La « Joconde » subtilisée : Apollinaire se rit du Louvre
Comment cela a-t-il pu se produire ? Mona Lisa vient de disparaître et la France entière est atterrée. En Une de l’Intransigeant, le sémillant poète raille l’incurie manifeste du musée du Louvre et pleure la disparition du chef-d’œuvre.
En cette fin août 1911, tous les yeux sont rivés sur le musée du Louvre. Et pour cause : la Joconde de Léonard de Vinci vient d’être subtilisée. Au vu et au su de tous. Comment le plus célèbre tableau jamais peint a-t-il pu disparaître sans que personne ne s’en aperçoive ? Le célèbre préfet de police de Paris Louis Lépine met immédiatement une équipe d’une soixantaine d’enquêteurs sur l’affaire. L'Illustration renchérit et propose cinquante mille francs à quiconque ramènerait le tableau aux locaux du journal. Mona Lisa doit revenir.
Le 24 août, en Une de L’Intransigeant, le poète, conteur et dilettante magnifique Guillaume Apollinaire, se permet une courte mais tonique critique des mesures de sécurité (inexistantes) employées alors au Louvre, sur un ton badin qui exaspérera certains lecteurs, notamment dans les hautes sphères. Car Apollinaire sera à son tour soupçonné d’être l’auteur du méfait. Jusqu’à ce que, deux ans plus tard, on retrouve ce chef-d’œuvre de l’humanité ; c’était un vitrier florentin employé à Paris, qui l’avait subtilisé et… conservé sous son lit.
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La Joconde était si belle que sa perfection faisait partie désormais des lieux communs de l’Art. Il n’y en a pas beaucoup. L'Apollon du Belvédère, la Vénus de Milo, la Joconde, la Madone Sixtine, le Jugement dernier, l'Embarquement pour Cythère, l’Angélus, l’Île des Morts, ce sont là à peu d’œuvres près, tout ce que l’humanité a mis à part dans la production artistique de tous les siècles.
Ce sont là les ouvrages les plus célèbres du monde entier. Cela ne veut point dire, au demeurant, que la réputation de quelques-uns de ces ouvrages ne dépasse leur valeur d’art. L'Île des Morts de Boecklin et l’Angélus de Millet sont prisés sans aucun doute plus haut qu’ils ne valent, mais la renommée de la Joconde égalait sa beauté, si même elle n’était en dessous...
Mais que dire de
La garde qui veille aux barrières du Louvre ?
Il n’y a même pas un gardien par salle ; les petits tableaux des salles hollandaises qui courent autour de la galerie des Rubens sont, à la lettre, abandonnés aux voleurs. Les tableaux, même les plus petits, ne sont pas, comme dans la plupart des musées étrangers, cadenassés à la muraille. Il est certain, d’autre part, que jamais les gardiens n’ont fait la répétition générale des opérations de sauvetage à effectuer si le feu éclatait.
C’est le laisser-aller, l’indifférence, l’incurie...
Le Louvre est plus mal gardé qu'un musée espagnol. Toutefois, s’il fallait à tout prix chercher une consolation à la disparition d’un chef-d’œuvre, nous irions la chercher en Allemagne, où les conservateurs et les restaurateurs ont, pendant le dix-neuvième siècle, effacé et puis repeint toutes les œuvres anciennes qui leur étaient confiées !
Si bien que dans les musées allemands, on ne voit plus de peinture ancienne, mais les ouvrages criards de tel ou tel Herr Professor aussi coupable, en somme, que le ravisseur de la Joconde.