Les lois de l'imitation de Gabriel Tarde : le crime et la presse
Dans son ouvrage Les Lois de l'imitation (1890), Gabriel Tarde faisait du principe d'imitation le cœur de la vie sociale. Une idée qui fut souvent reprise par la presse pour analyser les faits divers, comme nous l'explique Jean Demerliac.
Juge d’instruction à Sarlat, Gabriel Tarde (1843-1904) a abordé la sociologie à partir de sa pratique pénale et criminologique. Ses efforts pour fonder une psychologie sociale en France se sont heurtés à Émile Durkheim pour qui la psychologie ne pouvait expliquer les faits sociaux ; Tarde est surtout connu pour son ouvrage, Les Lois de l’imitation, publié en 1890 dans lequel il a voulu démontrer le « caractère socialisant de la répétition imitative » et replacer la psychologie individuelle au cœur du fait social.
Selon Tarde, les faits sociaux ont pour origine un nombre limité de gestes, d’idées, de croyances et d’opinions, généralement introduits par des élites, qui se propagent et se recombinent dans la société par contagion ou par « ondes », de haut en bas et de proche en proche, assimilant progressivement des groupes, des publics et des partis. « La société, écrit Tarde, c’est l’imitation ; et l’imitation, c’est une espèce de somnambulisme ».
Si l’individu a une part inaliénable de désirs et de croyances, il agit dans la société « comme un hypnotisé » en reproduisant les gestes et la parole de son voisin, en produisant sur ce dernier le même désir d’imitation. Aucun fait social, aucune mode, aucune coutume, aucune technique, aucune langue, aucune religions (etc.) qui ne soit un effet de cette contagion psychologique. Même la pensée la plus réfractaire n’y échappe pas :
"Les hommes se contre-imitent beaucoup, surtout quand ils n’ont ni la modestie d’imiter purement et simplement, ni la force d’inventer ; et, en se contre-imitant, c’est-à-dire en faisant, en disant tout l’opposé de ce qu’ils voient faire ou dire, aussi bien qu’en faisant ou disant précisément ce qu’on fait ou ce qu’on dit autour d’eux, ils vont s’assimilant de plus en plus."
Chacun de ces emprunts occasionne une hésitation, une « petite bataille interne qui se reproduit à des millions d’exemplaires », dans laquelle Tarde voit « l’opposition infinitésimale et infiniment féconde de l’histoire ».
La contagion criminelle
Les lois de l’imitation de Tarde ont été de l'or pour les journalistes car elles expliquaient tout ou presque, l’absence de révolution chez les Espagnols (pour ne pas faire comme les Portugais), l’émigration bretonne, la disparition du provençal, la revendication du droit de vote et des cheveux courts pour les femmes (uniquement pour imiter l’homme), les réveils « révivalistes », l’« entractophobie » (la peur des entractes longues), la mastication du chewing-gum chez les poilus et même d’insolites épidémies de miaulements et de morsures chez les nonnes.
En hiver 1911, quatre ou cinq millionnaires se logent une balle dans la tête à quelques semaines d’intervalle. Un chroniqueur du Journal s’interroge :
"Serait-ce une épidémie qui commence ? Le suicide serait-il très à la mode cet hiver ? Et allons-nous vérifier une fois de plus cette terrible loi de l’imitation qui, d’après Gabriel Tarde, régit tous les phénomènes sociaux ?"
Terrible loi, en effet, qui n’explique pas seulement le suicide de quelques millionnaires ou de « quinze ou vingt imbéciles » se jetant du haut de l’Arc de Triomphe, mais également le crime, car comme l’énonce Tarde dans sa Philosophie pénale (1890), « on se tue ou on ne se tue pas par imitation ». Une distinction y est introduite entre les crimes commis par « imitations-coutumes », c’est-à-dire limités à une aire locale, comme le sfregio (mutilation du visage des femmes pratiquée par les amants napolitains pour obtenir le mariage), et les crimes commis par « imitations-modes », ainsi de la vogue récente du « vitriol amoureux » ou du meurtre avec révolver, introduits à Paris par des maîtresses pour se venger de leurs amants.
Si « chaque variété de meurtre ou de vol que le génie du mal imagine, naît ou s’implante à Paris, à Marseille, à Lyon, etc., avant de se répandre en France », l’essor nouveau du journalisme accélère et bouleverse ce mouvement qui voit l’imitation criminelle bourgeonner simultanément un peu partout. C’est ainsi qu’un chroniqueur du Petit Parisien mène l’enquête sur un « bacille du crime » dont l’existence lui aurait été révélée par une série de lacérations de tableaux et une série de meurtres d’archevêques commis « sans animosité ».
Le même cite le cas d’une « mégère qui avec l’aide de son mari et de son beau-frère avait brûlé vivante sa mère dans la cheminée de sa ferme. Cela semble presque incroyable de sauvagerie. Eh bien, huit cours d’assises, successivement, eurent à juger...
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