Chronique d’un chef-d’œuvre : la recension du « Rigoletto » de Verdi
Lorsque paraît Rigoletto, Giuseppe Verdi est déjà le compositeur transalpin le plus en vue ; sa « trilogie populaire », amorcée par cet opéra et poursuivie par Le Trouvère et La Traviata, le verra accéder à la gloire que l’on sait – de même qu’à la fortune.
RIGOLETTO, opéra en quatre actes, de Verdi.
— Mme de Ruda, MM. L. Graziani, Corsi.
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Qu’on me permette, en commençant, de relever une double erreur de l’affiche : « Rigoletto, y est-il écrit, opéra en quatre actes de M. Piave, musique de M. Verdi. »
Et d’abord l’opéra n’est pas de M. Piave, il est de Victor Hugo. M. Piave a eu beau le défigurer, le mutiler, emmailloter cette poésie sublime dans sa poésie banale, il a eu beau le traduire sans le comprendre, la pensée du grand homme subsiste entière, lui seul a créé Gilda, lui seul a créé Rigoletto ; certes, ils sont bien à lui, ces deux enfants de sa douleur, de sa pitié, de son génie.
En France, personne ne s’y trompe, car tous ceux qui n’ont pas assisté à l’unique représentation du Roi s’amuse, savent par cœur ces alexandrins splendides, étincelants, éblouissants comme les mille facettes d’un diamant au soleil ; mais j'ai connu des Italiens persuadés qu’un de leurs compatriotes avait pu produire une œuvre pareille ; je me suis contenté de les renvoyer à Alfieri. Certes, je ne demande pas qu’on rétablisse sur l’affiche le nom de Victor Hugo ; quand on est non plus seulement un poète, mais la poésie, on n’a pas besoin de signer ses œuvres, et si un tel homme accepte une fois par hasard dans sa vie le rôle de librettiste d’opéra, c’est que l’amitié dans un tel cœur est susceptible de dévouements inconnus aux autres mortels ; mais je voudrais voir disparaître le nom de Piave, ce nom me choque comme une profanation ; pourquoi d’ailleurs M. Piave jouirait-il d’un privilège que d’ordinaire les librettistes italiens ne partagent pas ? Qui a défiguré la Dame aux Camélias ? Qui a transformé le Barbier de Séville ? On l’ignore, et nul ne s’en inquiète.
En second lieu, la musique n’est pas de M. Verdi, elle est de Verdi ; Verdi n’est pas plus un monsieur que Rossini et Meyerbeer ne sont des messieurs. Dites : M. Ambroise Thomas, M. Albert Grisar, M. Duprato c’est fort bien ; mais, par grâce, ne continuez pas plus longtemps la plaisanterie niaise de cet avocat qui voulait admettre en pleine cour que M. Verdi donnait des espérances.
Mon observation banale en apparence vous paraîtra plus sérieuse, si vous songez à l’attitude de la plupart des feuilletonistes de la presse musicale française : forcés par l’opinion publique, et par l’enthousiasme d’adeptes dont le nombre va grossissant de jour en jour, de s'occuper de Verdi, de ses œuvres, de ses succès, ces messieurs se vengent de voir leurs prédictions trompées, en traitant l’illustre maestro comme le dernier fournisseur du Théâtre-Lyrique ; méfiez-vous de ceux qui avouent faire grand cas du talent de M. Verdi., ce sont des adversaires déguisés qui ont trempé leur plume dans l’encrier de M. Veuillot.
Nous ne parlerons pas de la partition grandiose comme le drame qu’elle accompagne; plus heureux que la Traviata, Rigoletto partage avec le Trovatore le privilège d’être à peu près accepté par tout le monde, il serait donc inutile de prêcher à des gens convertis ; il y a cependant un passage sur lequel nous nous arrêterons d’autant plus volontiers, qu’au dire d’un grand nombre d’amateurs, ce serait précisément là le seul point vulnérable de l’ouvrage, je veux parler du final du troisième acte « Si della vendetta tremenda ».
Sauf ce duo, disait quelqu’un l'autre soir, tout est sublime dans ce diable d’opéra ; eh bien ! je suis persuadé que ce quelqu’un boudait contre son ventre, pour me servir d'une expression triviale, mais énergique ; indépendamment de la mélodie qui est charmante, je ne connais rien de large et d’entraînant comme ce final, et rien qui lui soit supérieur comme vérité d’expression ; c’est bien là le bouillonnement de la colère, qui d’abord gronde sourde au fond du cœur, et qui par un crescendo habilement ménagé aboutit bientôt à l’explosion la plus violente ; on sent qu’elle a débordé le vase, mais comme le tout général du morceau est nécessairement plus bruyant que celui qui précède, cet auteur, pour faire preuve ostensiblement d’une oreille délicate, brûlait à la sortie ce qu’il avait adoré, j’en suis sûr, intérieurement ; ce final conserve encore le don de m’émouvoir au plus haut degré, et si j’en excepte le fameux quatuor du quatrième acte, c’est encore là peut-être mon morceau de prédilection.
Aux artistes, maintenant :
Mme de Ruda, la nouvelle Gilda, possède une de ces voix de soprano-aigu sans inflexion ou plutôt sans expression, traduisant purement la note, mais la traduisant littéralement, une de ces voix-instruments qui n’ont avec l’âme aucun rapport, même indirect, et qui pour cette raison trouvent rarement un emploi dans les opéras de Verdi. Isabelle dans Robert, Marguerite des Huguenots, voilà quel serait le répertoire français de Mme de Ruda, mais le rôle de Gilda lui était interdit de par toutes les lois de la prudence artistique. Quelques passages du deuxième acte ont été, à la rigueur, assez bien rendus, mais le duo du troisième a été manqué ainsi que la partie de soprano du quatuor au quatrième ; et comme, en définitive, ce qui donne l’idée la plus nette du talent de l’artiste, c’est sa comparaison avec celles qui l’ont précédée, je vous avouerai que, pour ma part, je lui préfère de beaucoup Mlle Saint-Urbain. Je ne parle pas à dessein de la Frezzolini, elle n’a pas de rivale, mais, au moins, Mlle St-Urbain cherchait à l’imiter et y réussissait dans une certaine mesure ; c’était comme le tableau d’un grand maître, copié par un bon élève, et ça pouvait servir, jusqu'à un certain point de trompe-l'œil pour les vues myopes ou indulgentes.
Nous avons parlé de L. Graziani dans notre dernier feuilleton ; naturellement, sa voix est toujours aussi sourde, mais il possède au suprême degré le talent de diminuer le son, de smorzare la voce, pour parler la langue du pays, ce qui lui a valu, au quatrième acte de chaleureux applaudissements.
Corsi est toujours le Rigoletto sublime que nous admirons depuis deux ans ; sans Corsi, Rigoletto serait tout simplement impossible… Un peu plus de lenteur dans le mouvement de l’air du troisième acte :
Miei signore, perdono e pietà
……….
Mme Nantier-Didiée a fait sa rentrée dans le rôle de Maddalena, un tout petit rôle qui a eu l’honneur d'être créé par l'Alboni, mais qui n'en est pas moins un tout petit bout de rôle ; nous attendrons pour lui présenter nos compliments de nouvelle année, qu’elle ait chanté l’Italiana in Algéri actuellement en répétition.