Chronique

Des cœurs pour Moscou : la « Migration d’oiseaux » pro-russe de Caran d’Ache

le 22/02/2023 par Aurélie Desperieres
le 16/02/2023 par Aurélie Desperieres - modifié le 22/02/2023

Dans Le Figaro, le célèbre caricaturiste présente dans une vision tendre et amusante l'alliance diplomatique franco-russe. Ratifiée en janvier 1894, elle permet à la France de sortir de l'isolement géopolitique auquel elle devait faire face depuis la Guerre de 1870.

L'accord entre la France et la Russie tient une place particulière dans la vie et l’œuvre de Caran d'Ache. Né à Moscou en 1858 et installé en France – notamment pour y faire son service militaire et ainsi acquérir la nationalité française – depuis la fin des années 1870, cet artiste « symbolisait ethniquement, physiologiquement, psychologiquement, l'alliance franco-russe » selon les termes du célèbre pamphlétaire de l’Action française Léon Daudet dans ses Souvenirs littéraires, politiques, artistiques et médicaux.

Lui-même politiquement conservateur, Caran d'Ache a toujours gardé un profond attachement pour son pays d'origine comme le révèlent ses nombreux dessins sur le sujet publiés dans des revues satiriques comme La Caricature, sa pièce d'ombres intitulée La Steppe (1888) ou ses affiches en faveur de diverses manifestations russes en France.

Profitant de sa reconnaissance et de son talent, Le Figaro lui offre depuis décembre 1895, tous les lundis en page 3, un espace d'expression considérable pour décrypter l'actualité immédiate.

Très vite, les créations hebdomadaires de Caran d'Ache pour le quotidien sont surnommées « Les Lundis du Figaro », et plusieurs traitent des différents moments forts de l'alliance franco-russe. Mêlant humour et poésie, certaines de ces œuvres comptent parmi les plus belles planches données par Caran d'Ache au Figaro (plus de cinq cents entre 1895 et 1906). Selon lui, cette alliance ne se résume pas à des traités signés par des dirigeants politiques ; un « lien particulier » unirait désormais les deux pays, une véritable relation affective étant née entre les deux peuples.

Pour la symboliser, le dessinateur utilise des cœurs comme dans Migration d'oiseaux, paru quelques jours seulement après la visite triomphale en France du tsar Nicolas II et de son épouse du 5 au 9 octobre 1896. Caran d'Ache donne des ailes aux cœurs puis fait effectuer à ces étranges « oiseaux » une grande migration « France-Russie et Russie-France ». L'angle choisi permet au lecteur du Figaro d'avoir, lui aussi, une vision aérienne de la scène.

La légende du dessin dit tout :

« On observe, depuis quelques années déjà, de grandes migrations d'étranges petits oiseaux.

Ces migrations ont augmenté de fréquence et d'abondance pendant ces jours derniers et – curieux détail – leur direction est invariablement la même ; France-Russie et Russie-France... en passant par-dessus l'Allemagne ! »

En France, tous les groupes sociaux participent ainsi à l'envoi ou à la réception de cœurs et seraient donc profondément attachés à l'alliance : militaires, religieux, paysans, domestiques, élégantes... Plusieurs personnalités sont représentées telle que le Président Félix Faure, le peintre Édouard Detaille, la célèbre tragédienne Sarah Bernhardt, la « chanteuse aux gants noirs » Yvette Guilbert ou encore la famille d'acteurs Constant, Ernest et Jean Coquelin.

Première image : Yvette Guilbert et Sarah Bernhardt, toutes deux un cœur à la main. Ci-dessus, chapeau sur la tête, le président Félix Faure.

Du côté français comme du côté russe, chacun considère que le cœur qu'il tient est un objet précieux, beaucoup le pressant même affectueusement contre leur poitrine.

Mais un obstacle de taille se présente devant cet intense échange d'amour entre les populations françaises et russes : l'Allemagne. Ce pays étant de fait profondément hostile au rapprochement franco-russe car il contrarie ses intérêts diplomatiques, les « oiseaux » s'exposent ici à de multiples dangers au cours de leur traversée du territoire allemand :

On voit le Kaiser Guillaume II lui-même tenter de les amadouer et de les détourner de leur trajectoire :

Mais on le voit, malgré les nombreux subterfuges employés par les Allemands pour les intercepter, les cœurs ailés atteignent finalement leur destination. Pour le dessinateur, l'Allemagne ne parvient – et ne parviendra – pas à semer le trouble entre les deux nations alliées.

L'Alsace, incorporée au territoire germanique depuis le conflit de 1870, n'est pas oubliée par Caran d'Ache, qui imagine un jeune soldat et un gendarme essayant de faire passer en cachette des cœurs à un Alsacien et une Alsacienne à travers la frontière :

Truffé de détails drôles et émouvants mais aussi de symboles, ce « Lundi » a marqué les esprits d’alors. Plusieurs années après sa publication, Léon Daudet se souvenait encore, malgré quelques inexactitudes, de ce dessin :

« Il montrait les cœurs volant entre la France et la Russie, par-dessus l'Allemagne irritée, et je me rappelle une gentille Alsacienne qui serrait ses gracieux messages contre ses seins, comme un paquet d'oublis. »

Pour en savoir plus :

GROENSTEEN Thierry, Les Années Caran d'Ache, Angoulême, Musée de la Bande dessinée, 1998

HOGENHUIS-SELIVERSTOFF Anne, Une Alliance franco-russe. La France, la Russie et l'Europe au tournant du siècle dernier, Bruxelles, Émile Bruylant, 1997