Mars 1892 : le divorce en catimini de Georges Clemenceau
Lorsque le « tombeur des ministères » se sépare non sans goujaterie de sa femme née Mary Plummer, la presse n’en fait étonnamment pas ses choux gras. Que signifie le curieux silence dont font preuve les journaux d’alors, même les plus opposés au Tigre ?
Il arrive que la presse soit plus éloquente par ses réticences que par ses tapages, comme en témoigne la faible couverture du divorce de Georges Clemenceau en mars 1892. On aurait pu s’attendre à ce que l’épisode, concernant un éminent député de la IIIe République, leader de l’extrême gauche radicale, huit ans seulement après l’autorisation du divorce par la loi Naquet de 1884, fasse les gros titres des journaux. Or, il n’en est rien : il faut fouiller au fond des pages pour glaner quelques échos de l’événement. Que nous apprend cette relative discrétion sur la vie politique et les mœurs sociales de la fin du XIXe siècle ?
Ce sont, assez logiquement, les journaux de droit qui en communiquent l’aspect le plus factuel. Ainsi, Le Droit, dans son édition du 26 mars 1892 :
« D’un jugement rendu par défaut par la première chambre du Tribunal civil de première instance de la Seine, le 2 mars 1892, enregistré et signifié,
Au profit de M. Georges-Benjamin Clémenceau docteur en médecine, député, demeurant à Paris, rue Clément-Marot, n°12,
Contre Mme Mary-Eliza Plummer, dite Marie Plummer, épouse dudit M. Clémenceau, sans domicile ni résidence connus.
Il appert,
Que le divorce a été prononcé au profit de M. Clémenceau.
La présente mention est faite en conformité de l’article 247 du Code civil et en vertu d’une ordonnance de M. le président du Tribunal de la Seine, en date du 23 mars 1892, enregistrée ».
Jusque-là, des rumeurs erronées ont circulé, comme le rappelle notamment La Patrie du 21 mars 1892 :
« Certains journaux ont annoncé que Mme Clémenceau avait obtenu le divorce contre son mari. La vérité est que le divorce a été prononcé à la requête et en faveur de M. Clemenceau. »
Quelques journaux de province ont fait un rapport un peu plus circonstancié de l’épisode, mais sans vraiment éclaircir ses circonstances. Ainsi Le Courrier du Puy de Dôme, qui, sous le titre assez fallacieux « Un divorce retentissant », développe :
« Le bruit court, dans le monde parlementaire, que le divorce d’un personnage politique très connu aurait d’étranges dessous. On dit que la femme du personnage en question a été inopinément arrêtée par deux agents de la Sûreté générale, expulsée de France au moment même où elle partait en soirée. Elle n’aurait eu que le temps de changer sa toilette de bal pour une toilette de voyage transatlantique. Quel mystère peut bien cacher cette expulsion ?
Renseignement pris à source sûre, il résulte que Mme Clémenceau est partie pour New York de son plein gré.
Quant aux deux agents de la Sûreté générale dont parle La Cocarde, ils ont été requis par le mari pour constater un flagrant délit. »
Les lecteurs peuvent, à tout le moins, décrypter les implicites : dans la mesure où, à l’époque, on ne peut divorcer que pour faute, laquelle est souvent un adultère – réel ou monté de toutes pièces, si les deux époux sont d’accord pour se séparer –, le « flagrant délit » signifie en clair que Mme Clemenceau a été surprise avec son amant. On aura noté, au passage, que la graphie Clémenceau est alors la norme, avant que l’intéressé n’impose ultérieurement « Clemenceau », sans accent, au mépris, d’ailleurs, des règles usuelles de prononciation du français, puisqu’il faudrait, dans ce cas, prononcer « Cleumenceau ». On a respecté ici l’orthographe changeante des journaux de l’époque.
Se transporter un peu plus avant dans la vie de l’éminent homme politique n’aide pas vraiment à mieux comprendre les ressorts de cette séparation. Lorsque Clemenceau accède à la présidence du Conseil, en mars 1906, La Revue, dans un article intitulé « Georges Clemenceau, sa vie, son œuvre », préfère évoquer les romantiques circonstances du mariage, plutôt que sa fin sans gloire :
« Avide d’expérience et de liberté, après avoir approfondi les organismes physiologiques [dans sa thèse de médecine], il veut étudier sur place les énormes organismes sociaux que sont la Grande-Bretagne et les États-Unis d’Amérique. […].
Et […] comme il fallait vivre, Clemenceau accepte une place de professeur de littérature française dans un institut de demoiselles, à Stamford, joli petit village des environs de New York.
Cavalier élégant, le jeune Français accompagnait dans leurs promenades de jeunes misses américaines. […] Et ce fut au cours de ces suaves équipées, où le rire frais des jeunes filles éclatait dans la lumière blonde, qu’il devait se fiancer à l’une d’elles, Mlle Mary Plummer. »
Né en 1841 dans une famille de médecins vendéens protestants et républicains, Georges Clemenceau a en effet pris le parti, en 1865, après des études de médecine un peu laborieuses, à Nantes et à Paris, d’aller « voir du pays » plutôt que de s’établir. C’est à l’occasion d’un séjour aux États-Unis qu’il a rencontré, en 1868, sa future épouse.
De huit ans sa cadette, Mary-Eliza – ou Elina, selon les sources – Plummer est orpheline d’un père dentiste, pensionnaire au collège de Stamford dans le Connecticut, sur le détroit de Long Island, et sous la tutelle d’un oncle agent de change à New York. La conquête a été moins facile que ne le suggère le ton badin de l’article : le beau cavalier français a dû affronter les réticences de l’oncle anglican, qui exigeait un mariage religieux. L’inclination de sa nièce, le plaidoyer de la directrice du pensionnat, favorable au jeune homme, les sentiments obstinés de ce dernier, qui n’hésite pas à retraverser l’Atlantique pour plaider sa cause, finissent par fléchir le tuteur rigoriste.
Georges Clemenceau et Mary Plummer sont mariés civilement à New York, le 23 juin 1869, puis gagnent immédiatement la France, où le couple aura trois enfants, Madeleine, née en 1870, Thérèse-Juliette en 1872, et Michel en 1873. Grâce à ce séjour américain, Clemenceau a pu acquérir une excellente maîtrise de la langue anglaise, encore rare à l’époque, pour un Français.
Mais ce mariage coïncide aussi, en France, avec des bouleversements politiques majeurs : l’effondrement du Second Empire à la faveur de la guerre franco-prussienne, la proclamation de la IIIe République le 4 septembre 1870, le siège de Paris, la défaite française, les élections de février 1871, la Commune.
Élevé dans les valeurs de la Révolution, le bouillonnant trentenaire a quitté à l’été 1870 le domaine familial de l’Aubraie, en Vendée, où il s’était installé avec sa jeune épouse américaine, pour « monter » à Paris, où il compte bien se rendre utile. Il assiste à la proclamation de la République, le 4 septembre, est nommé maire de l’arrondissement populaire du XVIIIe, critique l’armistice du 28 janvier 1871, avant d’être élu député de la Seine, le 8 février. C’est le début d’une brillante carrière politique, qui va le placer à la tête du Conseil municipal de Paris en 1875-1876 et le maintenir dans les fonctions de député, de Paris, puis du Var, jusqu’en 1893, avant qu’il n’occupe celles de sénateur entre 1902 et 1920. Il devient ministre de l’Intérieur en mars 1906 et conserve ce portefeuille lorsqu’il accède, en octobre, à la Présidence du Conseil, qu’il occupe jusqu’en juillet 1909.
« Premier flic de France » autant que « briseur de grèves », il devient « le Tigre » en accédant, de nouveau, à la présidence du Conseil, en pleine guerre mondiale, le 16 novembre 1917 ; puis le « Père la victoire » lorsque son énergique politique permet la victoire de la France, en novembre 1918, même s’il doit quitter le pouvoir en janvier 1920, faute d’avoir pu rassembler une majorité pour l’élection à la présidence de la République.
Positionné à l’extrême gauche de la mouvance radicale, très attaché à la question sociale, opposé à la politique coloniale de Jules Ferry, ardent Dreyfusard, Clemenceau s’est fait un nom par son mordant et son intransigeance, aussi bien à la Chambre que dans les colonnes des journaux – tout particulièrement ceux qu’il a fondés, La Justice, Le Bloc et L’Homme enchaîné.
Cette carrière longue et bien remplie, a, de fait, laissé peu de place à la vie conjugale. Dans un premier temps, Clemenceau a laissé son épouse et leur nourrisson en Vendée, auprès de ses propres parents. Isolée, dominée par sa belle-famille, Mary souffre d’avoir perdu la liberté accordée aux jeunes filles américaines. Amoureux les premières années, comme le prouvent les lettres qu’il lui a envoyées par ballon depuis Paris assiégé, son mari fait venir Mary à Paris mais la trouve vite dénuée de charme et de conversation. Sans guère de scrupules, il noue, en parallèle de son mariage, des liaisons éphémères avec des actrices et vit quelques aventures plus sérieuses avec des femmes du monde, même si sa réputation « d’homme à femmes » serait, selon son principal biographe Jean-Baptiste Duroselle, quelque peu usurpée : les passions de Clemenceau furent avant tout son travail et ses enfants.
Pourquoi, cependant divorcer, alors que quantité de couples du XIXe siècle s’accommodaient d’un lien de façade et d’une cohabitation sans amour ? C’est que délaissée, isolée en terre étrangère, méprisée, semble-t-il, même par ses propres enfants, Mary a cédé à la cour empressée d’un jeune et brillant normalien, précepteur de son fils. S’affirmant humilié par cette liaison, Clemenceau tient là une occasion de se débarrasser de sa femme. Comme le rapporte la presse, il a bien fait suivre Mary par deux agents, lesquels ont pris les amants en flagrant délit.
Que s’est-il passé ensuite ? Elliptique, le récit des journaux est-il crédible ? En réalité, on ne dispose, sur cet épisode, que d’une seule source, elle-même partiellement sujette à caution : un récit d’Ernest Daudet, le frère d’Alphonse, rapporté à Edmond de Goncourt, qui l’évoque dans son journal, à la date du 25 mars 1894. Surprise avec son amant, Mme Clemenceau aurait été emmenée au poste, et menacée par le préfet d’un séjour à la prison de Saint-Lazare si elle n’acceptait pas de divorcer, avant d’être jetée dans un train pour le Havre, puis dans un bateau, direction Boston, avec un billet de troisième classe. On ne sait si, comme l’affirment les journaux, « elle n’aurait eu que le temps de changer sa toilette de bal pour une toilette de voyage transatlantique ». Mais que « l’expulsion » ait été immédiate et brutale ne fait pas de doute.
En moins de quelques heures, l’épouse d’un éminent politicien se trouve chassée du pays où elle vivait depuis vingt ans, sans avoir pu même revoir ses trois enfants, lesquels semblent, à vrai dire, s’être montrés fort peu soucieux du sort de de leur mère.
Si les ressorts intimes de ce drame nous resteront à jamais cachés, comment mettre en perspective cette cruauté apparente, chez un homme qui, on l’a dit, avait défendu les idées les plus avancées ?
Clemenceau est d’abord un homme de son temps. Pour lui, comme pour une majorité de ses contemporains, la suprématie du mâle coule de source. Doté d’un appétit sexuel jugée irrépressible, l’homme peut, même marié, s’autoriser une sexualité vagabonde, alors que l’épouse humilie gravement son mari en le trompant. Le droit entérine ces préjugés, puisque l’adultère n’est établi, pénalement, pour l’homme, que s’il installe une concubine au domicile conjugal, alors qu’une épouse peut être condamnée pour le seul fait d’avoir fauté hors du mariage – même si, à la fin du XIXe siècle, les condamnations pénales pour adultère sont devenues rares.
Homme de gauche, Clemenceau n’a pas été complètement indifférent aux enjeux féminins et féministes. Il connaissait et appréciait Louise Michel, rencontrée pendant le siège de Paris, et fréquentait Marguerite Durand, fondatrice du journal féministe La Fronde, un temps épouse de son protégé Georges Laguerre. Mais comme une majorité de radicaux, il resta toute sa vie hostile au vote des femmes, par peur de « livrer la république au clergé », et s’il a connu et apprécié des femmes du monde, parfois influentes, il n’a jamais considéré qu’elles devaient faire jeu égal avec les hommes : leur rôle était pour lui, avant tout, domestique. C’est probablement parce que Mary n’a pas su, à ses yeux, occuper correctement cette place, qu’il n’a pas eu de scrupule à se débarrasser d’elle.
La discrétion de la presse sur ce divorce conflictuel s’explique aussi, très certainement, par la crainte de voir l’affaire exploitée par des ennemis politiques. Plusieurs journaux de province insinuent d’ailleurs que « les amis de Monsieur Clémenceau » se seraient employés à étouffer l’affaire, à l’exemple du Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire qui affirme :
« Comme toujours, le secret, gardé par les amis de ce dernier, devenait secret de police. »
Le Courrier de la Saône-et-Loire, reprend la formule avec une conclusion légèrement différente : « comme toujours, le secret gardé par les amis de ce dernier devint peu à peu le secret de polichinelle ». De fait, s’il est éventé en province, ce « secret » très relatif ne semble guère intéresser la presse nationale, à l’exemple du Figaro, qui remarque le 20 mars 1892 :
« Un divorce qui intéresse le monde politique a été prononcé il y a une quinzaine de jours à Paris.
C’est le divorce de Mme Clémenceau en faveur et à la requête de M. Clémenceau, député, directeur de La Justice.
Nous n’aurions pas mentionné ce fait d’ordre privé, que nous connaissions dès le premier jour, si plusieurs de nos confrères des départements ne l’avaient signalé au public. »
Si l’organe parisien entend montrer qu’il n’est pas moins bien informé que ses concurrents de province, il est significatif qu’il juge peu utile de développer un « fait d’ordre privé ». Pressions politiques souterraines et dédain pour l’intime se conjuguent pour reléguer l’épisode à la page des faits divers, sous la forme de brefs entrefilets.
Par la suite, ce divorce a été ponctuellement exploité par les très nombreux ennemis de Clemenceau, par exemple dans un portrait à charge de La Lanterne en date du 2 octobre 1921, qui souligne :
« Ayant dissipé l’argent [de la dot] et constaté gaiement qu’il n’avait rien à envier à Sganarelle, le Tigre fit remettre Mary Plummer à la gendarmerie avec mission de l’embarquer pour New York. »
Mais il s’agit plus, ici, de dénoncer la cruauté et la cupidité supposées de Clemenceau, que de déplorer son machisme. À la mort du « Tigre », le 24 novembre 1929, l’épisode du divorce semble n’être plus qu’un micro-détail dans une vie extrêmement dense en péripéties, comme en témoigne la nécrologie de L’Ouest-Éclair, qui, après être revenu sur les romantiques circonstances du mariage, conclut de manière lapidaire :
« On sait que par la suite, un divorce dénoua ses liens matrimoniaux. »
Clemenceau fit le choix de ne pas se remarier, ce qui faisait de lui un divorcé célibataire, situation assez peu banale pour cette génération d’hommes politiques, mais qui ne l’empêcha pas de faire de nouvelles conquêtes féminines, largement tolérées dans le cadre de ce que l’on appelait alors des « mœurs bien parisiennes ». Certains traits de sa vie privée furent certes exploités par la presse, à l’occasion, notamment, du scandale de Panama, qui débuta quelques mois après son divorce et l’éclaboussa partiellement : Le Petit Journal du 19 août 1893 le caricature en affairiste jonglant sur la scène de l’Opéra face à un quadrille de ballerines, allusion à sa liaison avec l’actrice et artiste lyrique Rose Caron.
La même année, le journal nationaliste La Cocarde soulignait fielleusement :
« Comment peut-on expliquer qu’à l’occasion d’une fête en l’honneur de la Russie, l’agent anglais Clemenceau, qui n’est même plus député français, se trouve être titulaire de deux fauteuils d’orchestre ? »
Hormis ces flèches empoisonnées, les biographes de Clemenceau soulignent que, dans la masse impressionnante des pamphlets hostiles au « tombeur de ministères », presque aucun n’évoque une quelconque « débauche ». Le don-juanisme qu’on a pu lui prêter et l’extrême goujaterie de son divorce n'ont, de fait, nullement entravé sa carrière.
Le sort ultérieur de Mary Clemenceau, redevenue Plummer, semble avoir aussi peu intéressé la presse. On sait, par de rares sources, qu’elle se retrouva, dans son pays natal, presque sans ressources et dut, pour vivre, donner des conférences sur le scandale de Panama, en se présentant comme « l’ex-femme de M. Clemenceau ». Un article du Chicago Tribune en date du 6 mars 1919 laisse même entendre qu’après son divorce, elle aurait été donnée pour morte !
En fait, elle revint à Paris, sans doute après la Première Guerre mondiale, où elle semble avoir été guide touristique et échotière pour des magazines américains. Elle meurt dans la capitale française, le 13 septembre 1922, entourée d’une voisine et d’un concierge, sans ses enfants. Elle fut enterrée au cimetière de Bagneux, mais faute de renouvellement de la concession, sa tombe a disparu. À cette occasion, Clemenceau aurait écrit à son frère :
« Ton ex-belle-sœur a fini de souffrir. Aucun de ses enfants n'était là. Un rideau à tirer. »
Aujourd’hui, un politicien qui traiterait sa femme de cette manière verrait, très certainement, le récit de l’épisode largement ébruité par la presse, et sa carrière, potentiellement compromise. Ne risquant plus la prison, ni même l’opprobre social, pour adultère, l’épouse pourrait refuser le divorce, ou exiger, en retour, une généreuse prestation compensatoire, et, bien sûr, la garde de ses enfants. Le peu d’échos du divorce de Clemenceau, et son asymétrie compète en faveur de l’homme, nous parle d’une époque à la fois sexiste et grivoise, qui, tout en se réclamant de la morale publique et des « bonnes mœurs », ne les appliquait qu’à géométrie variable.
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Pour en savoir plus :
BRODZIAL Sylvie et TOMEÏ Samuel (dir.), Dictionnaire Clemenceau, Paris, Robert Laffont, 2017
DUROSELLE Jean-Baptiste, Clemenceau, Paris, Fayard, 1988