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1884 : l’opéra « Manon » de Massenet laisse perplexe Gil-Blas

le 27/11/2024 par Gil Blas
le 27/11/2024 par Gil Blas - modifié le 27/11/2024

Lorsque le sommet de Jules Massenet est chanté pour la première fois à la « salle Favart » de l’Opéra-Comique, les critiques restent interdits. Cet opéra « populaire », « à l'usage des bourgeois paisibles et rentés », serait-il tout à fait autre chose ? Un chef-d’œuvre ?

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PREMIÈRES REPRESENTATIONS

Salle Favart. — Manon, opéra comique en cinq actes et six tableaux de MM. Meilhac et Gille, musique de M. Massenet.

***

Ce n'est pas la première fois que l'on tente d'acclimater au théâtre les Aventures de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux. Scribe, pour sa part, s'est acharné sur le roman célèbre de l'abbé Prévost, à deux reprises différentes. La première fois, en 1830, il y trouva le sujet d'un ballet, que les sylphides de l'Opéra dansèrent sur de la musique d'Halévy ; la seconde, en 1856, il en tira un opéra comique, fabriqué suivant la formule, secun dum artem, comme disent les apothicaires, à l'usage des bourgeois paisibles et rentés, qui formaient, à cette époque, la clientèle de la salle Favart.

Je ne connais pas le ballet et je m'en félicite, mais je viens de relire l'opéra comique et je ne le regrette pas, car c'est l'une des productions les plus réjouissantes que je connaisse et l'une des pièces les plus bouffonnes de Monsieur Scribe. (Banville, tendez-moi la main.)

La langue, d'abord, en est réellement extraordinaire ; on y trouve, par exemple, des strophes dans le genre de celle-ci. :

L'amour qui m'appelle,

Me promet près d'elle

Conquête nouvelle ;

Mon cœur bat d'espoir.

Rival subalterne,

Ma voix qui gouverne,

Dans une caserne

T'enferme ce soir

Que dites-vous de cette voix qui enferme les gens dans une caserne ? Est-ce assez trouvé ?

Mais je n'insiste pas sur le lyrisme de cette poésie et je me contente de caractériser la pièce par une simple observation.

Manon, la volage Manon, la fragilité même, qui se laisse éblouir par un collier de perles et compte pour rien les inconstances de la chair, Manon, la fille enfin, reste fidèle à des Grieux, et si elle songe un instant à le tromper, c'est pour l'arracher au déshonneur et lui sauver la vie !

Venus après Scribe, instruits peut-être par son exemple, MM. Meilhac et Gille n'ont pas osé conserver au roman réaliste de l'abbé Prévost sa crudité native ; ils ont eu le bon sens, toutefois, de ne pas le transformer en berquinade.

Prenant pour guide l'auteur qu'ils mettaient à contribution, ils ont suivi, pas à pas, les épisodes de son livre, en se bornant à les modifier, selon les convenances du théâtre.

Au premier acte, nous sommes dans la cour d'une hôtellerie d'Amiens, où s'agite tout le petit monde au milieu duquel va nous transporter l'action. Dès le début, les auteurs, en gens avisés, ont réuni dans leurs mains les ficelles de tous leurs personnages. Ils nous présentent, tour à tour, M. de Brétigny qui donnera le premier coup de canif dans le contrat morganatique de Manon et de des Grieux ; M. Guillot de Morfontaine, l'opulent financier, aussi ridicule qu’amoureux ; le cousin Lescaut, joueur peu scrupuleux et proxénète sans vergogne ; puis, enfin, Manon elle-même, arrivée par le coche, et des Grieux qui va tout droit vers « la maîtresse de son cœur. » A peine les deux jeunes gens ont-ils fait connaissance qu'ils sont indissolublement rivés l'un à l'autre, et se sauvent dans le carrosse même au moyen duquel M. Guillot de Morfontaine se proposait d'enlever sa belle.

Le deuxième acte nous transporte dans un petit appartement de la rue Vivienne, où nos amoureux achèvent d'écorner leur lune de miel. Déjà la misère étend ses ailes de chauve-souris sur le jeune ménage, et Manon, qui redoute le besoin, songe à tromper son chevalier bien-aimé, tout en lui gardant la fidélité de son cœur. En un instant, elle passe des bras de son amant dans ceux de Brétigny, tandis que des Grieux est enlevé par les gens de son père.

Le troisième acte nous conduit d'abord au cours la Reine, pour donner à de Brétigny le temps de se laisser souffler sa maîtresse par Guillot de Morfontaine, puis au parloir de Saint-Sulpice, où Manon vient ressaisir son chevalier, déjà tout confit en dévotion, et fermement résolu à quitter le monde, jusqu'à ce que les beaux yeux de sa maîtresse fassent évanouir ses résolutions pieuses, comme le soleil renaissant dissipe les brumes matinales.

Avec le quatrième acte, nous pénétrons dans le monde interlope des habitués de l'hôtel de Transylvanie, où des Grieux, poussé par Manon, se laisse aller à corriger les erreurs de la fortune et, sottement, se fait prendre la main dans le sac.

Enfin, au cinquième acte, nous retrouvons des Grieux et sa maîtresse sur la route du Havre, où se dénoue la pièce, car MM. Meilhac et Gille n'ont pas mené leur héroïne jusque dans les déserts de la Louisiane. C'est là, sur ce grand chemin, que, toujours fidèle, malgré les caprices de ses sens, la pauvre Manon expire, en pleurant son bonheur perdu, dans les bras de celui dont elle a fait la joie et la détresse.

Ainsi comprise, la marche de la pièce serait excellente, si elle n'était quelque peu alourdie par des incidents multiples et des épisodes inutiles que le compositeur a rendus plus languissants encore en leur donnant des développements excessifs.

Quel besoin par exemple d'agrémenter le troisième acte d'un ballet, et sous un prétexte si peu plausible, car quel est le financier grotesque qui aura jamais l'idée de faire sa cour à la dame de sa pensée, en lui donnant un divertissement chorégraphique au milieu de la rue ! Mais laissons cela et causons de la musique.

On a beaucoup bavardé par avance sur la partition nouvelle de M. Massenet, et les reporters s'en sont donné à cœur joie.

Les uns ont prétendu que le compositeur de Manon avait complètement réformé la poétique en usage à l'Opéra-Comique ; les autres, évoquant le nom de Wagner, je ne sais à quel propos, ont prêté au jeune maître des opinions qui ne sont assurément pas les siennes. A les en croire, M. Massenet admirerait Wagner comme littérateur, d'où l'on devrait conclure naturellement qu'il a une estime médiocre pour le musicien.

Un pareil propos, tenu sérieusement, ferait éclater les dieux du Walhalla d'un rire homérique. M. Massenet le sait bien et, j'en suis sûr, il n'a nul souci de se donner les ridicules, qu'on lui prête trop libéralement.

Quant à sa tentative d'opérer une réforme dans la poétique de l'opéra comique, elle est réelle, bien qu'il ne faille pas en exagérer la portée.

L'opéra comique, on le sait, repose sur une convention assez singulière. Il admet une alternance entre la prose parlée et les vers chantés, bien faite pour dérouter les oreilles un peu délicates. Cette disparate choquante de deux langages différents, M. Massenet s'est efforcé de l'atténuer, en glissant, sous le dialogue parlé, de petits morceaux d'orchestre, discrètement instrumentés, qui relient les morceaux de chant les uns aux autres.

Le moyen n'est pas maladroit, mais, il faut bien le dire, il n'est pas neuf. Le premier qui ait eu l'idée d'associer la musique instrumentale au langage parlé, pour en accentuer l'effet dramatique, c'est Jean-Jacques Rousseau. Il appliqua lui-même ses idées théoriques et en fit l'essai dans un monologue intitulé Pygmalion, qui fut représenté vers 1775, si ma mémoire est fidèle. C'était une sorte de pantomime parlée, – s'il est permis d'associer ces deux mots, – dans laquelle la musique instrumentale s'efforçait de traduire les gestes de l'acteur et les sentiments exprimés par le dialogue récité.

L'invention de Jean-Jacques eut meilleure fortune en Allemagne qu'en France. Elle fut reprise et pratiquée par des musiciens de talent, tels que Benda, et par un homme de génie, qui n'avait pas encore conquis ses titres à l'immortalité.

En passant à Mannheim pour se rendre à Paris, Mozart, car c'était lui, avait entendu les essais de Benda, et il en avait été vivement frappé. « Savez-vous mon opinion sur cette nouveauté ? écrivait-il à son père. On devrait traiter de cette manière la plupart des dialogues dans l'opéra et ne recourir au chant que lorsque la parole peut recevoir de la musique une expression plus intense et plus profonde. »

Toute la théorie de M. Massenet peut tenir dans ces deux lignes ; mais le difficile n'est pas d'échafauder des systèmes ; le grand point c'est de les faire passer, des idées théoriques, dans le domaine de la réalité. Mozart l'a tenté, sans grand succès, dans un petit opéra connu sous le nom de Zaïde. M. Massenet sera-t-il plus heureux avec sa Manon ? Il serait prématuré de le décider. Si l'on me pressait pourtant de donner mon opinion, je dirais que ce mélange de musique mélodramatique et vocale ne me paraît pas d'un effet toujours heureux. L'oreille et l'esprit sont également troublés par cette succession incessante de langages divers, et il me semble que le seul résultat auquel on arrive, c'est de substituer une convention nouvelle à une convention acceptée de vieille date. Le bénéfice ne me paraît pas appréciable.

Mais, encore une fois, l'heure n'est pas venue de juger l'expérience de M. Massenet ; il faut se borner, pour le moment, à le féliciter d'avoir osé la tenter, car elle atteste un souci sérieux de l'art et un désir louable d'en étendre les bornes.

Au surplus, je préfère me borner pour aujourd'hui à ces considérations générales et j'attendrai jusqu'à demain pour entrer au cœur de la partition.

L'étude d'une œuvre de cette Importance ne doit pas être écourtée par les exigences de l'information hâtive et l'indiscret empressement du public.