Moyen Âge de fantaisie et futur fantasmé : Robida, maître de l’imaginaire
Dessinateur, graveur et caricaturiste majeur de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, le prolifique Albert Robida abreuva la presse de son temps de son talent protéiforme. Véritable précurseur, il passa à la postérité grâce à ses visions futuristes d’une société entièrement modifiée par la science.
« Écarquille tes yeux à la beauté des choses », telle était la devise d’Albert Robida (1848-1926), géant de l’illustration du XIXe et du début du XXe siècle. Plus de 60 000 dessins et gravures et quelque 200 livres illustrés : son extraordinaire production dépasse en volume celle pourtant monumentale de son aîné Gustave Doré (qui vécut il est vrai moins longtemps).
C’est dans la presse que ce natif de Compiègne trouva à déployer son style rapide et expressif, à l’aise à la fois dans la peinture amusée des mœurs contemporaines, dans la reconstitution historique et pittoresque, et dans le dessin d’anticipation - domaine où ses incroyables prémonitions lui valurent de passer à la postérité.
De 1866 à 1890, Robida apposa sa signature dans tous les journaux satiriques de la capitale, à commencer par Le Journal amusant qui fut le premier à le publier. Un exemple parmi des milliers : en janvier 1869, le jeune artiste de 21 ans en illustre entièrement un numéro consacré aux « Plaisirs de l’hiver ».
Également écrivain, il trouve le temps de publier de multiples romans. En 1879, Les Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul, une parodie des œuvres de Jules Verne [à lire sur Gallica], est illustrée par ses soins.
En 1880, alors que sa réputation est solidement établie, il crée avec l’aide de l’éditeur George Decaux sa propre revue, La Caricature, dont il devient le rédacteur en chef. Pendant douze ans, au sein de cet hebdomadaire de 8 pages qui accueillera aussi Caran d’Ache, Maurice Radiguet ou Job, Robida repousse toutes ses limites et se livre numéro après numéro à une véritable surenchère graphique.
En août 1882 par exemple, il crée une reconstitution facétieuse d’une « promenade en Égypte », raillant au passage la mode des voyages exotiques et se moquant de la récente conquête du pays par l’Empire britannique.
En mars 1883, il s’inspire du roman Au bonheur des dames de Zola, qui prend place dans un grand magasin, pour réaliser sa propre vision du lieu (qu’il qualifie de « gigantesque haut-fourneau de la coquetterie féminine »).
En mars 1886, Robida livre une spectaculaire satire du pessimisme ambiant. Ses ingrédients : l’ « élixir naturaliste », le « roman psyc-chloral-logique », les « sangsues politiques »...
En avril 1889, pour les cent ans de la Révolution française, La Caricature publie un numéro fastueux entièrement dessiné par Robida, qui s’en donne à cœur joie dans la recréation des silhouettes de la fin du XVIIIe siècle.
Obsédé par la transformation de la société par la science, Albert Robida consacre parallèlement plusieurs ouvrages illustrés à la question. Dans Le Vingtième siècle, paru en 1882 [à lire sur Gallica], puis dans La Vie électrique, en 1892 [à lire sur Gallica], il imagine un futur peuplé de machines à moteurs, de véhicules aériens et sous-marins et de moyens de télécommunication ultra-rapides.
Les visions de Robida, prophétiques, frappent les contemporains par leur imagination. Dans Gil Blas, en décembre 1882, un critique note :
« Que sera Paris dans cent ans ? M. Robida, dans un livre fantaisiste et d'une gaieté très crâne, sa charge. de nous l'apprendre [...].
D'abord la conquête de l'air aura été faite, on aura aboli les distances, on ne voyagera plus que par aerocabs, par ballons ou par tubes pneumatiques, et l'on montrera, au musée de Cluny, comme une curiosité, la dernière des locomotives.
Pour aller au spectacle, on n'aura plus besoin de se déranger : le Téléphonoscope (pourvu qu'on soit abonné à la Compagnie) vous apportera chez vous les pièces en vogue. Quant aux femmes, non seulement elles voteront, mais elles seront académiciennes ! »
Dans le même registre, la Une de La Caricature du 19 juin 1886 restera comme l’une de ses images les plus connues.
Attiré mais aussi effrayé par la modernité, Robida nourrissait simultanément une passion pour le Moyen Âge. Ayant visité à travers l'Europe d’innombrables châteaux, cités médiévales et ruines historiques, il illustra les œuvres de François Villon, de Rabelais ou encore les Contes drolatiques de Balzac, dans des gravures flirtant avec la fantasy la plus débridée.
A noter aussi, sa série de livres intitulés La Vieille France, formidables recueils d’illustrations consacrées aux vestiges anciens des régions françaises (par exemple la Bretagne, à lire sur Gallica).
En 1900, lors de l’Exposition universelle de Paris, il est chargé de reconstruire sur les bords de la Seine un « Vieux Paris » couvrant une période allant du Moyen Âge au XVIIIe siècle. S’étalant sur 260 mètres, l’attraction connaît un énorme succès [études et dessins originaux à lire sur Gallica]. A cette occasion, le journaliste du Temps Adolphe Brisson rencontre Robida et dresse de lui un long portrait louangeur.
« Il se mesure, après Gustave Doré, avec Rabelais, il illustre Gargantua et Pantagruel. Et sans doute il n’a pas l’abondance grasse et étoffée de son prédécesseur ; il est plus sec et plus anguleux, mais il possède, comme lui, la puissance évocatrice [...].
Robida est doué d’un talent si personnel qu’il n’a pas besoin pour signer ses œuvres d’y apposer sa griffe. Du premier coup d’œil on les reconnaît. Ses cavaliers ont une certaine façon de se friser la moustache ; ses dames vous lancent des œillades si veloutées et impriment à leur taille une cambrure si provocante, qu’il n’en faut pas davantage.
Vous vous écriez : « Ceci est du Robida! » Et comme Robida n’a pas d’imitateurs, vous êtes sûr de ne vous point abuser. »
Exubérant dans son œuvre mais père de famille digne et sage dans le privé, Robida reviendra vers la fin de sa vie sur son rapport à la modernité. Interrogé en 1919 par Les Annales politiques et littéraires, l’artiste de 71 ans explique :
« Voyez-vous, je n'envie pas ceux qui vivront en 1965. Ils seront pris dans les engrenages de la société, mécanisés au point que je me demande où ils trouveront le temps et le moyen de savourer les joies qui nous étaient offertes autrefois : celle de flâner dans les rues, au bord de l'eau ou dans les bois, celle du silence, du calme et de la solitude.
Ils ne les auront pas connues, ces joies, et ils ne sauront pas les regretter ; mais pour moi, qui sais, je les plains. »
Robida s’éteint en 1926, laissant une des œuvres graphiques les plus prolifiques de son temps.
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Pour en savoir plus :
Claire Barel-Moisan et Matthieu Letourneux (dir.), Albert Robida : De la satire à l'anticipation, Paris, Impressions Nouvelles, 2022
Philippe Brun, Albert Robida, 1848-1926 : sa vie, son œuvre : suivi d'une bibliographie complète de ses écrits et dessins, Éditions Promodis, 1984