Extrait du journal

J'ai vu pleurer un homme. Cet homme était à bout ; pas à la limite d’un quelconque sentiment, mais à bout de tout. La vie lui échappait alors qu’il en est plein. Devant lui, le gouffre du néant. La solidarité pouvait seule détourner ce destin. C’est ainsi que j’ai pu mesurer l’abîme au fond duquel s'écroulait toute une vie humaine. Né au delà des Alpes, mon frère m'a conté son histoire. Elle est semblable à la mienne, semblable à la vôtre, vous qui me Comme nous, il a pensé. Comme nous, il a porté jugement sur les faits de notre ère. Comme tout le monde, il s’est cru autorisé à pouvoir s’exprimer librement. Sa soit de liberté était d'autant plus gran de qu’elle venait d'être aggravée, pendant quatre années, par la formule de la guerre « pour le* droit et la liberté ». Mon frère s’est, paraît-il, trompé. Le code mussolinien ne va pas jusque-là. La raison d’Etat ne supporte pas de compro mis entre le code et la liberté. Mon frère a fui pour conserver celle-ci. Il savait la terre de France plus douce, plus hospitalière. Mon frère s'est trompé. Le voilà traqué par la raison d’Etat, .pa raît-il, n’ayant commis d’autre crime, de puis des années qu’il est en France, que celui d’avoir peut-être conservé sa foi. Quelle que soit celle-ci, je n’en veux rien connaître. Un fait demeure, mon frère a respecté les lois de l’hospitalité. Quand bien même sa philosophie ne serait pas conforme à celle des puissants du jour, peut-on, par là, justifier le crime de lèsehumanité qui consiste à lui enlever le droit de penser ? II faut nettoyer, parait-il. et frapper à tort et à travers, semble, pour d’aucuns, une soumission aux lois du pays. Nettoyer, soit ! Mais à condition de ne pas purger no tre avoir moral de tout ce qui l’honore. Prenons garde de ne pas laisser com mettre des abus irréparables au nom de la propreté ! Cela nous conduirait sur un chemin au bout duquel la liberté n’existe M. Salembier....