Extrait du journal

J'allais, jadis, à la fête de Neuilly, pour y faire provision de tristesse. Je n'ai pas retrouvé, cette année, sous les perroquets de feu qui palpitent des ailes le long de l'avenue, une sensation aussi délicatement mélancolique. Ai-je veilli à ce point? Non, c'est surtout la fête qui a évolué. Elle. est devenue propre et gaie. Les muçiquâ" ne jouent pas encore du Debussy, mais leur fracas s'est atténué au point d'acquérir une sorte de distinction. L'on ne voit plus guère ces bonisseurs lamentables qui présentaient des houris grelottantes ou des pitres affligeants. S'il y a des fauves, ils se taisent et ne séduisent plus les oreilles du promeneur sensible par 4a plainte émouvante des rois prisonniers. Et ces promeneurs eux-mêmes ne se signalent plus par leur brutalité. Ils couchent avec une certaine douceur le beau-père et la belle-mère, la mariée et les garçons d'honneur du jeu de massacre. On voit des couples surtout : l'artilleur qui presse tendrement contre lui la petite ouvrière en cheveux ; le monsieur en smoking qui presse non moins tendrement l'élégante en manteau d'hermine et dont le grand chapeau cache le visage. On mange fraternellement des beignets qui ont fort bonne mine, les gaufres pleins d'une savoureuse crème chantilly et la pâte de guimauve à laqueUe le progrès a donné les couleurs mêmes des ballets russes. Tout c.ela: les costumes, les baraques, leurs décorations, les boutiques de gaufres, les tirs avec leurs pipes alignées et leurs œufs dansants sur le mince jet d'eau, les loteries surchargées de faïences, la confiserie, les orgues, les vaches cabrées qui portent leurs écuyères sur des cornes d'or, est battant neuf, astiqué, verni de frais, éblouissant....