Extrait du journal

Soir de Grand Prix Le soleil, avant de plonger dans les feuillages, lorgne de ses derniers rayons lés dîneurs assis sur la terrasse qui do miné la Seine, au bord de l'île. Je régarde les gens qui sont là. C'est un fait que, depuis la guerre, on distingue beaucoup moins aisément, au restaurant, au théâtre, la classe et la condition sociale des per sonnes qu'on -y rencontre. Auparavant, chacun portait honnêtement son étiquette. On reste bien plus embarrassé, devant ce nouveau public, où les gens n'avouent rien, sinon qu'ils ont de l'argent. Il s'y trouve du reste beaucoup d'étrangers. Deux Parisiennes, près de nous, d'ailleurs lestes et jolies, ont des compagnons aux quels leur pétulance ne se transmet pas, et qu'il suffit d'entendre parler notre lan gue pour savoir qu'ils ne sont pas de notre pays. Un jeune homme, à une autre table, est assis entre une vieille dame et une > jeune. Mais celles-ci ont un air si diffé rent que j'ai peine à croire qu'elles,puis sent appartenir à la même famille et" à la même tribu. La vieille dame, établie dans son fauteuil d'Osier, cause et dîne gaiement; sa robe est chargée de falbalas et de festons inutiles. La jeune, longue, lisse, presque muette, avec des yeux qui; semblent peints sur son visage, casse de temps en temps son bras nu, pour tapoter ses cheveux courts ou se regarde et se vérifie dans son petit miroir, sans mani fester par le moindre signe si elle est con tente ou non de cet inventaire. Ce qu'il y a dans tout cela de plus amical et de plqs français, c'est un vieux clocher ca duc, qui paraît, sur l'autre bord, entre les branches. Soudain, l'on's'aperçoit que tout est devenu bien plus beau. Le soleil a disparu; les arbres sont graves et calmes comme d'énormes rochers, et, au bord d'un vaste peuplier de Virginie qui n'est plus qu'une masse obscure, deux petites feuilles bat tantes ont l'air de parler fiévreusement à une étoile qui perce près d'elles, Que font les dînéurs pour s'associer à .ce moment? Ils dansent,- ou plutôt ils bougent, sur un parquet disposé à cet effet, puis ils viennent se rasseoir. Mais on n'a pas'" le sentiment qu'ils fassent partie de cette nature, ni qu'ils aient en eux de quoi regarder cet immense lac dé ciel limpide, au bord duquel les choses rêvent. ABELBONNARD....