Extrait du journal
L'air est noir, le ciel est noir, et on se bouscule au milieu d'un tas,d'un tohu-bohu d'équipages , de fiacres, de tramways, d'omnibus, de chariots portant des pierres de taille; et tout cela se culbute, se choque, s'éventre, comme pour faire une barricade gigantesque, plus haute que la tour de Babel. Traverser à cinq heures la rue de Rivoli, devant les Magasins du Louvre,est à coup sûr une entreprise plus périlleuse qu'une exploration dans l'Afrique centrale, au milieu des tribus anthropophages. Là le voyageur le plus hardi, l'aventurier le plus téméraire ne sait jamais s'il ne sera pas dans une minute réduit en charpie, ou aplati comme une feuille de papier. Supposez cependant qu'à force d'audace, d'intrépidité, de prudence agile, d'insolent bonheur, il arrive à se diriger larmi ces cataclysmes et ces avalanches,qu'y verra-t-il pour se distraire et rtjouir ses yeux? Des hommes las, fourbue, affairés, ivres d'ennui ot d'horreur, qui tous cherchent cent mille francs, ou cent sous, ou dix sous, ou un million, pour faire face dans cinq minutes à une échéance immédiate, et qui ne les trouveront pas ; car pour les trouver, il faudrait qu'ils se les prissent, ou se les empruntassent ou se les volassent les uns aux autres, ce qui est impossible, puisqu'ils les cherchent tous ! Dans cette foule en démence il y a aussi des femmes, toutes vetues de soie, de velours, de satin, de peluche, de surah, de robes magnifiques, parées comme des reines, toutes coiffées des mêmes tignasses et des mêmes perruques, peintes des mêmes couleurs, ayant sur leurs visages la même croûte de blanc et de rose, et pauvres comme Job, et espérant toutes ramasser dans les pas d'un cheval effaré les cent mille écus qu'elles doivent au couturier, au cordonnier et à la lingère ! De cette cohue d'êtres et ", de véhicules s'élève un murmure, un sanglot, un mugi-ssement de tonnerre, dominés par la voix des marchands de canards à un sou, qui crient des événements fabuleux et terribles ; mais personne ne les écoute, personne de s'arrête, parce qu'on sait qu'il n'arrive jamais d'événements , et personne ne donne le sou, parce que personne na l'a. Non, tous ces damnés de la ville se débattent et se ruent à travers la boue etlesvoitures,dans l'étouffement,dans l'universel écrasement, cherchant, ceuxci de l'argent pour acheter de l'amour, celles-là de l'amour pour acheter de l'argent, et, comme Ixion, étreignantune nuée, qui n'a pas même le mérite d'être propre, et d'où tombe une pluie boueuse qui fait des taches noires comme de l'encre!...
À propos
Fondé le 19 novembre 1879 par Auguste Dumont, Gil Blas détonnait parmi les publications du Paris fin-de-siècle. Sa ligne éditoriale grivoise, littéraire et ouvertement mondaine charmait ses lecteurs, souvent citadins.
En savoir plus Données de classification - aurélie
- gil blas
- daphnis
- de cathelineau
- deloche
- frédéric
- boutarel
- emile zola
- cabin
- bunsen
- paris
- clara
- italie
- hooker
- hoffmann
- berlin
- gaillon
- beine
- montpellier
- agra
- faire part
- la république