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1896, « Le Monde Artiste » présente un génie musical : Puccini

le 27/11/2024 par Le Monde Artiste
le 27/11/2024 par Le Monde Artiste - modifié le 27/11/2024

Tandis que l’immense compositeur italien parcourt les salles d’opéra avec sa « Bohême », Le Monde Artiste, journal des arts et des lettres de la Belle Époque, présente au lectorat français ce jeune adepte gouailleur de Verdi et du wagnérisme.

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Profils de compositeurs étrangers

Giacomo Puccini

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L'Italie est en plein réveil d'art musical et de littérature. Il y a chez elle une véritable poussée de jeunes talents, et, s'il est vrai que Verdi ne veut plus composer, l'illustre auteur d'Aïda peut s'enfermer dans l'inactivité glorieuse, il est certain désormais que le drapeau qu'il a porté si haut passera à des mains vaillantes : les recrues dont nos correspondances ont signalé depuis six ans les actions d'éclat sont dignes aujourd'hui de le porter.

L'hiver qui vient de s'écouler a été particulièrement favorable à l'éclosion d'œuvres intéressantes. Coup sur coup, au milieu du mouvement wagnérien dont le Monde Artiste a indiqué l'importance et qui de Turin a gagné Rome et Naples, l'Italie a vu s'affirmer des espérances en trois succès peu communs, la Bohême, de Giacomo Puccini, Chatterton, de Ruggiero Leoncavallo, et André Chénier, d'Umberto Giordano.

Parlons aujourd'hui de Giacomo Puccini. Notre confrère Caselli nous a donné sur lui des détails curieux, et grâce aux notes biographiques que nous avons reçues de Milan, nous sommes à même de présenter à nos lecteurs un portrait complet de ce jeune maître.

Giacomo Puccini est né à Lucca en 1858. Il a donc trente-six ans. Un de ses premier biographes, le poète Fontana, a dit que la maison de Giacomo était une grande caisse harmonique, et que l'air y était saturé de notes de musique. C'est que l'auteur de la Bohême est issu d'une vraie famille de musiciens. Son bisaïeul, Giacomo Puccini, fut un des maîtres de la République de Lucca, et il laissa un Requiem de réelle valeur. Son aïeul laissa un Kyrie et un Gloria à 8 voix. Son grand-père fit représenter à Livourne un Quintus Fabius remarquable ; et son père, contrapontiste distingué, par ses œuvres et par ses élèves, fait honneur à l'art italien. Giacomo a de qui tenir.

Par malheur, le pain quotidien ne se distribue pas aussi facilement que les leçons d'harmonie, et la pauvreté aurait été un terrible obstacle à sa carrière, si Giacomo n'avait obtenu de la Reine une pension qui lui permit de terminer ses études. C'est alors qu'il écrivit un Caprice symphonique qui attira sur son nom l'attention de la critique et du public. Puccini obtint alors de M. Fontana son premier poème d'opéra, Le Villi, qu'il présenta sans succès au concours Sonzogno, mais qui, grâce à l'aide d'amis zélés comme Boïto, Marco Sala, Litta et Trèves, fut représenté en 1884.

Giacomo Puccini avait vingt-six ans.

Le Villi popularisèrent vite son nom. Partout où on les représenta le succès couronna l'effort, si bien que la maison Ricordi lui commanda un autre ouvrage, Edgar, qui fut donné à la Scala en 1889 et qui confirma toutes les espérances conçues autour de lui. Manon Lescaut fut sa troisième partition. L'héroïne de l'abbé Prévost avait frappé son imagination, et il s'attacha à en retracer la vie et les passions d'une toute autre façon que Massenet, le maître français. Manon Lescaut fut jouée pour la première à Turin, le 1er février 1893, et dès lors, Puccini fut classé parmi les artistes dont l'Italie est en droit d'attendre beaucoup.

Qui a lu une seule fois la Vie de Bohème de Mürger, et qui a passé une heure dans l'intimité de Puccini, – nous dit M. Caselli – s'explique facilement que l'idée d'avoir mis cette œuvre en musique, est une conséquence logique, personnelle, nécessaire des habitudes et du tempérament de Puccini. Mürger a retracé les scènes de la Bohème, parce qu'il les avait vécues dans le cours de sa trop brève existence. Puccini les a musiquées, parce que les éléments de la vraie Bohème sont dans son cerveau et dans ses entrailles.

Les premiers rêves et les premiers découragements dans les mansardes de Milan où il souffrit, pauvre étudiant ; la première passion en légers jupons de danseuse ; le mandat-poste du premier du mois qui s'évanouit dans la première semaine ; le compte courant au Mont sans Pitié, sont autant d'épisodes qui formeraient une suite aux scènes de Mürger, et auxquels siérait la définition de je ne sais quel auteur famélique : « La Bohème est le noviciat de la vie artistique, c'est la préface de l'Académie, de l'Hôtel-Dieu et de la Mort. »

Maintenant Puccini a un peu modifié les habitudes d'antan, et on le reconnaîtrait difficilement dans l'habitant calme et patriarcal de la petite maison de Torre del Lago, où il reçoit ses amis à la bonne franquette, sans ombre de pose. Franc, loyal de caractère, Puccini est, paraît-il, la meilleure pâte d'homme et d'artiste qu'on puisse désirer. Ennemi de la banalité, il travaille à l'heure où les autres dorment. Bon comme un enfant, ignorant les petites ruses du métier, ignorant surtout les jalousies, ami sincère, la fortune n'a rien changé de son humeur simple et joyeuse.

Ses plaisirs les plus vifs, il les trouve à la chasse. Dites-lui qu'il est un âne en fait de musique, il rira. Dites-lui qu'il ne réussit pas un coup de fusil sur trois, et vous verrez son indignation. Et c'est un fait que, dans le pays, il s'est acquis un renom extraordinaire de chasseur. Il part à l'aube, et ne rentre au gîte que chargé de ses victimes ; il connaît les bons endroits, les affûts favorables, le cri, le sifflet ou le chant de tous les animaux ; et sur sa barque, il respire librement, et les dernières heures du crépuscule le surprennent souvent dans leurs mystérieuses vapeurs de pourpre, oubliant les associations harmoniques, attendant debout, les yeux dilatés, le passage de la « pièce » qui fait toute son envie.

Quand Puccini eut terminé la Bohème, il envoya à quelques amis cette dépêche laconique : « Fini. Venez. Diner splendide. signé : Lucullus. »

Les amis d'accourir. Ils trouvèrent en effet Lucullus au seuil de la maison, mais un Lucullus vêtu d'une toge extraordinaire, la toge cœnatoria avec manches de lustrine, et, sur la tête, une superbe couronne triclinaire. C'était Puccini, qui, le bras majestueusement tendu, priait ses hôtes de pénétrer dans la salle du festin.

Quel festin ! Une salade, et un unique « germano » pour dix personnes affamées. La servante avait oublié le pain frais, et les boutiques du village, trop éloignées, étaient déjà closes. On se rejeta sur le poisson, les légumes et les fruits, et, finalement, Puccini se mit au piano. Alors, sa musique conduisit ses hôtes au Quartier Latin, où ils rencontrèrent Rodolphe, Colline, Marcel, Schaunard, Mimi et Musette ; et tous ces personnages, par la suggestion harmonique, prirent corps, couleur et vie. Et quand Mimi rendit le dernier soupir, tous les yeux étaient remplis de larmes.

--BLONDEL