Interview

Le sabotage : aux souces d'une pratique contestataire

le 18/12/2024 par Dominique Pinsolle, Marina Bellot
le 17/12/2024 par Dominique Pinsolle, Marina Bellot - modifié le 18/12/2024

Alors que l’urgence climatique a remis au goût du jour l’activisme radical, dont le recours au sabotage, l’historien Dominique Pinsolle revient sur les origines de cette pratique qui a connu son âge d’or à la Belle Époque.

RetroNews : De quand date le premier mouvement de dégradations de matériel dans le monde du travail ? 

Dominique Pinsolle : Il faut remonter aux années 1810, en Angleterre, époque où des ouvriers s’étaient donné comme meneur le général Ludd pour protester contre leurs conditions de travail en s'attaquant aux machines. Ce mouvement a également cours en France pendant toute la première moitié du XIXe siècle, dans l’objectif à la fois d’instaurer un rapport de force avec le patronat mais aussi de refuser le bouleversement des conditions de travail lié à l’utilisation des machines. 

Le saboteur de la Belle Époque vise en revanche le patron - et plus l’instrument de production. Est-ce à dire qu'au tournant du siècle la mécanisation n’est plus remise en cause ? 

Il ne s'agit en effet plus de détruire un instrument de production ou de remettre en cause la mécanisation, mais d'attaquer le patron au portefeuille en dégradant le travail, voire les outils de travail. La machine en tant que telle ne pose pas de problème particulier aux yeux du militant saboteur de la Belle Époque : mieux vaut, même, la préserver, pour en prendre le contrôle et continuer à produire une fois que la révolution aura eu lieu. C’est pourquoi les syndicalistes révolutionnaires préconisent des dégradations temporaires, et non plus des destructions, avec l’objectif d’extraire les machines du contrôle patronal.

Parmi les autres modes d’action imaginés, le sabotage est vu comme le plus efficace dans la mesure où il permet de lutter sans arrêter de travailler, c’est-à-dire sans perte de revenu et sans s'exposer aux mesures de rétorsion patronales.

Quand le sabotage devient-il une stratégie assumée et même revendiquée par le mouvement ouvrier ?

Le sabotage est une tactique dénommée comme telle au milieu des années 1890 par l’anarchiste Émile Pouget, qui reprend un terme argotique désignant le fait de bâcler son travail. Avec d’autres anarchistes convertis au syndicalisme, il parvient à faire adopter ce moyen d’action par le IIIe congrès de la CGT, à Toulouse, en septembre 1897. Ainsi naît le « sabotage » (originellement avec deux « t ») comme tactique assumée du mouvement ouvrier. 

L’Industrial Workers of the World (IWW) aux États-Unis adopte également le sabotage à partir de 1910/1911. Plus largement, dans toutes les organisations syndicalistes révolutionnaires, le sabotage est intégré à la doctrine révolutionnaire au tournant des années 1910. Avec deux objectifs : le premier, réformiste de court terme, vise à obtenir des améliorations des conditions de travail. Le deuxième, révolutionnaire et de long terme, est un moyen d’action intégré à la théorie de la grève générale. Le postulat est qu’il est possible d’abattre l’État capitaliste par une grève qui nécessitera le jour J de le priver de ses capacités à gouverner, notamment en le privant de ses moyens de télécommunication.

Quels avantages offre ce mode d’action radical ?

Ce mode d’action est théorisé à une époque où les militants ont l’impression que les grèves partielles, limitées à une entreprise, sont très peu efficaces. Parmi les autres modes d’action imaginés, le sabotage est vu comme le plus efficace dans la mesure où il permet de lutter sans arrêter de travailler, c’est-à-dire sans perte de revenu et sans s'exposer aux mesures de rétorsion patronales. Il peut en outre être mis en pratique secrètement, individuellement, anonymement. 

De fait, très peu d’auteurs se sont fait arrêter et condamner. Entre 1909 et 1911, les milliers d’actes de sabotages de lignes télégraphiques donnent lieu à très peu de condamnations. Même chose aux États-Unis lors des vagues de sabotages dans l’ouest agricole américain. La répression s’est exercée sur les organisations, notamment sur la CGT et l’IWW, mais très peu sur les individus.

Dans quelle mesure les grèves de 1909/1910 marquent-elles l'apogée de cette pratique en France ? 

En mars et mai 1909, la grève des agents de l’administration des Postes s'accompagne du sabotage de centaines de lignes télégraphiques ; celle des cheminots en octobre 1910 donne lieu à encore plus d’actes de sabotage : 1 411 sont répertoriés entre le 8 et le 21 octobre. Les coupures de lignes télégraphiques se poursuivent jusqu’en juin 1911. Au total, 4 000 actes sont recensés. 

Un autre type de sabotage est par ailleurs pratiqué : le ralentissement et la perturbation du travail par les cheminots. Pendant des semaines, ils font exprès de désorganiser le trafic de marchandises, de ne pas comprendre les consignes, ou de les respecter de manière excessive. C’est ce que l’on commence à appeler “grève perlée”. Et cela s’est avéré très efficace : en 1911, ils ont pu obtenir l'augmentation de salaire qu’il n’avait pas obtenue par la grève.

Comment alors expliquer l’abandon progressif du sabotage, en dépit de son efficacité ?

Dès 1908, la CGT est victime d’une très forte répression étatique avec de nombreuses arrestations, dont celle d’Émile Pouget. Elle est également victime de dissensions internes très fortes. Son secrétaire général à partir de 1909, Léon Jouhaux, se détache de cette doctrine, préférant dénoncer le « sabotage capitaliste », en arguant que ce sont les patrons qui obligent les travailleurs à mal travailler, notamment sur les chantiers, en ne satisfaisant pas aux exigences de qualité des matériaux employés par exemple, ou dans l’alimentation en les obligeant à commettre des fraudes alimentaires. Ce sont les minorités les plus radicales qui récupèrent les sabotages.

C’est différent aux États-Unis, où l’IWW prône le sabotage jusqu'à et même pendant la guerre, en s’inspirant directement des écrits de Pouget et des méthodes des cheminots français. De puissantes grèves ont lieu dans les secteurs vitaux, notamment les mines et les forêts, ce qui pose un très gros problème au gouvernement fédéral. En 1917, 20 000 bûcherons font grève pour demander une augmentation de salaire ainsi que la journée de 8 heures. Pendant des semaines, ils sabotent la production en coupant les arbres abattus en deçà de la longueur standard ou en plantant des clous dans les troncs pour casser les scies, par exemple. Moyennant quoi, en pratiquant ce sabotage collectif, ils obtiennent ce qu’ils réclamaient.

Peut-on faire un parallèle entre les pratiques actuelles de certains mouvements activistes et le sabotage tel qu'il existait à la Belle Époque ? 

On assiste sans conteste à un renouveau du sabotage, plutôt du côté de l’activisme écologique, avec notamment la publication en 2020 de Comment saboter un pipeline d'Andreas Malm. Les bases théoriques du sabotage restent celles qui sont développées en son temps par Émile Pouget. Et ce sabotage pose les mêmes problèmes que le sabotage ouvrier des années 1900-1910 : il est confronté à un phénomène de stigmatisation, notamment dans la presse, et à un mouvement de répression, qui a commencé à toucher un certain nombre d’organisations, notamment les Soulèvements de la Terre.

Dans le monde du travail, il est trop risqué de s’en revendiquer, mais des pratiques similaires continuent d’exister, notamment la grève perlée ou la grève du zèle, ou certaines attitudes informelles qui peuvent aussi s’apparenter à des formes de sabotage, notamment le phénomène de démission silencieuse. Consubstantiel au travail, le sabotage est, d’une certaine manière, intemporel.

Historien à l’université de Bordeaux­-Montaigne, Dominique Pinsolle travaille sur les médias et le mouvement ouvrier. Il a notamment publié À bas la presse bourgeois. Deux siècles de critique anticapitaliste des médias, de 1836 à nos jours (Agone, 2023). Son ouvrage Quand les travailleurs sabotaient est paru chez Agone en 2024.