Six décennies d'insolence : une histoire de Charlie Hebdo
Dix ans après l'horreur du 7-janvier, nous revenons avec Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, sur l'histoire du plus important journal satirique français contemporain. Retour sur plus de soixante années de journalisme engagé, d'humour grinçant, et de prises de risque authentiques.
RetroNews : A partir de quand avez-vous commencé à lire Charlie Hebdo, et comment l’avez-vous découvert ?
Gérard Biard : En tant que lecteur, dans les années 1970, quand j’étais lycéen et puis étudiant. C’était le journal des étudiants de gauche et des lycées aussi. J’avais 14-15 ans. C’était déjà un titre important. Je l’ai connu vraiment en tant que Charlie Hebdo et pas en tant qu’Hara Kiri Hebdo - puisque ça a commencé en s’appelant Hara Kiri Hebdo dans les années 60 avec Cavanna et Choron. Assez vite il y a eu Wolinski, Gébé, il y avait tout un tas de dessinateurs et d’écrivains. Je ne sais pas si eux se considéraient comme des journalistes... C’était un peu particulier, parce que dès le départ en tant que lecteur, ce qui me sautait aux yeux c’est que c’était un journal dans lequel on lisait ce qu’on ne lisait pas ailleurs.
On l’avait chez son marchand de journaux ?
On l’avait chez son marchand de journaux. Et ce que voulaient Cavanna et Choron à l’origine, c’est-à-dire faire un journal dans lequel on pouvait lire ce qu’on ne pouvait pas lire ailleurs. Ce qui était encore plus vrai évidemment dans les années 1960. Donc j’ai connu Charlie Hebdo, c’était déjà, je ne dirais pas une « institution », ils l’auraient mal pris, mais c’était déjà un journal installé, important. Je n’associais pas Choron à Charlie Hebdo en revanche, je l’associais à Hara Kiri, aux grosses déconnes bien chargées. Avec plus de BD. Parce que dans Charlie Hebdo il n’y avait pas de BD ; c’était un journal.
Il s’agissait déjà de commenter l’actu ?
Il s’agissait de commenter l’actu, il y avait des reportages, déjà, il y avait des choses qui ne se faisaient pas beaucoup dans les autres journaux. Des reportages par des dessinateurs, de mémoire avant j’en avais vu que dans Pilote. Et d’ailleurs il y avait beaucoup de gens qui travaillaient à la fois pour Charlie et pour Pilote. Cabu, Wolinski, etc.
C’était un journal qu’on identifiait comme politisé mais pas militant.
A partir de quand avez-vous commencé à identifier les plumes et les dessinateurs de Charlie ?
Ça s’identifiait très facilement, parce que dans Charlie Hebdo à l’époque, chacun avait sa page et se démerdait avec. Ayant connu Cavanna après, je pense qu’il exerçait pleinement son rôle de rédacteur en chef. Mais il n’y avait pas une maquette comme Charlie peut avoir aujourd’hui avec des espaces pré-déterminés, beaucoup plus structuré. Dans le Charlie d’alors, chacun avait son espace et se démerdait avec.
Vous diriez que ce n’était pas super pro ?
Si, ça faisait pro. Parce qu’à l’époque il y avait aussi beaucoup de fanzines et on voyait bien la différence. Ça ne faisait pas du tout journal d’amateur. Et les gens qui étaient dedans, qui écrivaient et dessinaient dedans c’était quand même des stars.
En tant qu’ado, ce ton irrévérencieux qu’on ne trouvait nulle part ailleurs, en quoi ça vous touchait ?
Eh bien, ça parlait de nos préoccupations d’ado plus ou moins politisés.
Vous étiez déjà politisé ?
Je savais que j’étais de gauche parce que mon père était de gauche, parce que j’avais des référents aussi. Après, je n’ai jamais milité nulle part. Mais au lycée, et après à la fac, il y avait des débats politiques, évidemment. Donc j’étais politisé. Et c’était un journal qu’on identifiait comme politisé mais pas militant. Et ça correspondait vraiment.
C’était pas L’Huma
Non c’était vraiment pas L’Huma, c’est clair. C’était un journal qui tapait sur tout le monde, pour aller vite. Ce qui n’est d’ailleurs pas tout à fait exact... Mais quand même. Ça avait des cibles clairement identifiées : l’église catholique, l’armée. Du souvenir que j’en ai, beaucoup de jeunes lycéens venaient à la lecture par un journal comme Charlie Hebdo. D’abord parce que c’était plus simple : il y avait des dessins et puis il y avait vraiment un ton, ça parlait de l’actualité comme aucun autre journal n’en parlait, ni aucun autre média… Parce qu'évidemment à la télé il y avait deux chaînes, même pas encore trois ; et c’était l’ORTF donc ça rigolait pas.
Vous vous souvenez de Unes marquantes de cette époque ?
La Une marquante, d’abord parce que l’événement était marquant, c’est quand ça a cessé de paraître en 81, donc j’étais déjà plus vieux. Ça avait repris le titre de l’Hebdo Hara Kiri d’ailleurs et c’était « L’hebdo Hara-Kiri s'arrête ! Son équipe vous dit : allez vous faire enculer ! ». C’est une Une qui est restée.
On savait qu’on achetait ce journal en sachant qu’on allait vraiment rigoler. Et pas rigoler parce qu’il y avait des blagues dedans, c’était pas du tout ça. Quand on était jeune adolescent, de gauche, on avait à peu près les mêmes têtes de Turc que Charlie Hebdo. Il y avait un côté, je ne dirais pas familial parce que la famille c’était pas bien vu, mais on se sentait très proche de ce journal.
Il y avait beaucoup de dessinateurs à l’époque, en plus de Reiser et Cabu ? C’était un staff de combien à peu près ?
Il devait être une vingtaine, il y avait Reiser, Cabu, Wolinski, il y avait Gébé évidemment. C’est ceux-là dont je me souviens, qui sont d’ailleurs restés, qui faisaient les Unes.
Il y avait beaucoup de dessins, et aussi pas mal de texte. Il y avait beaucoup plus de dessins, parce qu’il y avait plus de dessinateurs que de rédacteurs et surtout que les dessinateurs produisaient comme des fous. Cabu ne s’arrêtait jamais, je me demande s’il ne dessinait pas en dormant… Donc c’est des gens pour qui dessiner c’était une respiration, pas dans le sens où ça permet de souffler mais la respiration dont on a besoin pour vivre. Je ne les identifiais pas comme des dessinateurs de BD, c’était autre chose. J’avais déjà la sensation que c’était autre chose. J’ai toujours été un grand lecteur de BD, je lisais Pilote, je lisais Spirou et c’était vraiment autre chose.
Charlie, c’est un regard sur une société à un moment donné, et quand cette société change, le regard reste le même mais les thématiques ou les angles d’approche changent aussi.
C’était de la caricature de presse.
C’était de la caricature de presse mais ils faisaient aussi des reportages, comme Cabu. Cette bande-là a amené quelque chose qui est devenue de la BD par la suite. Et même si elle n’a jamais fait partie de Charlie Hebdo, je pense qu’il faut y inclure Bretécher.
Elle était amie avec les mecs de Charlie ?
Ils se connaissaient. Elle était à Pilote aussi. C’était des gens qui avaient tous travaillé ensemble. Quand Gotlib, Brétécher et Mandryka ont sorti, en 1977 je crois, le premier numéro de L’Echo des savanes, qu’ils ont fait à trois et qui n’était composé que de bande dessinée, d’un seul coup on avait l’impression de voir Charlie en bande dessinée.
De votre côté, comment êtes-vous devenu journaliste ?
Comme j’étais cinéphile très tôt j’ai fait des fanzines de cinéma fantastique, je devais avoir 15 ou 16 ans. Donc j’ai toujours écrit « dans des journaux » même si ce n’était que des fanzines. Après, c’est toute une série de rencontres. Je suis arrivé à Charlie Hebdo parce que j’étais ami avec Philippe Val, qui était rédac chef à La Grosse Bertha. J’étais déjà un petit peu à La Grosse Bertha mais d’une manière plus distante parce qu’il y avait des gens avec lesquels je ne m’entendais pas. Mais il se trouve que j’étais avec eux au bistrot quand on s’est tous retrouvés après le clash à La Grosse Bertha et qu’on a dit : « On continue, on fait quoi, on fait un journal ? ». On a cherché pendant un moment le titre, on a dit beaucoup de conneries autour du titre. Et un jour, je crois que c’est Wolinski qui a dit « Pourquoi on prendrait pas Charlie Hebdo, c’est disponible ». Là on est en 1992.
Et il y a donc eu cette deuxième mouture de Charlie Hebdo avec 60 % des effectifs de La Grosse Bertha, et les meilleurs. Il y avait les anciens de Charlie et tous les petits jeunes, les petits nouveaux comme Luz, Charb, Riss, Tignous, et l’oncle Bernard, l’économiste Bernard Maris. Tous ces gens-là étaient déjà à La Grosse Bertha.
Lorsque ça reprend en 1992, quelle est la nouvelle ligne éditoriale ? Quelle est la différence majeure avec les années 1970 ?
La différence d’abord, c’est que Hara Kiri Hebdo arrête de paraître en 1981 et repart en 92, entre-temps la gauche a été au pouvoir, la société n’est plus du tout la même. D’ailleur, quand la plupart des anciens lecteurs de Charlie ont racheté Charlie Hebdo, il y en a beaucoup qui disaient « Ouais mais c’est plus ce que c’était, c’est plus le Charlie d’avant ». Mais évidemment, ça ne pouvait pas !
C’est ça qui est particulier avec ce journal, qui est un journal d’observation de la société, d’analyse politique, de satire évidemment, de caricature. Mais c’est un regard sur une société à un moment donné, et quand cette société change, le regard reste le même mais les thématiques ou les angles d’approche changent aussi. Ce qui est logique. Entre-temps il y avait eu les Guignols de l’Info, qui avaient foutu une claque monstrueuse à la caricature politique. Donc on n’allait pas refaire la même chose. Il était inconcevable, suicidaire même de vouloir refaire le Charlie des années 1970.
Comment rester pertinent, deux décennies plus tard…
On a gardé les fondamentaux de Charlie Hebdo. Le journal s’est recréé en partie avec des gens qui étaient déjà dans Charlie et des jeunes mais qui étaient tous des lecteurs. Philippe Val, c’était un lecteur de Charlie Hebdo. Bernard Maris c’est pareil. Tous savaient quel type de journal ils allaient faire et quel était le socle éditorial. Pour Cavanna, Charlie Hebdo c’était le journal de la raison contre tous les dogmes, religieux ou politiques. C’était ça, son truc. Avec, dès le départ, des thématiques qui ont toujours été présentes et qui le sont toujours aujourd’hui. L’écologie bien sûr, les droits des femmes, la lutte contre l’extrême droite, les fachos, et la lutte contre les religions évidemment.
Pendant plusieurs années, la principale association qui nous faisait des procès c’était La Griffe, une asso d’extrême droite religieuse fondée par Bernard Anthony, un ancien du FN. C’était ça Charlie, l’anti-religion, le dessin coup de poing dans la gueule comme disait Cabu.
Concernant les droits des femmes, je me souviens d’une couverture mythique de Charlie Hebdo sur le Manifeste des 343, qu’on retient aujourd’hui comme le Manifeste des 343 salopes parce qu’il y a eu la couverture de Charlie Hebdo, par Cabu. Ce manifeste, lorsqu’il est sorti dans L’Obs en 1974, s’appelait donc Le manifeste des 343 et était signé par 343 femmes, des personnalités, qui déclaraient avoir avorté. La semaine suivante, Cabu fait la Une avec Michel Debré, dont les positions sur l’anti-avortement étaient notoires et le titre c’est « Qui a avorté les 343 salopes ? », ce à quoi Debré répond : « Non c’est pas moi ». Donc c’est resté comme le Manifeste des 343 salopes parce que les femmes sont emparées de ça aussi, et c’est dire, déjà dans les années 1970, l’impact de Charlie Hebdo.
Quelles sont vos autres têtes de Turc ?
Il y a aussi la lutte contre la souffrance animale. Charlie Hebdo a toujours été contre la corrida, et anti-chasse.
La lutte contre les religions, c’est par la force des choses, pas parce qu’on a décidé que ça sera comme ça mais tout simplement parce qu’aujourd’hui l’islamisme est dans l’actualité donc voilà, si on lutte contre les religions et contre l’ingérence des religions dans le politique, aujourd’hui on lutte d’abord contre l’islamisme.
Contre le catholicisme radical aussi, mais si sa portée est bien moindre depuis 50 ans…
On le traite toujours, on y est toujours attentif. Il s’est laissé bouffer des parts de marché. Et surtout, ce qui est important pour Charlie c’est que l’islamisme est devenu un porte-étendard pour une partie de la gauche. Pour un journal qui est historiquement et philosophiquement de gauche, c’est ennuyeux. Donc il y a cet aspect-là aussi. Tout ça, on l’a gardé. Et après il y a eu plein de choses, notamment beaucoup de débats à l’intérieur de la gauche qu’on a retrouvés à l’intérieur de la rédaction de Charlie Hebdo.
Comme quoi, typiquement ?
Il y a deux grands débats qui ont agité la société, en tout cas la gauche, et donc la rédaction de Charlie. C’est d’abord l’intervention de l’OTAN au Kosovo : il y avait la position « Charlie est un journal antimilitariste quoi qu’il arrive » et la deuxième position c’était « Ouais mais il y a un génocide en cours donc comment on fait » ? Et ce qui était assez amusant c’est que le plus antimilitariste de tous les dessinateurs de Charlie, Cabu, était pour l’intervention de l’OTAN. Que faire face à quelqu’un qui veut clairement, et c’était dans son agenda politique, éradiquer un peuple ?
Est-ce qu’à ce moment-là, au début des années 2000, il y avait déjà eu des scandales liés à l’islam ? Que les gens ont pris comme des positions sur l’islam alors qu’en réalité il s’agissait bien sûr de positions sur l’islamisme.
C’est des positions sur l’islamisme et des positions sur le poids politique des religions. Donc oui bien sûr, parce que dans cette partie de la gauche, ça se manifestait depuis 1979 et la Révolution islamique des mollahs iraniens contre le grand Satan américain - il y avait déjà eu cette espèce de repositionnement. Et peu à peu les musulmans ont remplacé le prolétariat, les nouveaux damnés de la Terre. Ça a été de paire aussi avec un repositionnement idéologique, en tout cas de « cibles électorales » de ce qu’on appelle la gauche de gouvernement, qui elle aussi a abandonné les classes populaires pour se repositionner sur des populations plus cultivées, plus urbaines.
Ces deux gauches ont fait des choix de respoistionnement stratégique qui ont notamment amené à ça. Quand il y a eu l’affaire du voile à Creil en 1989, nous on a commencé à dire qu’une religion n’avait rien à faire à l’école, quelle qu’elle soit. « Ah oui mais c’est islamophobe », on nous a rétorqué. Très vite ce discours a existé. Et pas qu’à gauche d’ailleurs. Quelqu’un comme Chirac suivait particulièrement ces positions-là. Faut pas oublier que Chirac a eu les pires mots sur Salman Rushdie au moment de la fatwa de 1989. Il a parlé de lui en disant, « ce petit monsieur qui provoque »…
Et quand les premières caricatures sont parues, ça a fait un tollé énorme.
L’affaire des caricatures, c’est une gigantesque manipulation. Je vais refaire un peu rapidement la chronologie. En 2006, le quotidien danois le Jyllands-Posten décide de lancer un concours de caricatures sur Mahomet. Il le fait parce qu’un éditeur danois qui publiait un livre sur l’histoire de Mahomet n’arrivait pas à trouver l’illustrateur parce que personne ne voulait dessiner Mahomet parce que personne n’avait envie de finir comme Theo van Gogh, assassiné à coups de couteau et achevé à par balles par un taré.
Le Jyllands-Posten organise donc ce concours pour voir s’il y a encore des dessinateurs qui veulent bien dessiner Mahomet, ils sélectionnent douze dessins et publient ces douze dessins. Ça glousse un peu mais pas plus que ça. Sauf que trois mois après, quatre imams danois décident de partir en tournée - dans les pays du Golfe, notamment - avec ces caricatures sous le bras, auxquelles ils ajoutent trois autres dessins : un tiré d’un film à la con d’extrême droite, un autre tiré d’un site d’extrême droite américain et le troisième qui est une photo où l’on voit un barbu avec un masque en forme de groin de cochon, qui est une photo qui avait été prise dans le sud ouest de la France pour un concours de cri de cochon. Donc Mahomet n’a rien à voir là-dedans…
Et ils se sont emparés de ces dessins-là, ils sont allés dans les pays musulmans en disant « Regardez comment les Occidentaux voient notre prophète, comment ils nous insultent ». Alors évidemment leur manipulation a très bien marché, parce qu’il fallait que ça marche. Donc manifestations devant les ambassades, il y a eu des morts d’ailleurs, des attaques contre l’ambassade du Danemark. L’affaire des caricatures démarre.
En France, on croit que c’est Charlie Hebdo le premier journal qui a publié les caricatures, mais ce n'est pas Charlie Hebdo, c’est France Soir. C’est France Soir qui les a publiées, parce que c’est une affaire, et le journal traite cette affaire donc il publie ces caricatures et le directeur de la rédaction de France Soir se retrouvé licencié par le propriétaire du journal, qui se trouve être un homme d’affaires égyptien. Là ça devient un problème, vraiment.
Je me rappelle très bien, le mercredi matin, Cabu et Philippe arrivent à la rédaction en disant qu’il faut faire quelque chose. Là c’est pas possible, il y a le fait que des ambassades brûlent à cause de dessins jugés blasphématoires et puis il y a quelque chose qui regarde précisément la liberté de la presse en France, donc on décide de faire ce numéro sur les caricatures, de publier les caricatures, et de publier les nôtres. Et c’est le journal avec cette fameuse Une, le n° 712. Et Philippe avait demandé à beaucoup d’autres directeurs de journaux en France de publier eux aussi avec nous les caricatures, de le faire en bloc. Il y en a deux qui l’ont fait : L’Express, qui a publié les douze caricatures et Libération qui en a publié quelques-unes, cinq je crois. Et là ça s’enflamme. Mais au départ, s’il n’y a pas cette manipulation des quatre imams, il n’y a pas d’affaire des caricatures.
Diriez-vous que c’est à partir de ce moment-là que commence à infuser l’idée que Charlie Hebdo serait « contre l’islam » ?
Ce n'est pas que ça infusait dans la société, c’est que c’était déjà régulièrement brandi. Pour les plus virulents, c’était déjà un journal islamophobe et pour les plus centristes on va dire, il s’agissait d’un journal irresponsable qui met de l’huile sur le feu.
Un journal irresponsable donc, comme dans les années 1970, sauf que là ça ne fait plus rire.
C’est plus drôle, parce que là il s’est avéré que ça nous a mis une cible sur le dos. On le sentait déjà au tournant des années 2010, parce qu’il y avait eu les locaux incendiés, mais on aurait jamais imaginé ce qui s’est passé. On aurait imaginé un cocktail molotov, ou un truc contre les bureaux de la rédaction, mais ce type d’attentat non.
Vous possédiez un dispositif de sécurité ?
Oui, qui avec le temps étaient plus ou moins allégés, et puis Charb était protégé par des policiers. Il y avait de la part des autorités une conscience qu’il existait un danger réel. D’abord parce qu’il y avait une fatwa sur Charb. Mais il n’y avait jamais eu d’équivalent avant ce qui s’est passé le 7 janvier 2015. Ce n’est pas forcément quelque chose que ni nous, ni les services de renseignement, ni la DGSI n’avions imaginé.
Vous étiez où le jour où ça s’est passé ?
J’étais à Londres, en congés. Je ne comprenais rien à ce qu’il se passait. Mon téléphone sonnait, il y avait des journalistes qui me demandaient des trucs dont j’ignorais tout. Je savais vaguement qu’il y avait eu une attaque à Charlie, je savais vaguement qu’il y avait des blessés, des morts. Mais je ne savais pas qui, ni quoi, ni comment, ni dans quelles circonstances. Je l’ai su quand je suis allé à l’ambassade de France, de toute façon il fallait que je rentre, que je me fasse rapatrier vite, que je rentre le soir. Et c’est à l’ambassade de France que j’ai eu plus de détails.
Comment avez-vous vécu les mois qui ont suivi, de l’intérieur ?
C’était compliqué. Parce que d’abord il fallait continuer ce journal. Pour moi c’était inconcevable de ne pas continuer. Et pour ceux qui ont contribué à ce que le journal continue, je suppose que c’était inconcevable aussi mais il fallait le faire. Dans des conditions matérielles très compliquées : on a été hébergés chez Libé, tout de suite, et ils nous ont gardés six mois. Ils ont été nickel.
La première semaine c’était un tel tourbillon parce que les attaques continuaient, le 8 janvier il y a eu Clarisse et Jean-Philippe, le 9 il y a eu l’Hyper-Cacher, après il y a eu le 11, avec la Marche pour Charlie où on ne comprenait rien à ce qu’il se passait. Et puis en même temps il fallait faire ce numéro. Mon obsession c’était de sortir un numéro tout de suite et de ne pas donner raison aux deux connards qui étaient sortis en hurlant « On a tué Charlie Hebdo ».
C’est quoi d’ailleurs Charlie, aujourd’hui ?
Ce qui est très dur, c’est qu’on était de simples acteurs des médias et d’un seul coup on est devenu objet médiatique. On est de l’autre côté, donc c’est très étrange. On découvre les pratiques de nos confrères. Aujourd’hui, tout le monde ne lit pas Charlie Hebdo, très loin de là, mais tout le monde connaît Charlie Hebdo, n’importe où dans le monde. Alors que dans certains pays, personne n’en avait jamais entendu parler. En dehors de la France, quels pays avaient entendu parler de Charlie Hebdo avant le 7 janvier 2015 ? Et d’un seul coup tout le monde nous connaît. Donc on devient scrutés.
Vous vous sentez observés ?
Oui parce qu’on ne peut plus sortir un dessin sans qu’il soit commenté. Avant pour voir un dessin de Charlie Hebdo il fallait l’acheter, il n’y avait pas d’autre solution et on le montrait aux gens comme ça, de la main à la main. Maintenant il suffit de prendre un dessin, de photographier un truc, vous pouvez le bidouiller comme vous voulez, vous pouvez le manipuler comme vous voulez et tout le monde peut voir ce dessin de Charlie Hebdo, réagir dessus.
Pour beaucoup de gens, on incarne aussi certaines valeurs qu’on défend, la liberté d’expression, la défense de laïcité, le droit au blasphème, le droit à la caricature. Chaque fois qu’il se passe un truc autour d’une caricature, il y a 50 journalistes qui nous demandent : « Alors qu’est-ce que vous en pensez ? »
Ce n’est pas difficile à tenir cette position de journal historiquement anarchiste, contre tout, et en même temps cette nouvelle casquette « responsable » qu’on vous a attribuée depuis les attentats ?
Ça n'a jamais été contre tout non plus. Dès le départ c’était un journal rationnel, et même s’il y avait beaucoup d’écologie, ça n’est jamais tombé dans l’ésotérisme ou dans ces trucs-là. Cavanna n’était pas un dingo !
Et Choron ?
Choron c’était autre chose, il était prêt à tout pour vendre. Cavanna, il défendait la science, il défendait la langue. Ça a toujours été un journal avec des valeurs. C’était peut-être aussi des valeurs qui allaient de soi pour plein de gens mais il se trouve qu’aujourd’hui, certaines de ces valeurs sont discréditées ; la laïcité, par exemple. Ma génération, quand j’allais à l’école, personne n’a jamais parlé de laïcité, ce n’était même pas une question qu’on se posait. Aujourd’hui c’est devenu une partie, voire la partie la plus importante de l’identité de plein de monde. Donc la laïcité, à partir du moment où il y a une partie de ceux qui étaient censés la défendre qui l’ont laissée tombée, une autre partie qui l’a récupérée dans le caniveau l’utilise pour la dévoyer, pour l’instrumentaliser. Au milieu de ça, faut expliquer.
Peut-être que sur certains points Charlie est peut-être devenu encore plus qu’avant un journal pédagogique. On est obligé de s’en emparer ; il y a des choses qui ne sont pas discutables, pas négociables, qui sont fondamentalement de gauche, la laïcité, l’universalisme. A partir du moment où l’on décrète qu’il y a des droits humains, ça veut dire qu’ils s’appliquent à l’ensemble de l’humanité. Ce n’est pas à géométrie variable, en fonction des cultures, des endroits où l'on est. En France ça allait de soi avant ça. Aujourd’hui ça ne va plus de soi, donc il faut le marteler.