Extrait du journal

J'ai vu jouer jadis à Petrograd, qui s'appelait alors Saint-Pétersbourg, plusieurs œuvres du grand écrivain Anton Tchékhov, l'un des maîtres du théâtre russe contemporain, mort il y a une quinzaine d'années; mais je me rends compte aujourd'hui que, n'entendant point la langue russe, je me faisais une idée bien imparfaite d'un art'd'analyse, dont toute la beauté tient en de multiples et minutieuses touches, délicates ou profondes, et toujours gravées au burin. Il convient de faire honneur à M. Georges Pitoëff de présenter au public français une pièce qui, avec la Mouette et les Trois Sœurs, forme une trinité célèbre dans l'oeuvre de Tchékhov. Mais on ne raconte pas les pièces de cet écrivain. Les péripéties en sont absentes; l'action, au sens théâtral qu'a pris communément ce mot, y est inexistante ; le drame est constamment intérieur, et le génie singulier de Tchekhov est précisément de le faire jaillir de scènes de la vie tout unie et toute simple et de caractères sans relief apparent, tout pareils, diriez-vous, au vôtre ou au mien. C'est comme un viol des âmes, un arrachement des êtres à eux-mêmes, la mise à nu du mystère où réside la réalité profonde de la personne humaine ; et o'est encore la projection dramatique des sentiments et des tares, conscients ou non, qui, en donnant à chaque être sa personnalité, en fait en même temps l'adversaire de tous ceux au milieu desquels il vit....