Pierre Lewden, un médaillé olympique à la hauteur
Médaillé de bronze à 23 ans aux Jeux olympiques de Paris en 1924 dans l'épreuve du saut en hauteur, Pierre Lewden établit l'année suivante un nouveau record de France avec un saut à 1,95 m. Signe particulier : avec son petit 1m67 sous la toise, les performances du futur journaliste impressionnent autant ses adversaires que le public.
Né en 1901 à Libourne, Pierre Lewden est initié dès l'âge de 4 ans à l'équitation et au fleuret par son père, colonel d'artillerie. À l’adolescence, pris de passion pour l'athlétisme, le jeune garçon excelle dans tous les sports, collectifs et individuels, notamment le saut à la perche.
À 17 ans, malgré sa taille moyenne, 1m62, et son poids léger, 51 kilos, il se distingue par son dynamisme, son goût de la compétition et son patriotisme. En mars 1918, déclaré apte, il s'engage comme simple soldat dans l'infanterie. Très vite, il participe aux compétitions interarmées dans plusieurs disciplines : saut à la perche, hauteur, longueur, 110 mètres haies… tout en décrochant le baccalauréat en juillet avant d'être envoyé sur le front en Alsace.
La Grande guerre finie, il rejoint le bataillon de Joinville qui rassemble les meilleurs sportifs. En 1919, au stade Pershing de Vincennes, il surpasse tous ses adversaires dans l'épreuve du saut en hauteur, quasiment sans entraîneur ni entraînement. Inscrit au Stade français, sa technique, le ciseau avec retournement intérieur emprunté à l'Américain London, son explosivité et son agressivité en compétition, lui permettent de franchir des barres de plus en plus hautes.
Il entre comme rédacteur à l'agence de presse Fournier qui suit l'activité financière et boursière. Et commence à faire des piges dans la grande presse, expliquant notamment avec clarté sa technique dans une double page du Miroir des sports le 21 septembre 1922.
Premier aux championnats de France en 1920, septième aux Jeux olympiques d'Anvers, il fascine les spectateurs comme les commentateurs par la manière dont il surmonte le handicap de sa taille. Un journaliste de Comœdia (vendredi 27 octobre 1922, page 6) écrit même que « lorsqu'il aborde, après quelques pas d'élan, la barre en équilibre à 1,85 m, on dirait un pygmée s'attaquant à quelque inouïe besogne ». Il pointe aussi le caractère facétieux du jeune sportif.
Lewden enchaîne les records, les meetings et les rencontres officielles, en moyenne plus d'une dizaine par an.
Aux JO de 1924, la moisson de médailles est maigre en athlétisme. Lewden remporte une des deux seules médailles individuelles (en bronze) avec un saut à 1m92. Il est battu par deux Américains, Harold Osborn, qui a franchi la barre à 1,98 m et Leroy Brown, qui s'est arrêté à 1,95 m. Décrits dans la presse comme des « géants », ils mesuraient respectivement 1m80 et 1m78.
Le public sait bien que Lewden se relève d’une blessure et que le matin même de la finale, il travaillait, son employeur ne lui ayant accordé aucun aménagement de son emploi du temps. Dans le rapport taille/hauteur franchie, il reste un champion d'exception qui méduse les spécialistes. Dans son livre L'Orgue du stade, l'écrivain André Obey (1892-1975), qui suit les Jeux, a su traduire en mots son style si particulier devant la barre :
« Il se ramène, sans se désunir, sur la ligne de départ, s'en va d'un petit trot félin, feutré, démarre sec, buste penché comme un sprinter, en travaillant des bras, arrive sur sa marque, prend son appel cinglant et monte dans le silence.
Il monte. Une jambe passe.
L'autre, qui traîne, fléchie, va heurter la barre, du genou. Il l'étire et l'élève d'une saccade si violente qu'elle le retourne sur le ventre. Torsion brusque, volte-face. Le corps, en l'air, se détend, s'assouplit, évoque irrésistiblement l'oiseau et retombe, ailes ouvertes, dans le sable. »
La Petite Gironde salue l'exploit de l'enfant du pays.
L’année suivante, à Stockholm, il est au sommet de sa carrière en se jouant d’une barre placée à 1,95 m, meilleure performance européenne de l'année. Trois ans plus tard, c'est lui qui prête le serment olympique de la délégation française. Qualifié pour la finale, il se classe septième avec un saut à 1,88 m.
Comme le sport de haut niveau ne paie toujours pas, Lewden devient journaliste sportif à L'Intransigeant, ce qui lui permet de financer ses déplacements lors des compétitions à l’étranger. Son style et sa gouaille ajoutent à sa notoriété qu'entretient la longévité de son record de France. Il voyage souvent pour des meetings et des compétitions officielles : à travers l'Europe, en Angleterre, aux États-Unis.
En 1928, à la tête de la délégation française, il traverse l'URSS à bord du transsibérien, avec interdiction de quitter les gares durant les 4 jours du voyage, direction la Mandchourie puis Tokyo pour la première confrontation sportive entre le Japon et la France. Une équipée haute en couleur qu'il relate avec force détails et anecdotes dans son autobiographie, Un champion à la hauteur. Comme toute l'équipe éprouvée par ce long voyage, il se présente en petite forme au pied du sautoir, et avec un saut à 1,90 m s'incline devant son compatriote Ménard, qui franchit 1,92 m.
En 1930, il renonce à la compétition pour s'adonner au journalisme sportif et culturel. Considérant que le sport de haut niveau en est à « l'âge de cro-magnon » il milite pour une vraie formation des athlètes et un soutien de l'État aux pratiques sportives. En 1935, son goût de l'aventure l'entraîne dans les pas de son ami l'écrivain Frison-Roche pour sa première expédition dans le Hoggar dont il rend compte dans Match.
En 1939, il devient chef des services sportifs du Petit Journal. De nouveau mobilisé comme lieutenant de réserve durant la drôle-de-guerre, Lewden est fait prisonnier en juin 1940. Il est emprisonné dans l'oflag IIIC – où il participe à l'université du camp –, puis à l'oflag IVD en 1943.
Il n'est pas oublié de la presse qui donne parfois des nouvelles des prisonniers célèbres retenus en Allemagne. Le 17 octobre 1941, un entrefilet du quotidien collaborationniste Aujourd'hui prévient ses lecteurs sur un ton badin que l'ancien champion, « dont le visage s'orne d'une barbe fleuve qui dépasse trente centimètres » peut encore s'entraîner sur un sautoir mis à la disposition des prisonniers par leurs geôliers :
« Lewden y a établi le record du camp avec un saut de 1 m 60. À 41 ans et avec un genou qui se déboite ce n'est pas mal. »
Très discret sur cette partie de sa vie, Lewden s'autorise une rapide allusion dans son autobiographie sportive :
« En juin 1941, j'étais prisonnier à l'oflag IIIC en Poméranie, au sud de Berlin, et en assez mauvais termes avec mes gardiens qui me surveillaient étroitement.
Je fus abasourdi d'apprendre qu'un officier allemand venu de Berlin et inconnu du commandement du camp demandait à me voir. »
Cet officier n'est autre qu'un ancien adversaire de compétition qui lui propose la liberté, « moyennant la signature d'un petit papier un peu gênant pour un Français digne de cette nationalité ». Lewden décline l'offre. Cette dignité est bien dans la manière de ce champion.
Cet épisode en rappelle un autre que je tiens de mon grand père, le capitaine Michel Cépède (1908-1988) :
« En 1942, suite à une série d’évasions, sport pratiqué par beaucoup d'officiers, les Allemands ont décidé que les prisonniers devaient se couper la barbe. »
Pierre Lewden aurait défendu la sienne d'arrache-pied :
« Il avait exactement la même barbe carrée et les moustaches que le zouave qui illustrait le paquet de papier à cigarettes Zig Zag. Il a fait une réclamation qui est remontée jusqu’à l’Uberkommandant du camp […].
Au bout d’un mois, une note est revenue disant que le lieutenant Lewden devait se couper la barbe à l’appel du matin du tant, sous peine de sanctions. Il est donc arrivé à l’appel du jour dit avec la moitié de sa barbe d’un côté, et la moitié de sa moustache d’un autre.
Fureur des Allemands, qui l’accusent de se moquer des ordres. Il répond qu’il ne pouvait pas venir à l’appel avec son rasoir, son blaireau et ses ciseaux, qu’il avait donc commencé le travail, et qu’il le terminerait après l’appel. »
Le 14 mai 1944, Guy Lapointe, devant 10 000 spectateurs à Angers bat le record que Lewden détenait depuis 19 ans (et non 17 comme l'écrit ci-dessous Le Journal).
L'écho de cette performance est-il parvenu à l'ancien champion toujours prisonnier et qui ne rentrera à Paris qu'un an plus tard, fin mai, pour être immédiatement hospitalisé au Val-de-Grâce ? Très vite, il reprend sa carrière de journaliste sportif. En 1957, il épouse une consœur, Odette Malquit, journaliste à Paris-Match, qui se chargera de l'édition posthume de ses mémoires. Très actif au sein de l'association des médaillés olympiques français (AMOF), il milite toujours pour le sport de haut niveau et prodigue aides et conseils aux sportifs de toutes les disciplines.
Nul doute qu'il a observé et analysé la technique du rouleau dorsal popularisée par Dick Fosbury qui, en 1968, s'impose aux JO avec un saut à 2,24 m. Le champion américain d'1m93 s'élève de 29 cm au-dessus de sa taille, soit un petit centimètre de plus que Lewden ! Ce qui, sans minimiser son exploit, donne toute la mesure de celui du champion français.
Durant ces années, celui-ci entreprend la rédaction de ses mémoires de sportif qui paraîtront un an après sa mort survenue le 30 avril 1989. Dans la préface, l'escrimeur René Bondoux, champion olympique et grand résistant, lui rend hommage :
« À l'intention des athlètes des générations futures, cet homme de grande culture, lucide et clairvoyant, a tenu, en nous livrant ses réflexions, à jeter les fondements d'une véritable charte du sport athlétique et même du sport en général. »
Dix ans plus tard, Pierre Lewden est intronisé parmi les « Gloires du sport » par la Fédération française d'athlétisme.
A-t-il rêvé l'exploit du cubain Javier Sotomayor franchissant le 27 juillet 1993 une barre en équilibre à 2,45 m au-dessus de la piste, 52 centimètres au-dessus de sa taille, meilleure performance de tous les temps ? Ce nouveau tour joué à la pesanteur l'aurait sûrement réjouit.