Grandes Unes

Pluie diluvienne : lorsque le sud-ouest de la France était enseveli

le 18/11/2024 par La Petite Gironde
le 13/11/2024 par La Petite Gironde - modifié le 18/11/2024

Au mois de mars 1930, la spectaculaire crue du Tarn et de ses affluents inonde l’ensemble du quart sud-ouest, du Midi jusqu’à Bordeaux. Au lendemain de la catastrophe, le reporter Henri Raby raconte la nuit apocalyptique qu’il vient de vivre à Moissac, dans le Tarn-et-Garonne.

Entre le 1er et le 4 mars 1930, tandis qu’une pluie torrentielle s’abat sur le sud-ouest et que le Tarn, l’Agout et la Garonne connaissent des crues exceptionnelles, villes et villages du Lot-et-Garonne, du Tarn, du Tarn-et-Garonne et de l’Aude se retrouvent sous les eaux. Faute d’infrastructures, les flots s’abattent dans les rues et sur les routes sans que rien ne puisse les arrêter.

Le bilan est édifiant et se passe de commentaire : des dizaines de ponts s’écroulent, des milliers de maisons s’effondrent, les voies ferrées se retrouvent du jour au lendemain impraticables, et l’on compte plusieurs centaines de morts le 4 au matin, dont 200 rien que dans le Tarn-et-Garonne. Il s’agit de la plus grande catastrophe météorologique qu’ait connue la région au XXe siècle.

Un reporter de La Petite Gironde est dépêché dans la petite ville de Moissac, et rend compte, depuis son poste aménagé sur un bateau de sauvetage, d’une nuit de terreur absolue.

UN DÉSASTRE S’EST ABATTU SUR LE SUD-OUEST

Les eaux tumultueuses du Tarn, de la Corrèze, du Lot, de la Garonne et de l’Agout emportent tout sur leur passage, semant la ruine et la désolation

Un nombre considérable de victimes. Plus de 100 morts dans la seule localité de Moissac. Cent immeubles sont détruits à Lavaur.

De Moissac à Bordeaux

UN VOYAGE AU PAYS MALHEUREUX

***

Lundi 20 heures. — Le rapide du Midi quitte la gare Saint-Jean. Une note laconique informe les voyageurs que les billets sont seulement délivrés jusqu’à Lavieudale, près Castelsarrasin.

23 h. 13. — Moissac. Le train n'ira pas plus loin, la ligne est rompue. La ville, c’est une ombre épaisse ; il n'y a plus d'électricité. Pas de places dans les hôtels. Près du marché, le cirque Hagenbeck a dressé sa tente.

Quelques voyageurs restent blottis dans les wagons garés en gare. D'autres partent à l’aventure sous un ciel hostile. Par endroits, la flamme vacillante d'une bougie éclaire la marche d’un spectateur qui revient du cirque. Des charrettes passent, chargées d'objets divers. Une femme fuit son village en emportant un enfant.

Un indéfinissable malaise pèse sur Moissac, comme si la ville infortunée, après tant d'autres, était marquée pour un effroyable malheur.

Minuit et demie. — La rupture de la « palissade ». Le drame atroce se déroule.

Au matin, mardi, on travaille au sauvetage avec l'aide d'un bataillon sénégalais. Le pain manque. Une boulangerie s'est écroulée, l'eau a gâté la farine d’un autre commerçant et rendu inutilisables ses fours. L’eau potable est parcimonieusement mesurée. A la poste, c'est une ruée de gens qui veulent en vain envoyer des nouvelles à leurs familles. Il n'y a plus de téléphone, plus de télégraphe.

Il n'y a plus de train. L'eau ayant fait ses ravages à Lamagistère, le train d'Agen demeure en gare. La route est impraticable. Il ne reste qu'une possibilité de correspondre avec Agen, les routes du Quercy, par Bourg-de-Visa.

Vers midi, cette ressource n’existe plus, l'eau a gagné Jusqu'à Bon-Encontre. Agen et Moissac sont séparés. La crue monte à Agen. Des quartiers sont évacués. Jusqu'à 2 heures, le téléphone fonctionne à peu près. A 2 h. 30, la poste ne répond plus aux appels.

Aux restaurants qui entourent la gare, on presse les clients de partir. Les habitants vont abandonner leurs maisons. On enlève tout ce qui garnit les rez-de-chaussées.

L’eau est là. Il faut partir afin qu’elle détruise, qu'elle saccage et qu'elle salisse.

Plus de route, bien entendu. Un train, le dernier sans doute, part pour Bordeaux à 3 heures. Sa sortie de gare est pénible, et si n’était un mur de soutien, les eaux envahissaient promptement la voie.

Et, jusqu'à Bordeaux, par Tonneins, Marmande, La Réole, la situation apparaît grave et inquiétante. Les villages entiers sont inondés, que leurs habitants ont quittés à la hâte, et des équipes de sauveteurs vont jusqu'aux fermes les plus éloignées chercher ceux qui n’ont pu s’éloigner à temps de leur demeure.

Une nuit d’angoisse à Moissac

Chaque journée qui vient ajoute à la lugubre liste des sinistres causés par la crue du Tarn.

Lundi, les voyageurs de la ligne de Sète apprenaient que vers Montauban la voie était coupée, les routés inondées. Le train qui quitte Bordeaux à huit heures entrait en gare de Moissac vers 11 h. 15, et là, s’arrêtait pour ne plus repartir. Mardi matin, d’ailleurs, les communications étaient également interrompues avec Agen, et, après Castres et Montauban, voici la sous-préfecture de Tarn-et-Garonne dans une situation particulièrement douloureuse.

Déjà l’usine électrique envahie par les eaux avait cessé son service et, dès lundi soir, la ville était sans lumière.

La rupture d’une digue « palissade » c’est-à-dire d’une défense de plusieurs mètres de largeur, devait amener un désastre et semer dans cette ville, qui était heureuse, des deuils, des ruines et de la misère.

Quiconque a vécu à Moissac la nuit de lundi à mardi conservera toujours la mémoire des scènes qui se déroulèrent devant une population angoissée, impuissante à lutter contre une catastrophe qui n’a aucun précédent dans l'histoire moissacaise.

Lundi, les habitants s’étalent endormis avec confiance. Un cirque établi sur la place du Marché venait de terminer sa représentation. A minuit et demi, une rumeur passait qui devait, en quelques instants, devenir une certitude. Un torrent Impétueux attaquait deux quartiers opposés de la ville, Saint-Martin et Sainte-Blanche.

Et, dans la nuit obscure, la foule se précipite aux nouvelles, heurtant les fuyards qui emportent un pauvre ballot fait à la hâte, affolés, hagards. D’autres n'ont pu tenter le geste de conservation, et des cris montent du trou d’ombre des rues, appelant au secours.

Mais quel secours serait efficace, possible même, alors que l’on ne voit rien et que l’on ne dispose que de la faible clarté des lampes de ménage ou des bougies ? Cependant, de magnifiques jeunes gens ont tenté, ont réussi parfois. Ils avaient veillé toute la nuit. Les premiers, ils étaient à la place que leur assignait leur devoir et, en barques, malgré un courant d’une violence extrême, sans aucune défaillance, trempés, glacés, ils ont courageusement travaillé.

Il semble impossible de décrire les scènes qui remplirent cette nuit tragique. Des parents, des amis attendent dans l’incertitude des nouvelles. Au loin, vers les maisons inondées, on aperçoit des lumières. Des plaintes arrivent assourdies. Les sauveteurs ramènent des familles entières que les sœurs de l'hôpital accueillent et soignent.

Et comme si tant de malheur ne suffisait pas, des grondements sourds accompagnent l'effondrement des maisons aux fondations sapées par l’eau sournoise. Combien s'écroulèrent en quelques heures, abattues comme un château de cartes avec ce même lancinant fracas, qui résonne dans tous les cœurs.

Un homme agite une lumière à la fenêtre de son appartement. Les sauveteurs se précipitent, vont l’atteindre peut-être, et un craquement marqua que tout est fini.

Le nombre d’immeubles détruits ? Le nombre des victimes et des blessés ? Nul ne saurait le dire aujourd'hui. Je n’ose pas écrire les chiffres que l'on m’a donnés et que l’on répète un peu partout, car jusqu’au bout, il faut espérer que ceux que l’on croit disparus sont sauvés et qu'ils vont revenir.

Cette nuit a duré des siècles. Un jour blafard s’est levé mardi sur la ville crucifiée.

Le poignant tableau ! L’Imagination ne saurait concevoir l'étendue d'un pareil malheur. Et ces visages ravagés par la longue veille, par l'angoisse et la douleur ! Je n’ai rencontré personne qui ait la force de sourire. A chaque fois que mes yeux ont rencontré les yeux d'un autre homme, j’ai lu ses larmes et sa détresse.

L’eau malfaisante roule, transforme le canal en torrent, emporte les ponts, remplit des étendues immenses, assaille chaque maison comme un bélier brutal et accumule encore de nouvelles ruines.

Aux fenêtres, ils sont nombreux ceux qui implorent une aide. On manque de bateaux, l’équipe de travail ne peut se transporter partout. Arrivera-t-on à ravitailler tout le monde ?

Que sera la nuit prochaine ? On frémit à fa pensée que sans cesse des maisons s’écroulent et qu’il y a des habitants qui sont restés.

Les frêles bateaux font pourtant diligence qui reviennent chargés de malheureux qui, pour avoir fait un atroce rêve, ne peuvent malgré eux croire à la réalité. Il en est qui ont tout perdu. Là, une famille s’est enfuie sans argent, sans papiers, et reste dans un dénuement cruel. J’ai vu la tristesse d’un professeur à qui les eaux ont volé le trésor qui lui coûta vingt années de labeur : sa bibliothèque, anéantie dans la chute de sa maison.

Ceux, enfin, à qui on ne pense, sans un profond respect, qui ont vu disparaître leur enfant, leur épouse ou leur père.

Du haut du coteau qui domine la gare, Moissac n’apparaît plus que comme une mer désolée, qui entoure un mince îlot de maisons. De-ci, de-là, émergent les toits sur lesquels s’agitent les hommes et qui appellent, qui appellent...