retour sur cette histoire riche et mouvementée avec l'historien Christian Delporte.
RetroNews : Quand la caricature apparaît-elle puis se développe-t-elle dans la presse ?
Christian Delporte : La caricature est très ancienne puisqu'elle remonte à l’Antiquité, puis s’est développée sous forme d'estampes à partir de l’invention de l'imprimerie. La Révolution française voit l’explosion des images satiriques.
La pénétration dans la presse débute dans les années 1830, à partir du moment où l’on peut les reproduire dans de bonnes conditions grâce à la lithographie, d’où la multiplication des journaux satiriques – La Silhouette, Le Charivari, La Lune, La Charge – où la caricature occupe toute la Une mais dont les tirages restent assez faibles. À la fin du XIXe siècle, la photogravure puis d’autres procédés mécaniques donnent un nouvel élan aux hebdomadaires satiriques (comme L’Assiette au beurre ou Le Rire).
Ce type de journal est encore solide dans l’entre-deux-guerres mais, depuis le début du XXe siècle et surtout dans les années 1920, c’est dans la presse quotidienne que s’exprime d’abord le dessin satirique. Les nouveaux dessinateurs (Gassier, Sennep…) ne sont plus des artistes mais des journalistes qui suivent l’actualité politique et acceptent de simplifier leur trait pour permettre de faciliter la reproduction de leurs dessins sur le médiocre papier qui caractérise la grande presse quotidienne. En valorisant l’idée et la légende plus que l’aspect artistique du croquis, les dessinateurs d’avant-guerre montrent la voie à toutes les générations futures, y compris celle d’aujourd’hui.
Sous la IIIe République et surtout depuis la loi sur la liberté de la presse de 1881, quelle est la limite à la liberté d’expression ?
Toute la période qui a précédé la République a été marquée par la lutte pour la liberté de la presse, tant par l’écrit que par le dessin. Philipon, Daumier, Gill et bien d’autres, traînés par le pouvoir devant les tribunaux pour leur insolence, jetés parfois en prison, ont payé un lourd tribut pour faire triompher la liberté d’expression. La loi sur la liberté de la presse de 1881, loi fondatrice de la République, très libérale avec l’écrit l’est davantage encore avec la caricature. Sous la IIIe République, les caricaturistes peuvent dessiner à peu près ce qu’ils veulent, sauf au temps de la Belle Époque avec les lois scélérates de 1894/1895 qui frappent les journaux anarchistes et plus généralement d’extrême gauche. Le premier Almanach du Père Peinard, fin 1893, dont Pouget est l’unique rédacteur, est ainsi saisi, et Pouget doit fuir à Londres après les attentats anarchistes, d’où il continue à faire paraître Le Père Peinard.
Plus largement, la caricature n’est pas exempte de pressions. Au début de la IIIe République, les injures contre l'armée, notamment dans le contexte colonial, sont très poursuivies. En 1908 par exemple, Aristide Delannoy s’en prend au général Amade (cf. notre dessin d’ouverture), le pacificateur du Maroc, caricaturé en boucher sanglant. Poursuivi, il est condamné à un an de prison ferme. De même, Jules Grandjouan est condamné en 1911 à un an de prison pour injure à l’armée et préfère fuir la France.
Comment expliquer que, pendant la Première Guerre mondiale, le dessin de presse reste vivace ?
C'est parce que la censure est obsédée par l’écrit et oublie complètement que l’on peut faire passer des messages par l’image. Même dans L’Œuvre ou Le Canard enchaîné, les dessins, contrairement aux textes, sont rarement censurés. Il est vrai aussi que, d’une manière générale, les dessinateurs sont plutôt cocardiers. Certains, qui ne touchaient pas à la politique avant 1914, participent à l’effort de propagande jusqu’à l’excès.
Poulbot, par exemple, alimente la fameuse légende des Allemands barbares qui coupent les mains des enfants et des femmes.... Autre exemple, Le Rire, qui publiait avant-guerre des dessins gentiment humoristiques, devient Le Rire rouge et fait paraître des dessins germanophobes d’une extrême violence.
Dans les années 1920, où l’on assiste à une nouvelle explosion du dessin de presse, existe-t-il des cas de dessinateurs poursuivis ? Les journaux s’autocensurent-ils ?
Rarissimes sont les interdictions ou les poursuites judiciaires contre les dessinateurs après 1918. Pendant l’entre-deux-guerres, tous les journaux politiques publient des dessins de presse, surtout à partir de l’époque du Cartel des gauches où la caricature, comme au temps de l’affaire Dreyfus, devient une arme de combat.
Les dessinateurs ont une place définie en couverture, en rez-de-chaussée de page, et ils peuvent dessiner absolument ce qu’ils veulent, sans risque d'être poursuivis par ceux qu’ils attaquent – c’est d’ailleurs ce qui a favorisé la caricature antisémite... Blum a été traîné dans la boue par les dessinateurs d’extrême droite, sans jamais faire de procès à aucun journal.
Les rédactions des journaux – disons, non militants – restent toutefois vigilantes à l’égard de la loi mais aussi aux sentiments supposés de leurs lecteurs. Les dessinateurs s’adaptent à leur public. Sennep, l’un des plus grands caricaturistes de l’entre-deux-guerres, ne dessine pas de la même manière selon qu’il est publié dans l’Écho de Paris, où il ménage les lecteurs qui sont des catholiques bon teint, ou dans Candide, où il y va beaucoup plus fort.
Le dessin disparaît-il totalement pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Sous l’Occupation, les seuls dessins politiques sont, sans surprise, favorables à la collaboration. Les dessinateurs engagés avant-guerre qui continuent à publier dans la presse mais ne veulent pas se compromettre avec Vichy et les Allemands se réfugient dans le dessin d’humour, comme Sennep. La prudence prévaut et la critique, quand elle existe, est perceptible par les seuls initiés. Par exemple, Sennep se moque gentiment de la Révolution nationale mais cache des dessins antipétainistes qu’il publiera finalement à la Libération.
La Libération est d’ailleurs la grande fête de la presse, de l’humour et des caricaturistes, qui sont sollicités partout. En 1944, un quotidien comme Défense de la France (futur France-Soir) accueille pas moins de huit dessinateurs (Monier, Ferjac, Grove, Bellus, Fuzier, Effel, Pellos, Poulbot). Maurice Henry collabore à près de quarante journaux différents. Le très droitier Sennep publie même dans Le Canard enchaîné !
L’euphorie sera cependant de courte durée. Les journaux disparaîtront aussi vite qu’ils étaient arrivés et, retour à la vie normale oblige, la vie des dessinateurs, sauf pour quelques vedettes, redeviendra difficile.
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Christian Delporte est historien des médias et de la communication politique. Il est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles-Saint-Quentin.